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CHAPITRE 1 – CADRE THÉORIQUE

1.2 DÉFINITION DES CONCEPTS ET REVUE HISTORIOGRAPHIQUE

1.2.2 LES IDÉOLOGIES POLITIQUES ET L’ACTION GOUVERNEMENTALE

La crise économique des années 1930 a comme conséquence d’avoir redéfini le cadre

politique dans lequel évoluent les États. Un peu partout dans le monde, la plus ou moins grande efficacité des remèdes économiques proposés convainc à chercher des solutions sur le plan politique. Dans cette analyse des mouvements politiques qui se développent au cours de la crise, nous concentrerons nos réflexions sur l’exemple canadien, et plus particulièrement québécois, en gardant de vue la dimension internationale de l’évolution

idéologique.

La réponse politique à la crise économique varie dans le temps et dans l’espace. Au

sein des États industrialisés, le libéralisme domine la pensée politique. Ainsi, de façon générale, les pouvoirs publics, au Canada comme ailleurs, ne sont guère interventionnistes

27 tout au long de la décennie 1930. Au Québec, la notion de libéralisme pose problème : existe-t-il d’autres idéologies que le clérico-nationalisme omniprésent dans le discours de l’élite francophone nationale? Selon Fernande Roy38, cette analyse domine l’historiographie québécoise. En effet, pour Fernand Dumont39, c’est cette idéologie qui domine tout le paysage québécois sans partage depuis l’échec des Rébellions de 1837-

1838. À peine une petite place est-elle réservée aux tenants du libéralisme qu’il décrit comme des survivants du libéralisme de la première moitié du XIXe siècle. Gérard Bouchard, quant à lui, identifie cette idéologie conservatrice au « paradigme de la survivance » qui s’impose jusque dans les années 1940. Il se définit idéologiquement en marge d’une pensée libérale propre à la grande bourgeoisie canadienne dont elle se fait aussi la servante mais aussi en retrait d’une idéologie des classes populaires plus ouvertes

politiquement aux influences continentales40. Inversement, Roy fait la démonstration qu’il n’y a pas unanimité autour de la question de l’homogénéité idéologique du Québec au

tournant du XXe siècle. Elle cite François-Albert Angers qui propose l’existence d’un discours plus industrialiste qu’agriculturiste chez les hommes d’affaires et les politiciens

du tournant du XXe siècle. Elle met en évidence le discours de William F. Ryan qui affirme le soutien d’une certaine partie du clergé catholique au développement industriel du

Québec41. Selon elle, l’existence d’un discours libéral cohérent est bel et bien réelle dans la pensée québécoise au cours du premier tiers du XXe siècle. Au-delà de la bourgeoisie d’affaire anglophone, le message industrialiste, progressiste et individualiste trouve écho

38 Fernande ROY, 1988, Progrès, harmonie, liberté. Le libéralisme des milieux d’affaires francophones à Montréal au

tournant du siècle, Montréal, Boréal, p. 12-16.

39 Fernand DUMONT, 1965, « La représentation idéologique des classes au Canada français », RS, vol. 6, no 1, p. 9-22. 40 Gérard BOUCHARD, 2001, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, Montréal, Boréal, p. 99-110. 41 Fernande ROY, 1988, op. cit., p. 29-30.

28 chez les francophones, notamment à travers les pages de ses principaux journaux42. Dans leur vaste synthèse sur l’histoire contemporaine du Québec, pour la période de 1897 à 1929, Paul-André Linteau, René Durocher et Jean-Claude Robert ne craignent pas de parler du triomphe du libéralisme sur un clérico-nationalisme relégué à la résistance 43.

Au cours des années 1930, cette idéologie libérale est durement contestée. Linteau, Durocher, Robert et Ricard la qualifient pour la décennie des années 1930 comme allant de soi et assez mal défini dans la mesure où sa pensée est associée au fonctionnement régulier de l’économie et de l’État44. On le considère alors comme étant responsable de la crise, qui elle-même représente l’échec et l’obsolescence du libéralisme. L’alternative internationale socialiste semble aller de soi. La gauche socialiste s’est présentée depuis déjà longtemps comme la solution historique à une déchéance annoncée du libéralisme. Chez l’historien britannique Eric J. Hobsbawm, cette affirmation ne tient pas la route. Les mouvements syndicaux connaissent partout des baisses d’effectifs. Les conditions de vie difficiles n’incitent pas les ouvriers à se montrer exigeants. Sur le plan mondial, la gauche révolutionnaire se crispe. En URSS, dont le modèle étonne par l’apparente absence de crise,

