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CHAPITRE 3 – À LA RECHERCHE DE SOLUTIONS

3.2 SOLUTIONS D’URGENCES, SOLUTIONS PERMANENTES

3.2.1 LES RÉSEAUX DE SOLIDARITÉ SOCIALE

3.2.1.1 DÉBROUILLARDISE ET SOLIDARITÉ INFORMELLE

INFORMELLE

La Grande Dépression des années 1930 est une période de traumatisme parce qu’elle ne laisse personne indemne sur le plan social. Évidemment les cultivateurs propriétaires sont moins touchés, nombre d’hommes conservent leurs emplois et, en raison

de la baisse des prix à la consommation, voient augmenter leur pouvoir d’achat, et ce, malgré des baisses salariales. Néanmoins, la crise est aussi un état d’esprit qui gagne toute

la société, telle une psychose qui inquiète et angoisse tout le monde. La crise ne semble pas vouloir se terminer, la situation peut toujours empirer, chaque emploi est incertain,

108 chaque condition semble précaire, tout projet semble incertain et doit être remis à plus tard. La confiance dans l’avenir fait place à la précarité et à l’incertitude du lendemain. Même si le discours de l’élite stigmatise l’apparente insouciance des populations, il n’en demeure pas moins que la crise contribue à répandre un esprit d’économie, de conservation, de

récupération et de prudence au sein de la population. La peur du lendemain est ancrée dans les esprits. Qui, s’il ne connaît pas la misère lui-même, ne connaît-il pas des membres de sa famille dans le besoin, ou n’est pas sollicité pour aider ou soutenir des proches fragilisés

par la crise ? En premier lieu l’assurance de la survie des individus est affaire privée. Elle s’inscrit dans la responsabilité sinon individuelle du moins dans la sphère traditionnelle de

la famille.

Dans la conception de l’époque, un homme doit pouvoir faire vivre sa famille par la force de sa volonté et par le travail. Être dans l’incapacité de le faire relève de l’échec et de l’insuffisance de fibre morale de l’individu. Les aléas du marché et les conjonctures

économiques défavorables ne sauraient expliquer la situation. Le chômeur doit non seulement composer avec les forces psychologiques de l’autodénigrement personnel, mais aussi avec le jugement de la société en général. Dans ce contexte, accepter l’aumône et la charité publique relève de l’humiliation199. Il est donc logique que la nécessité de s’en sortir repose d’abord et avant tout sur le couple et la famille nucléaire. Dans un premier temps, c’est au coeur de ce noyau que se dessine le milieu de vie. Dans cet esprit, la perception de

la famille est importante à définir. Chez Andrée Fortin et Tamara K. Hareven200, la

199 Blair NEATBY, 1975, op. cit., p. 27-31.

200 Andrée FORTIN, 1987, « La famille ouvrière d'autrefois », RS, vol. 28, n°2-3, p. 273-294., [En ligne],

109 révolution industrielle, loin d’avoir aboli le modèle de solidarité familial rural traditionnel, l’a renforcé. La famille est toujours considérée comme une unité de production autonome.

Le modèle social de primauté patriarcale domine, c’est à l’homme qu’incombe la tâche de rapporter des revenus. Pourtant, la nécessité de combler l’insuffisance des ressources, et

ce, bien avant la crise des années 1930, implique la participation des autres membres de la famille : soit le travail des femmes et des enfants.

En période de chômage, de réduction du temps de travail ou de baisse salariale, le chef de famille tente par tous les moyens de compléter les revenus par diverses « jobines » faisant appel à ses talents et aptitudes. Mécanique, travaux d’entretien, comptabilité, artisanat, vente de différents produits, chasse, pêche et même quelques trafics illicites permettent de tenir le coup. Pour la femme du foyer, le travail à l’extérieur est plus rare

quoique présent. Les récriminations contre le travail des femmes en font foi, car une femme mariée qui travaille est mal vue socialement. Elle témoigne de l’incapacité du mari à faire vivre sa famille, ce qui est perçu comme une humiliation. Par ailleurs, nombre d’entre elles

sont retenues au foyer par l’obligation de s’occuper d’enfants en bas âge. Cependant, au sein du foyer, elle peut participer par de nombreuses tâches plutôt informelles : travaux d’aiguille et d’artisanat, entretien domestique dans d’autres maisons, lavage à domicile, fabrication d’aliments, restauration, domesticité et une foule de petits commerces et d’expédients rémunérateurs. C’est peut-être à ce niveau que le travail des femmes non mariées est le plus prégnant. Dans un contexte d’instabilité financière, il peut être tentant

thèmes de l’histoire de la famille aux États-Unis », RHAF, vol. 39, no 2, automne 1985, p. 185-209. [En ligne] http ://www.erudit.org/fr/revues/haf/1985-v39-n2-haf2339/304349ar/ (page consultée le 19 juillet 2019).

