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CHAPITRE 3 – À LA RECHERCHE DE SOLUTIONS

3.1 LES PERCEPTIONS DE LA GRANDE DÉPRESSION AU SAGUENAY—LAC-

LAC-SAINT-JEAN

Il n’est pas aisé de connaître la façon dont les individus ont perçu la crise économique

des années 1930 au Saguenay—Lac-Saint-Jean. Peu de témoignages nous sont parvenus des Saguenéens et des Jeannois. Néanmoins, dans son article « Les mots de la misère », Martin Ringuette fait ressortir, à travers quelques lettres envoyées par des citoyens de Chicoutimi au Conseil de ville entre 1930 et 1940, leurs perceptions de la crise187. Essentiellement, ce que recense Ringuette relève de la description des conditions difficiles et du dénuement dans lequel vivent les chômeurs de Chicoutimi. Revenus insuffisants, conditions d’hygiène et de santé déficientes, manque de nourriture et de vêtements,

logements trop petits, surpeuplés, insalubres et difficiles à chauffer, imminence de l’expulsion de leurs logements, ces conditions sont le lot des gens de Chicoutimi et,

possiblement, de ceux des autres communautés de la région. Faisant toujours appel aux archives de la ville de Chicoutimi, Ringuette relève le rapport du médecin municipal de Chicoutimi qui, en 1932, révèle le danger associé aux dépotoirs municipaux de la ville où plusieurs enfants fouillent à la recherche de nourriture188. Il fait aussi ressortir les comportements de jalousie entre les chômeurs qui scrutent la moindre trace d’iniquité des autorités chargées de distribuer l’aide financière et les pratiques de délation. Les étrangers

qui viennent des localités environnantes pour profiter des distributions locales ou

187 Martin RINGUETTE, 1978, « Les mots de la misère », Saguenayensia, vol. 20, no 5, p.129-133. 188 Ibid., p. 132.

101 l’employeur qui pourrait engager une femme plutôt qu’un père ayant charge de famille sont

dénoncés sans gêne.

Dans la même optique, nous pouvons nous reporter à l’ouvrage Ménagères au temps

de la crise de Denyse Baillargeon qui dresse un portrait des femmes des quartiers populaires de Montréal189. Si le milieu décrit est bien différent, le vécu des individus est facilement comparable. Pour ce faire, 30 entrevues ont été réalisées et font ressortir les angoisses profondes et quotidiennes de celles qui sont les premières concernées par les conditions de vie des familles. C’est sur les mères que repose, au quotidien, la lourde tâche

de voir à assurer des conditions de vie minimales aux siens. Il ressort de cette étude que la misère des années 1930 s’inscrit dans une réalité récurrente pour les classes populaires. Si

les difficultés vécues par les populations de la décennie 1930 sont grandes, il n’en demeure pas moins qu’elles ne diffèrent guère des conditions précaires dans lesquelles vivent déjà

les classes laborieuses, au cours des décennies précédentes. Le chômage, temporaire ou saisonnier, est une réalité avec laquelle composent déjà bon nombre de travailleurs. Or au lieu d’un récit qui suinte la misère, on découvre surtout, chez Baillargeon, des femmes qui

vivent un quotidien difficile tantôt avec une certaine résignation, tantôt avec résilience, mais surtout avec la nécessité de déployer ce qu’elles peuvent de débrouillardise pour assurer un minimum à la famille. C’est en tout cas le seul souvenir dont elles veulent

témoigner pour dire que la honte subsiste toujours.

