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LES MODIFICATIONS DU COMPORTEMENT

ACCOMPAGNEMENT DE FIN DE VIE ET SIDA

ISABELLE MILLIOUD

III. LES MODIFICATIONS DU COMPORTEMENT

Lors de ce cheminement de fin de vie, on observe des modifications du comportement du patient. Il perd ses habitudes, souvent il va directement à l'essentiel ou il se replie sur lui-même. C’est quelqu'un qui peut rester complètement muet, fermé pendant quelques temps, parfois plusieurs jours, ou alors c'est quelqu'un qui devient hyperactif. Nous devons respecter ces attitudes, parce que c'est la manière de chacun de s'exprimer par rapport à cette annonce terrible d'une fin prochaine. Ces modifications trouvent leur explication dans cette mauvaise nouvelle. On remarque souvent des modifications brusques des centres d'intérêt : subitement, un malade se découvre une passion pour collectionner les pièces de monnaie ou pour s'intéresser aux trains. Ces centres d'intérêt qui se modifient font peut-être diversion.

Des changements affectifs se produisent aussi : il y a parfois de grands investissements sur quelqu'un ou au contraire un retrait affectif, une sorte de repli sur soi-même : la personne se retire dans sa chambre, ne veut plus voir personne, se déconnecte en quelque sorte des autres. Il y a des changements relationnels avec l'entourage, c'est une période où le patient va peut-être régler des conflits anciens et ce n'est pas rare du tout; on a alors l'impression que les relations qui étaient bloquées dans une famille depuis très longtemps, tout à coup, deux ou trois jours avant le décès, trouvent une issue soudaine et heureuse : les choses se disent, des conflits se règlent, ce qui paraissait impossible (se parler, se pardonner…) devient soudain possible. Il y a un désir accru de renforcer des liens d'affection, il y a des relations "privilégiées" qui se mettent en place. Ce ne sont pas des relations à jalouser au sein d'une famille, c'est simplement l'évidence que l'issue à venir rendra ensuite les choses impossibles, donc il faut se dépêcher de pouvoir parler et montrer son attachement; cela ne prétérite personne, mais met en évidence les besoins affectifs des malades et l'impatience qu'ils manifestent à pouvoir le démontrer.

Il y a aussi souvent, une redistribution des rôles sociaux et des rôles familiaux, ce qui est fondamental pour la personne qui va partir : savoir que la suite s'organise, qu'il peut compter sur les siens, qu'il peut se décharger un petit peu, qu'il peut encore, de son vivant, redistribuer les tâches. Si c'est un chef de famille, il aura envie d'entendre qu'on va s'occuper de son épouse. Si ce sont des parents qui partent, ils veulent être rassurés sur la manière dont on va prendre en charge les enfants. On assiste donc à une redistribution des rôles sociaux.

Il y a une recherche aussi, une recherche ultime je dirais, des plaisirs de la vie. Parfois c'est simplement une petite jouissance intellectuelle, comme l'exemple précédent de souhaiter aller se promener sous les arbres et puis finalement on dessine ces arbres; ou une jouissance matérielle, s'offrir quelque chose ou un

dernier bon repas, qui souvent se résume à une bouchée mais quand même, c'est avoir envie de manger encore. Ca me rappelle un patient qui récemment m’a murmuré "j'aimerais remanger ce que maman me faisait quand j'étais petit". Ce n'était pas un plat compliqué, c'était une toute petite chose, mais tellement importante "ce que me faisait maman". Il n'en a mangé que quelques miettes, mais il a pu assouvir ce plaisir ultime. C'est aussi parfois l'achat d'habits neufs, même si on sait pertinemment qu'on ne les mettra pas.

Il y a aussi toute une phase d'inquiétude : comment va se passer ma mort ? Inquiétude par rapport à ce qu'on laisse derrière soi. Puis vient la quête par rapport à l'au-delà; discussion sur le sens de la vie et de la mort; quête du sens… Cette phase de fin de vie comporte toute une série d'aspects psychologiques et relationnels. Dans cette période de fin de vie on parle de souffrance globale qui est physique, psychologique, sociale et spirituelle. C'est de tout cela que l’on doit tenir compte quand on s'occupe de ces personnes. Pas uniquement, c'est ma conviction, en matière de soins palliatifs, mais pour chaque personne malade. Lors d’une simple appendicite, le malade hospitalisé a aussi une souffrance globale parce qu'il n'est plus à la maison, plus à son travail, ses enfants sont seuls ou avec une mère gardienne. Pour nous autres, soignants, nous devons tenir compte de cette notion de souffrance globale

Par rapport aux aspects psychologiques, il y a une souffrance en relation avec l'image de soi. Le malade en fin de vie a un rapport différent avec son corps, pour soi-même mais aussi par rapport à autrui. On voit des mutilations corporelles, des amputations de membres qui ne sont pas faciles à vivre. Il y a aussi parfois des plaies qui ne sont pas belles à voir, qui peuvent même être nauséabondes, je ne cache pas le mot et c'est extrêmement difficile pour l'image de soi, c'est difficile à vivre pour les proches, pour la famille.

Le patient en fin de vie voit aussi ses rapports sociaux changer. Il souffre de la perte de son statut social, c'est lourd et ça provoque souvent du ressentiment. Le malade qui était monsieur ou madame tel et tel dans son entreprise, n'est plus personne, couché dans son lit : il a perdu son identité et devient un malade dépendant des autres, sans responsabilités, sans avis à donner, sans importance. Il perd la grande partie de ses contacts sociaux et cet aspect est très difficile à supporter, pour l'image de soi. Il n’y a pas que le malade qui change, les autres changent par rapport au malade. Beaucoup des connaissances disparaissent parce qu’elles ont peur de la maladie, peur de cette période de fin de vie. Il y a aussi, parfois, d'autres personnes qui apparaissent et de véritables amitiés peuvent se nouer pendant ces fins de vie. Ce qui est certain, c'est que le patient vit de grands changements relationnels.

Nous notons aussi l'apparition de phénomènes régressifs ou fusionnels qui peuvent créer des décalages et parfois une grande solitude du patient, parce que ce

type de manifestations effraie l’entourage. Quand on a un chef de famille qui est complètement régressif dans son lit, la famille pendant quelque temps est désemparée. Elle ne sait absolument pas comment approcher ce papa qui était le chef sur qui on pouvait compter, qui protégeait, et qui est devenu amorphe, dont on ne peut plus rien attendre. Comment l'aider ?

Sur le plan du rapport avec le temps, on aperçoit une soif de vivre même si ça peut paraître paradoxal mais une soif de vivre ou un grand désarroi. Au niveau de la signification de tout cela, il y a un grand questionnement sur le sens de la situation, sur le sens de la souffrance.