110 pour un employeur de privilégier les femmes, à qui ils remettent un salaire plus modeste qu’à des hommes. Pour ce qui est des enfants en âge de participer à la recherche de revenus,

ils sont aussi mis à contribution de diverses façons, notamment par le travail à salaire.

Chez Denyse Baillargeon201, il est intéressant de noter qu’à travers les entrevues menées avec des Montréalaises qui ont vécu la crise, peu d’entre elles soulignent avoir vécu la crise des années 1930 d’une façon particulièrement difficile. Elles affirment que

crise ou pas, la vie était difficile et que les familles issues des classes laborieuses devaient déployer des efforts constants pour réussir à joindre les deux bouts, par la gestion serrée du budget familial, tâche qui incombe généralement aux mères de famille, la production domestique intensive qui suppose de n’acheter que ce qui est nécessaire et qui ne peut être

produit par la famille et la récupération de tout ce qui peut encore servir. En ce sens, sur le plan de la confection des vêtements, elles essaient de faire du neuf avec du vieux, surtout pour l’habillement des enfants.

De ce point de vue, il est intéressant de souligner la présence de lopins de terre cultivés, dans les villes de la région, dans les cours des maisons privées ou sur des terrains prêtés par les villes ou des particuliers. Leur entretien pourvoit, au moins partiellement, à l’approvisionnement en légumes frais. Ces « jardins ouvriers » sont soutenus et coordonnés

par les Syndicats catholiques et l’Association coopérative ouvrière. Sous leur forme organisée et planifiée, ils voient le jour au printemps 1933. Une tournée de conférences est organisée par les autorités civiles et les principaux partenaires pour promouvoir cette

111 habitude. L’agronome Avila Charbonneau rencontre les populations urbaines de Chicoutimi, d’Arvida, de Port-Alfred, de Jonquière et de Kénogami en les initiant aux rudiments de l’égouttement, de l’utilisation des engrais ou des semis, de transplantation et

de la lutte contre les insectes. Rapidement, l’initiative donne des résultats. À Arvida, au mois de mai, la rédaction du Progrès du Saguenay se réjouit de voir dans les rues les familles en train de bêcher la terre sur leurs terrains respectifs202. Selon le journal local, l’habitude se répand rapidement : deux ans plus tard, chômeurs et travailleurs participent à cette œuvre saluée par l’hebdomadaire. À Chicoutimi, en août 1935, 850 de ces jardins

sont offerts sur des terrains en périphérie de l’espace urbain fournis par la ville, par la Compagnie Price Brothers, par la Quebec Pulp and Paper Co ou par des propriétaires particuliers comme J.-É.-A. Dubuc. Ils sont organisés par les syndicats catholiques et l’Association coopérative ouvrière203. En consultant la correspondance qu’entretiennent les membres du Comité des jardins ouvriers des Syndicats catholiques et nationaux avec le Ministère de l’Agriculture au sujet de l’octroi de semences et d’engrais chimiques, il apparaît que ces potagers ont existé tout au long de la crise, au moins jusqu’à l’été 1939204.

De même, plusieurs chômeurs profitent de quelques facilités pour couper eux- mêmes le bois nécessaire au chauffage de leur habitation. En collaboration avec des cultivateurs des environs désireux d’avancer le défrichement de leur terre, les chômeurs sont fortement encouragés par les municipalités à ce type d’activité. À Jonquière et

Chicoutimi, des demandes sont adressées au gouvernement provincial pour laisser les

202 « La culture des jardins potagers dans nos villes », Progrès du Saguenay, 26 mai 1933, p.3. 203 « La visite des jardins ouvriers », Progrès du Saguenay, 15 août 1935, p. 3.

204 Correspondance avec le Ministère de l’Agriculture du Québec, 1935-1939, Archives des Syndicats locaux, Fonds P-

112 chômeurs effectuer des coupes forestières sur les terres publiques205. De leur côté, les syndicats catholiques organisent, en décembre 1932, un comité qui coordonne des équipes de jeunes chômeurs qui effectuent de la coupe de bois pour le chauffage des familles démunies206. Par ailleurs, l’Association coopérative ouvrière, rivale des syndicats catholiques, présente, en décembre 1934, une demande à la ville de Chicoutimi pour qu’ils

accordent aux chômeurs travaillant sur les chantiers de la ville deux semaines de congé pour qu’ils puissent procéder à la coupe de leur bois de chauffage207.