102 Depuis le XIXe siècle, le portrait est essentiellement le même au Saguenay—Lac- Saint-Jean, notamment chez ceux vivant de tâches complémentaires, de journalier ou de main-d’œuvre des chantiers forestiers. Le rythme des saisons scande la disponibilité du travail et de nombreuses familles doivent vivre souvent avec les hauts et les bas du marché de l’emploi. C’est aussi le portrait qui ressort de l’étude de Terry Copp pour le Montréal

de la prospérité entre 1897 et 1929190. Ce qui diffère dans la situation des années 1930, c’est le manque permanent de travail. Par ailleurs, en dehors de son caractère concret, il est

possible de déceler, de façon explicite ou implicite, que la crise a été vécue aussi par une bonne part de la population comme un traumatisme agissant sur l’amour-propre et l’estime

de soi des individus. En accord avec les valeurs véhiculées à cette époque, le chômage, la pauvreté et l’incapacité de faire vivre sa famille sont perçus comme une honte ou comme

une faute dont il convient de ne pas faire étalage. La crise, que ce soit dans une optique collective ou individuelle, représente un échec traumatisant. Baillargeon relève d’ailleurs cette honte chez les ouvriers et les membres de leurs familles qui doivent aller quémander l’aide des autorités publiques, notamment du secours direct, qui procèdent souvent à des

enquêtes perçues comme humiliantes191.

Ce constat d’échec et d’insuffisance individuelle est aussi traité par Morris Dickstein

dans son étude sur la culture de la Grande Dépression aux États-Unis. La crise, dans un contexte où domine l’individualisme, c’est l’échec du rêve américain de façon globale;

surtout elle contribue aussi à paralyser les individus habitués de croire en la valeur de l’effort individuel. En ce sens, elle stigmatise le manque de sens moral et l’incapacité

190 Terry COPP, 1978, op. cit., 213 p. 191 Ibid., p. 198-205.

103 d’atteindre la réussite pour des centaines de milliers d’individus. Pour plusieurs, la crise correspond, d’abord et avant tout à un échec individuel aux États-Unis192.

De ce point de vue-là, il est intéressant de constater que le discours de l’idéologie libérale dominante mais aussi de l’élite clérico-conservatrice n’hésite pas à pointer du doigt les insuffisances morales des classes laborieuses québécoises pour expliquer, en partie, la crise et ses conséquences. Ses faiblesses pour le luxe futile, le peu de compétence à l’épargne, mais aussi sa propension à succomber à la facilité de se faire vivre par la société

ressortent couramment dans la presse nationale et locale. Le discours clérical régional est particulièrement éloquent et culpabilisant à cet égard dans les pages du Progrès du Saguenay sous la plume de l’abbé André Laliberté (1892-1951) (écrivant sous le pseudonyme de Philippe). Il y assume le rôle de rédacteur de 1925 à 1931 puis la direction de 1931 à 1943. À partir de 1931, il est le principal éditorialiste du journal. La présence du contenu clérical passe aussi par les prônes du chanoine Arthur Gaudreault (1874-1952), curé de Saint-Alphonse de Bagotville dont le contenu est publié dans le journal régulièrement, mais aussi par l’éditorialiste Eugène L’Heureux (1893-1975) qui se fait le

porteur des idées conservatrices clérico-nationalistes de 1918 à 1931 dans les pages du journal chicoutimien. Il quitte cette année-là pour assumer les mêmes fonctions au journal l’Action catholique à Québec. Du côté du Lac-Saint-Jean, dans Le Colon, les mêmes propos sont utilisés mais plus rarement. Rappelons qu’à Chicoutimi, les effets de la crise se font sentir dès le milieu des années 1920 et qu’à l’été 1929, Eugène L’Heureux écrit :

La crise qui traverse notre région présentement a d’autres causes sans doute, mais elle ne serait pas aussi lourde ni aussi longue, si nous nous étions servis du crédit de façon plus judicieuse.

104 Que de choses – automobiles, pianos, gramophones, radios, instruments non strictement nécessaires, etc. – le régime de vente à tempérament nous fait acheter en nombre et en qualité disproportionnés à nos moyens ! C’est tentant et si facile d’acheter, quand on ne paye pas immédiatement!

La crise actuelle, malgré les petites misères qu’elle nous impose, devrait être considérée comme une bénédiction si elle nous habituait à vivre selon nos moyens 193 […]

De même, pour le chanoine Gaudreault, l’intempérance, la consommation et le luxe sont les causes profondes de la crise qu’il voit comme une punition divine visant à ramener

la population dans le droit chemin. En ce sens, elle est bénéfique pour la population : Nous devons profiter, mes frères, de cette crise économique comme d’une épreuve envoyée par Dieu pour nous attirer davantage vers Lui et nous inviter à de sérieuses réflexions en vue de l’amendement de notre vie.