on construit le socialisme dans un seul pays et on n’a cure du socialisme international qui s’entredéchire dans des querelles internes au profit d’une extrême droite montante45. Pour les États-Unis, nous retenons l’explication de Morris Dickstein qui décrit lui aussi des mouvements syndicaux fortement démobilisés. Malgré cela, il dépeint une gauche dont le

42 Ibid., p. 31-41.

43 Paul-André LINTEAU, René DUROCHER et Jean-Claude ROBERT, 1989, Histoire du Québec contemporain. De la

Confédération à la crise (1867-1929), Montréal, Boréal Compact, p. 695-710.

44LINTEAU, DUROCHER, ROBERT ET RICARD, 1989, op. cit., p. 107-110. 45 Eric J. HOBSBAWM, 2003, op. cit., p. 147.

29 discours et la présence dans la culture se font fortement sentir tout au long de la décennie. Néanmoins, cette gauche est traditionnellement marginalisée par une idéologie dominante où l’individualisme et l’esprit d’initiative sont fortement implantés dans la pensée et donc dans la construction d’un mythe national d’inspiration libérale. Essentiellement, la crise est

vécue aux États-Unis comme un puissant traumatisme qui, sans véritablement remettre en question la pensée dominante, cause un choc plongeant le pays dans une profonde apathie. En définitive, le réformisme de la gauche est récupéré par le New Deal de Roosevelt à partir de 193346.

Au Canada, la gauche socialiste et réformiste n’est pas moins marginale qu’aux

États-Unis. Néanmoins, Michel Pelletier et Yves Vaillancourt affirment que la crise est à l’origine d’une importante poussée révolutionnaire au Canada et ils n’hésitent pas à parler de mobilisation de masse. Cette contestation est orchestrée par l’action d’un Parti

communiste canadien (PCC) qui propose une alternative au libéralisme, à un nouveau parti, le Cooperative Commonwealth Federation (CCF), dans l’Ouest, dont l’objectif est de réformer la société canadienne et à des mouvements syndicaux réclamant des réformes sociales. Ces mouvements de gauche sont surtout actifs dans le Canada anglais et trouvent assez peu d’adhérents au Québec, outre quelques militants concentrés principalement à

Montréal. Ces mouvements sont en mesure, au cours des années 1930, de constituer un véritable front de résistance au capitalisme canadien et d’influencer les décisions du gouvernement fédéral désireux de préserver l’ordre public et d’éviter la Révolution47. Chez

46 Morris DICKSTEIN, 2009, op. cit., p. 215-227.

30 Craig Brown, nous obtenons une lecture semblable qui insiste sur l’état de confrontation et les tensions existant entre les militants communistes et les forces de l’ordre48. Au Québec, la montée d’idéologies égalitaires socialistes et communistes caractérise aussi les années 1930. Cependant, et c’est ce que fait ressortir Andrée Lévesque49, le mouvement se concentre principalement à Montréal, où les militants communistes sont présents dans certains syndicats radicaux, dans des mouvements ouvriers comme la Ligue pour l’Unité ouvrière (LUO) et dans les mouvements de lutte ouvrière contre le chômage. L’implantation de groupes militants dans le reste du Québec est plus difficile, à commencer

par la ville de Québec. La répression policière est dure et les manifestations ouvrières sont réprimées dans la plupart des villes du Québec où elles surviennent. Le nombre de communistes en règle, jusqu’en 1936, ne dépasse guère 500 personnes au Québec. De plus,

on estime à guère plus d’une centaine le nombre de militants qui parlent français50, ce qui fait de la gauche révolutionnaire québécoise un phénomène presque exclusivement montréalo-anglophone, avec comme figure de proue le docteur Norman Bethune51.

Au CCF, il est clair que l’orientation idéologique est résolument anticapitaliste. Par contre, les actions qu’il privilégie sont beaucoup moins radicales et peuvent donc paraître,

à première vue, moins suspectes dans un Québec plus conservateur. Néanmoins, le CCF, né dans l’ouest du Canada, s’inspire de mouvements de pensée (réformisme social

48 Craig BROWN et Paul-André LINTEAU (édition française), sous la direction de, 1990, Histoire générale du Canada,

Montréal, Boréal Compact, p. 538-541.

