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SURVOL D'UN SIECLE

II. LES IDEES FONDAMENTALES

Le régime juridique du travail dépend, naturellement, des conceptions politiques en cours; il s'adapte à leur progression. Nous retiendrons ici

Durant les cent dernières années, le droit collectif a fait l'objet de nombreuses études, que nous renonçons à survoler. Mentionnons seulement la plus récente, qui présente un pano-rama de problèmes actuels: Thomas GEISER, «Probleme des Gesamtarbeitsvertragsrecht in der Schweiz», ArbeilsrechfIDroit du tlâvaif 3/2004, p, 137,

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trois facteurs, en simplifiant crûment: le corporatisme, le libéralisme et le socialisme.

On sait que sur le continent, avant la Révolution française, les métiers étaient organisés sous fonne de corporations, lesquelles regroupaient obliga-toirement les employeurs et les ouvriers de chaque branche. Par délégation du pouvoir politique. les corporations aménageaient impérativement les relations de travail, qui étaient identiques dans toute la branche. Se trouvaient ainsi réglés (et gelés), sous cet angle, les rapports de concurrence entre employeurs et entre travaiIJeurs.

La Révolution française voulut balayer ce régime. Les corporations furent fonnellement abolies. Les groupements d'employeurs et de travailleurs furent interdits. L'ordre juridique ne reconnaissait aucun corps intennédiaire entre J'individu et l'Etat; par conséquent, il ne connaissait aucun instrument inter-médiaire entre le contrat individuel de travail et la loi. Ainsi s'exprimait le député Le Chapelier: «Les citoyens d'un même état ou profession, les entre-preneurs ( ... ), les ouvriers ( ... ) ne pourront ( ... ) fonner des règlements sur leurs prétendus intérêts conununs»2. La concurrence devint libre entre employeurs, et entre travailleurs, agissant individuellement. C'est le libéra-lisme.

Enfin, concentrant dans les fabriques des masses d'ouvriers misérables, la révolution industrielle donna vigueur au socialisme, qui visait un but, la nationalisation des biens de production (abolition de la propriété privée), en s'appuyant sur un moyen, la lutte - violente - des classes. Dans l'ordre futur, l'Etat serait le seul employeur. La concurrence entre employeurs ayant disparu, il fixerait unilatéralement des conditions de travail confonnes aux besoins. Le contrat individuel de travail perdrait toute raison d'être.

Depuis le quatrième quart du XIX':: siècle, ces trois conceptions n'ont cessé de s'affronter, tout en évoluant.

Aujourd'hui, le libéralisme reconnaît aux travailleurs le droit de coalition, qui leur penne! de fonner des syndicats et de défendre leurs intérêts, notam-ment au moyen de la grève. Ainsi, le libéralisme admet non seulement la constitution de corps intennédiaires entre l'individu et l'Etat (syndicats et organisations patronales), mais aussi la création de normes collectives ne découlant ni de la libre volonté individuelle, ni de la décision du législateur.

Sous l'influence, en particulier, de la doctrine sociale de l'Eglise catho-lique, les anciennes structures corporatistes (qui n'avaient pas entièrement disparu) connurent un regain d'intérêt. Elles apparurent à beaucoup connne un moyen terme salvateur entre le libéralisme et le socialisme. C'est ainsi qu'avant et pendanl la Seconde guerre mondiale furent établies chez nos voisins des corporations obligatoires, semblables à celles de l'Ancien

2 François FURET et Ran HALEVl, Orateurs de fa Révolution française, t. l, Les Constituants, Paris (Gallimard) 1989. p. 430.

régimeJ. La paix revenue, les idéaux corporatistes perdirent une grande partie de leur impact. Toutefois, certains aspects ont subsisté. Les syndicats chrétiens ont les premiers défendu l'idée de la collaboration plutôt que de la lutte des classes; le parti démocrate-chrétien, animé du même esprit, joue depuis des décennies, sur le plan législatif, un rôle d'arbitre entre la droite libérale (radicale) et la gauche socialiste.

