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CHAPITRE 1 – CADRE THÉORIQUE

1.2 DÉFINITION DES CONCEPTS ET REVUE HISTORIOGRAPHIQUE

1.2.3 LA COLONISATION

Le concept de colonisation est celui qui occupera tout le dernier chapitre de cette recherche. Le mouvement de colonisation des années 1930 est la dernière véritable poussée pionnière que connaît le Québec. Ce mouvement s’inscrit tout d’abord dans une politique

gouvernementale visant à réduire la pression sur les agglomérations urbaines qui subissent davantage le fléau du chômage industriel. Cependant, cette solution contre la crise est aussi l’expression d’une conception idéologique propre au mouvement de restauration sociale qui se développe au sein de l’idéologie clérico-nationaliste. L’occupation du sol, la pratique

agricole et le développement du monde rural demeurent au cœur du projet véhiculé par l’idéologie de la survivance depuis le milieu du XIXe siècle. Elle s’exprime à travers une conception du territoire à occuper pour les Québécois francophones66 et prend la forme idéalisée d’un mythe d’expansion vers le nord comprenant, selon Christian Morissonneau,

les dimensions de terre promise, de mission providentielle et de régénération67. Ces dimensions sous-tendent un mouvement géopolitique nationaliste et religieux qui propose la construction d’une utopie sociale originale en marge des normes dominantes du

64 James STRUTHERS, 1983, No fault of their own. Unemployment and the Canadian welfare state, 1914-1941, Toronto, University of Toronto Press, 268 p.

65 Dennis GUEST, 1995, Histoire de la sécurité sociale au Canada, Montréal, Boréal Compact, p. 121-147.

66 Gérard BOUCHARD, op. cit., p. 114-116.

67 Christian MORISSONNEAU, 1978, La terre promise : Le mythe du Nord québécois, Montréal, Hurtubise HMH, p.

36 libéralisme anglo-canadien68. C’est l’utopie salvatrice que Gérard Bouchard met en lumière dans son interprétation de la construction sociale d’une société idéalisée au tournant du

XXe siècle dans la région du Saguenay69.

Cette définition porte en elle un germe idéologique profond et ne reçoit pas l’assentiment de Normand Séguin qui y voit un détournement du sens précis de la

colonisation. Pour lui, la colonisation au Québec se résume au fait « de se porter acquéreur d’une terre publique selon les conditions déterminées et résolutoires d’établissement. L’octroi par l’État des titres de propriété signifie que toutes les exigences d’établissement

ont été convenablement exécutées.70 » Selon lui, les deux véritables pôles de l’histoire de la colonisation au Québec sont le colon et l’État71.

Une autre dimension importante abordée dans l’évolution de l’historiographie

québécoise sur la colonisation est la question de la dynamique du développement. Un débat s’articule autour de deux concepts : celui de système agroforestier développé par Normand

Séguin et celui de co-intégration élaboré par Gérard Bouchard72. Le premier suggère, à travers l’exemple de la colonisation du Lac-Saint-Jean, que le développement de l’agriculture se fait en nécessaire relation avec l’industrie forestière et que ce lien se fait

aux dépens des activités agraires. Il se développe un lien de dépendance du colon envers

68 Ibid.

69 Gérard BOUCHARD, 1989, « Une Nouvelle-France entre le Saguenay et la Baie James : un essai de recommencement

national au dix-neuvième siècle », CHR, vol. LXX, no 4, p. 473-495.

70 Normand SÉGUIN, 1980, « L’histoire de l’agriculture et de la colonisation au Québec depuis 1850 » dans Normand

SÉGUIN, 1980, Agriculture et colonisation au Québec. Aspects historiques, Montréal, Boréal Express, p.26.

71 Ibid., page 27.

72 Normand SÉGUIN, 1977, La conquête du sol au 19e siècle, Sillery, Boréal Express, 295 p.; Gérard BOUCHARD, 1996, Quelques arpents d’Amérique. Population, économie, famille au Saguenay 1838-1971, Montréal, Boréal, 635 p.