49 Andrée LÉVESQUE,1984, Virage à gauche interdit. Les communistes, les socialistes et leurs ennemis au Québec

1929-1939, Montréal, Boréal Express, p.52-69.

50 Évaluation provenant de Marcel Fournier, Communisme et anticommunisme au Québec au Québec (1920-1950) cité

dans Robert Comeau et Bernard Dionne, 1989, Le droit de se taire. Histoire des communistes au Québec, de la Première

Guerre mondiale à la Révolution tranquille, Outremont, VLB éditeur, p.495.

31 britannique de la Fabian Society, marxisme réformiste et idées sociales chrétiennes protestantes) qui trouvent peu d’écho au Québec. Par ailleurs, le CCF est mal à l’aise avec

la question nationale au Québec, qui s’avère incontournable ainsi que l’importance que prend l’Église catholique fortement opposée à toute forme de socialisme. D’autre part, Lévesque souligne le caractère centralisateur et l’opposition au bilinguisme du CCF pour

expliquer son ouverture timide au Québec 52. À la fin de la décennie, le constat est évident : comme pour les communistes, le socialisme du CCF ne se développe au Québec que chez les anglophones et encore demeure-t-il marginal53. Le peu de vigueur de la gauche au Québec est directement lié à l’omniprésence de l’idéologie cléricale catholique qui s’oppose avec ténacité à toute idéologie prônant le remplacement des institutions traditionnelles par l’État, qui plus est à travers une idéologie vantant l’athéisme et l’exclusion du religieux de la sphère publique54.

Préoccupé à trouver une alternative au libéralisme défaillant, le Québec se replie sur l’idéologie dominante dans la bourgeoisie et chez les membres de l’élite intellectuelle

franco-québécoise, c’est-à-dire vers une forme de clérico-nationalisme réformée selon les besoins de l’époque et centrée sur la doctrine sociale de l’Église catholique. C’est par ce

prisme idéologique que les catholiques de la première moitié du XXe siècle peuvent concevoir et organiser le développement social. Ainsi, si l’Église reconnaît avoir quelques sympathies envers les objectifs sociaux du CCF, il n’en demeure pas moins qu’elle met sévèrement en garde ses ouailles contre les dangers d’y adhérer en raison de son caractère

52 Ibid., p. 70-83. 53 Ibid., p. 88-89.

32 non confessionnel. L’historien et théologien Gilles Routhier soutient que l’Église catholique, à travers ses institutions, comme l’École sociale populaire, élabore un

programme corporatiste et une pensée sociale concurrente aux mouvements sociaux de gauche en reprenant sensiblement les mêmes arguments et les mêmes propositions que ses adversaires en les habillant d’une respectabilité cléricale55.

Les critiques de l’idéologie clérico-nationaliste contre la droite sont portées essentiellement contre le capitalisme qu’on accuse de rompre avec la vision organique de la société privilégiée par l’Église catholique. Cette conception sociale privilégie une collaboration entre le capital et le travail en vue de bénéficier à l’ensemble de la société.

Cette vision permet de maintenir l’ordre établi, de favoriser la croissance économique tout en assurant aux travailleurs des conditions de vie décentes. C’est la vision catholique de la

société adoptée depuis la fin du XIXe siècle par le pape Léon XIII dans son encyclique Rerum Novarum (1891) et complétée par l’encyclique Quadragesimo Anno (1931) du pape Pie XI. Cette vision supportant la notion de propriété privée et acceptant l’existence

« naturelle » des inégalités sociales est ébranlée lorsque des abus sont causés par un dérèglement moral inspiré par la convoitise et la cupidité56. L’élite nationaliste y voit l’occasion de mettre sur pied un véritable projet de société fondé sur une application

moderne des valeurs traditionnelles catholiques et nationales. Le projet corporatiste québécois est présenté comme un véritable programme de salut public dans la tourmente sociale des années 1930. Il se veut la synthèse entre progrès et tradition, entre liberté et

55 Gilles ROUTHIER, 1981, « l’ordre du monde. Capitalisme et communisme dans la doctrine sociale de l’École sociale

populaire 1930-1936 », RS, vol. 22, no 1, p. 29-34.