Si les ressources de la famille nucléaire ne suffisent pas, la parenté est sollicitée. Sur cet aspect aussi, la persistance des formes de la solidarité traditionnelle entre en action même dans les milieux urbains, et ce, au-delà de la révolution industrielle. L’exode rural, la faiblesse des revenus dans les ménages ouvriers rendent nécessaire une immigration urbaine où la proximité des membres des familles dans un même quartier et dans un même environnement facilite l’entraide entre les individus apparentés. Les structures rurales de

la solidarité familiale se transposent dans les milieux urbains208. Selon les observations dans les études portant sur la ville de Montréal209, cette aide excède même la ville pour s’étendre aux paroisses rurales d’où proviennent plusieurs familles des quartiers ouvriers d’immigration récente. Nous pouvons affirmer qu’il n’y a pas de raison pour que cela

205 Procès-verbaux du Conseil central des syndicats nationaux de Chicoutimi, 1er décembre 1931, doc. 430, Coll. SHS,

BAnQ-S; « Les chômeurs coupent leur bois », Progrès du Saguenay, 25 août 1932, p.1; « Au conseil », Progrès du

Saguenay, 8 mars 1934, p. 3.

206 Procès-verbaux du Conseil central des syndicats nationaux de Chicoutimi, 8 et 20 décembre 1932, doc. 430, Coll.

SHS, BAnQ-S.

207 « Au conseil », Progrès du Saguenay, 20 décembre 1934, p. 12.

208 Andrée FORTIN, 1987, op. cit., p. 273-294; Tamara K. HAREVEN, 1985, op. cit.,p. 185-209.

209 Denyse BAILLARGEON, 1991, op. cit., p. 213-222; Marc-Adélard TREMBLAY, 1977, « La crise économique des

années trente et la qualité de la vie chez les Montréalais d’ascendance française », dans Académie des Sciences morales et politiques de Montréal, Travaux et communications vol. III- Progrès technique et qualité de vie, Montréal, Bellarmin, p. 149-165.

113 diffère dans les villes du Saguenay—Lac-Saint-Jean, surtout si les distances entre les villes et les communautés rurales sont souvent moindres. Malheureusement, il n’y a guère de

sources régionales pouvant nous informer sur le sujet.

Nonobstant ces recherches, la teneur de l’aide apportée par la famille est difficile à quantifier puisqu’elle relève de l’informel. Les sources consultées l’estiment essentielle eu égard aux structures sociales qui dominent à l’époque et en raison des valeurs qui ont alors

cours. Encore une fois, les enquêtes réalisées par Denyse Baillargeon sont les plus éclairantes sur le sujet210. Les femmes consultées mentionnent l’aide apportée par les membres de leurs familles demeurés dans les paroisses rurales. Elle revêt plusieurs formes : vêtements, aliments provenant de la ferme familiale, visites visant à soutenir les membres de la famille en ville notamment en assurant le gardiennage des enfants ou les relevailles lors des accouchements, l’assistance pour des tâches de production particulière.

Essentiellement l’aide familiale provient des membres qui sont les plus proches, dans le même quartier, sur la même rue, voire dans le même immeuble. Dans ces cas, l’entraide est plus soutenue et peut aller jusqu’à la cohabitation pour économiser sur le logement,

dans le cas des famille incapables d’assumer les coûts du logement. De ce point de vue-là, il convient de mentionner l’importance de la pratique répandue d’accueillir un pensionnaire dans le logement pour favoriser le partage des coûts de l’habitation et pour augmenter les revenus familiaux en général. Cette façon de faire n’est pas exclusive à la période de la

crise et se pratique depuis longtemps dans les villes et quartiers ouvriers. Cette pratique est amplement traitée par José E. Igartua pour le cas de la ville d’Arvida211. Plus rarement sont

210 Denyse BAILLARGEON, 1991, ibid., p. 213-222; 211 José E. IGARTUA, 1996, op. cit., p. 117-138.

114 consentis des prêts et des dons d’argent en raison de la rareté généralisée du numéraire,

mais aussi en raison de la réticence et de la gêne à solliciter des membres de la famille.