37 l’activité forestière génératrice de numéraires au détriment d’une agriculture trop souvent maintenue dans des dimensions d’autosubsistance73. De son côté, Bouchard reprend cette apparente dépendance de l’agriculture saguenéenne envers l’industrie forestière, mais il y

voit plutôt la condition essentielle au financement du premier décollage de l’économie agraire à la fin du XIXe siècle. Le processus s’insère donc dans une relation d’interdépendance entre l’économie capitaliste et l’économie traditionnelle profitant aux deux parties sans que l’une n’adhère aux valeurs de l’autre. Bouchard ouvre d’ailleurs

cette théorie de la co-intégration à toutes les activités génératrices de revenus auxquelles peuvent s’adonner les cellules familiales vouées à l’exploitation d’une entreprise

agricole74.

Gérard Bouchard propose aussi l’idée que la marche du peuplement et l’évolution de l’agriculture au Saguenay ne se sont pas réalisées de façon linéaire selon l’évolution de la technologie, mais qu’elles ont procédé par à coup, quand se succèdent régressions

technologiques et évolutions. Il place l’ouverture de terres neuves dans une période où, généralement, le peuplement se fait dans un état de dénuement matériel, donc de régression technologique, en comparaison aux espaces agraires plus anciens où les terres, une fois mises en valeur, génèrent des revenus permettant une évolution technologique. En ce sens, l’évolution des terroirs agricoles nécessite l’application du modèle de co-intégration pour

permettre un éventuel décollage et une croissance de la production75.

73 Normand Séguin, ibid., p. 29-70.

74 Gérard Bouchard, 1996, op. cit, p. 100-153. 75 Ibid., p. 58-81.

38 Le modèle de Bouchard demeure pertinent pour analyser la colonisation tardive des années 1930 dans la mesure où ce dernier soubresaut pionnier s’effectue dans des terroirs moins propices aux activités agricoles. C’est ce que Bouchard nomme les paroisses

agroforestières où l’insuffisance du potentiel agricole est compensée par un surinvestissement des colons dans les activités forestières, conduisant à l’abandon des fermes et à l’intégration professionnelle dans le domaine de l’industrie forestière76. Sur la question de la qualité du sol et du potentiel agricole dans les paroisses de colonisation des années de crise, les ouvrages de Raoul Blanchard, de Pierre Biays et de Pierre-Yves Pépin sont particulièrement éclairants, bien qu’ils datent quelques peu77.

Si la colonisation et la conquête du Nord ont pour principale motivation, outre les dimensions idéologiques déjà mentionnées, d’empêcher la population québécoise d’émigrer vers les États-Unis entre 1840 et 1930, le mouvement pionnier des années de

crise est d’un autre ordre. La saignée démographique vers le sud est chose du passé car les frontières américaines sont fermées à l’immigration en raison du chômage qui y fait rage. L’analyse des particularités de la colonisation dans le contexte du « retour à la terre » sera donc réalisée. Pour ce faire, il importe de comparer l’expérience colonisatrice dans les

principales régions du Québec où le retour à la terre a été appliqué. La série « Histoire des

76 Ibid., p. 105-107, 416-432.

77 Raoul BLANCHARD, 1935, L’Est du Canada français «Province de Québec», Tome deuxième, Paris-Montréal,

Librairie Masson & Cie-Librairie Beauchemin Ltée, p. 9-55, 112-138.; Pierre BIAYS, 1964, Les marges de l'œkoumène dans l'est du Canada : (partie orientale du Bouclier canadien et île de Terre-Neuve), Québec, Presses de l’Université

Laval, p. 211-301; Pierre-Yves PÉPIN, 1969, Le royaume du Saguenay en 1968, Ottawa, Direction générale du développement rural, p. 279-292.

39 régions du Québec » sera mise à profit. Les ouvrages portant sur la Gaspésie78, le Bas- Saint-Laurent79 et l’Abitibi-Témiscamingue80 nous permettent de comparer le cas du Saguenay—Lac-Saint-Jean avec ces régions et, dans le cas de l’Abitibi, de l’intégrer à notre histoire régionale dans la mesure où elle devient la région exutoire des aspirants colons saguenéens à compter de 1935. L’expérience abitibienne représente le dernier grand mouvement pionnier au Québec et s’inscrit dans une nouvelle stratégie de colonisation, celle du peuplement planifié par l’État. Cet aspect de l’histoire de la colonisation au Québec

occupe les historiens Benoît Beaudry Gourd et Maurice Asselin81.