Au lieu de nous laisser aller à l’abattement, aux plaintes exagérées, aux murmures et à des procédés inavouables, indignes d’un véritable chrétien, recourons, au contraire, à la prière, faisons de dignes fruits de pénitence et des sacrifices afin d’apaiser la colère divine irritée contre nous. Formons de fermes résolutions pour l’avenir.

Nous sommes punis à cause de nos péchés, de nos désordres et de nos extravagances.

Dieu est mécontent de nous parce que nous abusons de ses dons pour l’offenser et mépriser sa loi.

L’abondance des biens matériels […] n’a été employée qu’à développer notre goût du plaisir, du luxe et de l’intempérance.

[…]

La jeunesse surtout, cet espoir de demain, élevée dans l’abondance était devenue prodigue; elle ne connaissait plus de freins, secouant tout joug et toute contrainte, et grandissait avec une soif toujours plus vive de jouissance et de dévergondage194.

Ailleurs, c’est à la vie moderne et à la liberté de la presse qu’il s’attaque. Tout ce qui s’écarte de la tradition canadienne-française est mauvais et l’œuvre du Mal :

Pour l’exécution de cette œuvre satanique, l’on a dressé et l’on a fait fonctionner journellement des engins puissants : la presse jaune et à sensation, le théâtre et le cinéma, les mercenaires de la plume et de la parole : tous, obéissant à une cupidité sordide et à des chefs sans cœur et sans pudeur, ne cessent, en flattant ses passions et ses convoitises, de pousser l’homme à secouer le joug de la religion195.

193 Eugène L’HEUREUX, « Impressions diverses », Progrès du Saguenay, 13 juillet 1929, p. 3.

194 Arthut GAUDREAULT ptre, « La crise économique- ses leçons-ses remèdes », Progrès du Saguenay, 14 janvier

1931, p. 6.

195 Arthut GAUDREAULT ptre, « Il faudra revenir aux vertus de Justice et de charité », Progrès du Saguenay, 26 janvier

105 Dans le même ordre d’idées, la dénonciation des valeurs sociales modernes jugées responsables des maux de la crise prend son sens dans la place accrue qu’occupent les femmes sur le marché du travail. Bien qu’elles soient peu nombreuses, le phénomène du

chômage est moins présent chez elles, comme il a été démontré au chapitre précédent196. Néanmoins, Eugène l’Heureux estime qu’elles sont un danger pour l’équilibre économique et moral de la région, et que leurs emplois seraient en partie responsables du chômage qui sévit alors :

L’envahissement du domaine économique par les femmes, qui ont délaissé pour cela le domaine familial, est un mal, bien que très peu de personnes aient l’air de s’en rendre compte. C’est un mal familial, c’est un mal moral, c’est un mal social, c’est un mal économique. […]

Il est indéniable que la plupart des postes occupés par les femmes dans les usines et dans les bureaux sont autant de positions que les hommes pourraient occuper en gagnant honorablement leur vie, si on n’avait pas chambardé le régime du travail de manière à remplacer les hommes par les femmes partout où le capitalisme y trouvait son profit immédiat197.

Dans ce contexte psychosocial propice à la culpabilisation des individus, cette crise est aussi l’échec d’un système économique dans lequel la société saguenéenne, à l’instar du reste du Québec ou du monde occidental, s’est précipitée tantôt avec confiance tantôt

avec une certaine fatalité. Dès les premiers épisodes de la crise dans la région, les dysfonctionnements du système économique et social sont pointés du doigt à grand renfort de considérations idéologiques. Cet aspect de l’analyse des responsabilités de la crise sera

abordé dans la troisième partie de ce chapitre où seront décrites les solutions durables envisagées pour réformer la société. Mais avant, attardons-nous sur les réponses qu’on a pu trouver pour faire face concrètement au problème dans l’immédiat.

196 Voir chapitre précédent page 77.

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