Enfin, le socialisme a subi une mutation profonde. Vu la faillite tragique des économies planifiées, le socialisme a renoncé à son but, la nationalisation des moyens de production, comme il avait renoncé plus tôt à ses moyens, la conquête du pouvoir par la révolution. Le socialisme actuel n'est plus une doctrine économique, mais une doctrine politique, particulièrement attentive au sort des couches sociales défavorisées et des agents de la fonction publique. Les syndicats de tendance socialiste pratiquent aussi la collabora-tion des classes, mais de façon plus pugnace que les syndicats d'inspiration démocrate-cbrétienne. Ils ont joué un rôle déterminant dans le développement des grandes conventions collectives de travail, en particulier dans l'industrie.

Ill. LE REGIME LEGAL TRADITIONNEL (1911-1956) A. Convention collective de travail

La Semaine Judiciaire avait à peine trente ans lorsque le législateur fédéral, en 1911, ancra dans le Code des obligations la figure du contrat collectif de travail (selon la terminologie en vigueur à l'époque). La Suisse précédait ainsi la France (1917) et l'Allemagne (1918).

Le régime de la convention collective présente un double aspect libéral et corporatiste.

L'adhésion des employeurs et des salariés aux organisations profession-nelles n'est pas ob1igatoire: les intéressés sont libres de s'y affilier ou non. La jurisprudence a toujours protégé la liberté d'association des employeurs et des salariés. Elle dégagea même, en droit du travail, l'effet horizontal (Dritt-wirkung) de cette liberté. Ainsi, dès les années quarante, le Tribunal fédéral a admis que les parties à un contrat collectif ne· peuvent pas valablement oblîger les entreprises à n'engager que des travailleurs membres d'un syndicat signataire (c/osed shop), car une telle clause violerait leur liberté d'association négative (qui leur permet de renoncer à toute appartenance

Voir par exemple, pour la France, René GUERDAN, La charte du travail, TeKla officiel de la loi du 4 octobre 1941. Paris (Flammarion) 1941; voit aussi l'encyclique «Rerum Novarumll (1891). in CENTRE DE RECHERCHE ET D'ACTION SOCIALES, Le discours social de l'Eglise cathoHque de Léon XIfI à Jean-Paul If, Paris (Centurion) 1985, p. 57 55, et l'encyclique

«Quadragesimo Anno», ibidem, p. 1245.; Jean-Philippe CHENAUX, «De la 101 Le Chapelier au néo-corporatisme: les origines proches et lointaines de la FPVlt, in Joan-François Cavin (dir.), Des corporations au mondia/iSITIfJ, Liberté économique et responsabilité sociale, Lausanne (Centre Patronal) 2004, p. 1355.

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syndicale) et positive (qui leur pennet d'adhérer à un syndicat non signataire d'une convention collective). En revanche, les parties au contrat collectif peuvent contraindre. tous les travailleurs occupés par des entreprises liées à respecter les conditions minimales prévues au contrat collectif. Rejetant la contrainte d'adhésion (à un syndicat), le Tribunal fédéral a admis la contrainte d'application (de la convention

collective)'-En outre, les conventions col1ectives ne s'appliquent pas à tous les employeurs et à tous les travailleurs de la branche: elles ne régissent, en prin-cipe, que les rapports de travail des employeurs et des travailleurs membres des organisations signataires. Les employeurs et les travailleurs non organisés restent libres d'aménager à leur guise les rapports de travail.

L'inspiration libérale du régime des contrats collectifs a été confirmée par les partenaires sociaux eux-mêmes en 1937, lors de la signature, d'abord dans l'horlogerie, puis dans J'industrie des machines, des fameuses conventions de paix du travail. Le Conseil fédéral, après avoir dévalué le franc suisse, avait instauré l'arbitrage obligatoire des conflits de salaire, sur le modèle corpora-tiste: lorsqu'un litige ne peut pas être résolu dans un esprit de collaboration de classes, il incombe à l'Etat de le trancher avec effet obligatoire dans la branche; toute grève est interdite. Face à ce risque d'intervention de l'Etat, qui désirait régler autoritairement les conditions de travail dans une profes-sion, en prohibant les conflits, le patronat libéral et le syndicat socialiste (la FTMH') convinrent de procédures privées de conciliation et d'arbitrage, assorties d'une clause de paix du travail. Le patronat y trouvait son avantage:

l'Etat n'imposerait pas sa volonté; le syndicat aussi: pour la première fois, dans l'industrie, le patronat reconnaissait la FTMH comme interlocuteur officiel dans la négociation collective. Ainsi, les accords de 1937 organisent une alliance libéralo-socialiste contre le corporatisme, facilitée par l'attitude conciliante de la FTMH: le président de cette dernière, comme conseiller national, avait voté les dépenses d'annement; en outre, le syndicat avait retiré de ses statuts toute clause révolutionnaire.