33 autorité. Il s’oppose aux fléaux de la modernité, de l’individualisme et du libéralisme qui, selon eux, sont à l’origine morale de la crise. Le projet s’appuie fortement sur la doctrine sociale de l’Église catholique qui désire offrir une troisième voie de développement entre capitalisme et communisme. Pour l’auteur Jean-Philippe Warren, le corporatisme

québécois se distingue par la promotion de quatre concepts : la coopération, le bien commun, la planification et la subsidiarité57.

Enfin pour compléter ce tableau de l’effervescence politique au Québec à cette

époque, nous ne pouvons passer sous silence le développement de mouvements politiques aux tendances d’extrême droite. Pelletier et Vaillancourt font ressortir les liens de

proximité qui existent entre ces tendances extrêmes et la droite conservatrice québécoise en insistant sur la dimension antisémite du discours nationaliste, mais aussi sur son discours farouchement anticommuniste récupéré par le régime de Maurice Duplessis58. Par ailleurs, la consultation des biographies d’Adrien Arcand et de Robert Rumilly de Jean-François

Nadeau59 lève le voile sur les militants d’extrême droite au Québec et sur les marges de la politique québécoise. Dans le même ordre d’idées, la lecture de Si loin, si proche de

57 Jean-Philippe WARREN, 2004, « Le corporatisme canadien-français comme « système total ». Quatre concepts pour

comprendre la popularité d’une doctrine », RS, vol 45, no 2, p. 218-238.

58 PELLETIER et VAILLANCOURT, 1975, op. cit. p. 125-129, 161-165.

59 Jean François NADEAU, 2010 Adrien Arcand, Führer canadien, Montréal, Lux, 404 p.; Jean-François NADEAU,

34 Caroline Désy60 nous permet d’aborder le sujet de la guerre d’Espagne qui contribue à polariser la pensée et le discours politique au Québec dans cette décennie perturbée.

Pour ce qui est de l’action gouvernementale, nous retenons, à la lecture de l’historiographie consultée, qu’elle est fondamentalement dictée par les impératifs

idéologiques des partis au pouvoir. À Ottawa comme à Québec, des gouvernements soutenant l’idéologie libérale se succèdent, que ce soit dans sa mouture orthodoxe (partis

libéraux de William Lyon Mackenzie-King (1874-1950) à Ottawa et Louis-Alexandre Taschereau (1867-1952) à Québec) ou sous une forme plus conservatrice (Richard Bedford Bennett (1870-1947) à Ottawa et Maurice Le Noblet Duplessis (1890-1959) à Québec). Comme le soutiennent la majorité des auteurs, les gouvernements en place, d’abord non interventionnistes par principe, agissent et adoptent des réformes dont l’objectif principal est de protéger l’ordre établi et de se poser en réformistes crédibles face à des options politiques plus radicales. C’est ce que soutiennent Pelletier et Vaillancourt61 . C’est aussi ce qu’on retrouve en substance dans les ouvrages tant de Blair Neatby62 que de John Heird Thompson et Allan Seager63 qui abordent la crise à travers le prisme de l’évolution politique nationale. L’action gouvernementale des années de récession se distingue cependant par un début de prise de conscience de la nécessité pour l’État d’intervenir dans

la sphère économique. Il doit agir afin de maintenir une certaine vitalité économique en

60 Caroline DÉSY, 2003, « Si loin, si proche » La guerre civile espagnole et le Québec des années trente, Québec,

PUL/CELAT, 177 p.

61 PELLETIER et VAILLANCOURT, 1975, op. cit., p. 175-368.

62 Blair NEATBY, 1975, La grande dépression des années 1930. La décennie des naufragés, Montréal, Les Éditions La

Presse Ltée, 202 p.

63 John Heird THOMPSON et Allen SEAGER, 1985, Canada 1922-1939. Decades of Discord, Toronto, McClelland and

35 conformité avec les conceptions keynésiennes de l’économie et dans l’optique d’offrir à la population un filet de sécurité sociale. C’est ce que démontrent James Struthers64 et Dennis Guest65 dans leurs ouvrages sur l’établissement des politiques sociales canadiennes.