Ces aspects libéraux sont nuancés et, parfois, contredits, par une coloration corporatiste.

Selon les principes généraux, nulle convention ne peut imposer des obliga-tions à des tiers. Or, depuis 1911, la loi confère aux partenaires sociaux le droit de conclure des contrats collectifs qui créent des obligations impératives non seulement au bénéfice, mais aussi à la charge de ces tiers que sont les employeurs et les travailleurs liés (par exemple l'obligation, à la charge des employeurs, de payer des salaires minimaux; l'obligation, à la charge

4 ATF 75 Il 305, consid. 6 et 7: 7411 158, consid. 4.

Le sigle FTMH a reçu deux acceptions successives: _Fédération suisse des travailleurs sur métaux. et de l'horlogerie" (1915), puis I<Syndicat de l'industrie, de la construction et des services FTMH~ (1992), Ce sigle disparaîtra ensuite de la fusion de ce syndicat. décidée en 2004, avec le SIB, Syndicat Industrie & Bâtiment, la FCTA, Fédération du commerce, des transports et de l'alimentation, Unia et Actions Unla (Genève), sous le nom: .Unia».

des salariés, de renoncer au paiement d'heures supplémentaires). Même s'ils réprouvent ces obligations, les membres sont tenus de les observer (art. 357 CO). L'application obligatoire, par les membres des organisations professionnelles, de règles posées par ces dernières, s'inscrit dans une tradition corporatiste.

Dans les années quarante, le Conseil fédéral, sur la base de ses pleins pou-voirs, a déclaré de force obligatoire générale certains contrats collectifs: l' en-semble des employeurs et des travailleurs de la branche considérée était tenu d'appJiquer ces contrats. Ainsi, en vertu d'une décision étatique, l'accord des partenaires sociaux s'imposait à tous les intéressés, qu'ils appartinssent ou non à une organisation signataire. Cette application obligatoire de la conven-tion collective dans toute la branche est aussi d'inspiraconven-tion corporatiste.

En 1956, le législateur établit définitivement ce mécanisme en l'ancrant dans une loi6.

Les conditions de l'extension, telles que fixées à l'époque, se révèlent strictes. Pour éviter qu'une majorité ne soit régie par une minorité, le légis-lateur a institué un système de quorums exigeant. L'extension du champ d'application de la convention col1ective ne peut être déclarée que si:

premièrement, les employeurs liés (membres des organisations patronales ou signataires, à titre personnel) forment la majorité de tous les employeurs auxquels celle-ci doit être étendue; deuxièmement, les salariés liés (membres des syndicats contractants ou ayant adhéré individuellement) forment la majorité de tous les salariés auxquels la convention doit être étendue;

troisièmement, la majorité des employeurs liés occupent la majorité des travailleurs liés. Ce troisième quorum n'est pas facile à comprendre. Il vise à éviter que la majorité des employeurs soit réalisée dans des entreprises qui n'occupent qu'une minorité de travailleurs syndiqués. On peut douter de son utilité.

Dans la même veine corporatiste, en 1956, le législateur permit aux parties à la convention collective de se constituer en société simple pour agir ensemble contre un employeur ou un travailleur lié, quand bien même celui-ci n'a de rapport juridique qu'avec l'une d'elles: l'employeur avec son organisation, le travailleur avec son syndicat (art. 357b CO). L'action des parties est souvent intentée devant une juridiction arbitrale ou un office de conciliation érigé en tribunal arbitral. Ainsi, non seulement les partenaires sociaux créent les règles applicables, mais, de plus, poursuivent les employeurs ou les salariés devant une juridiction instituée ou désignée par eux. Ce pouvoir de réglementation et de police interne rappelle, lui aussi, celui des corporations.

6 Le premier arrêté fédéral date de 1943; l'idée d'extension du champ d'application de la convention collective fut discutée en 1905, lors de la révision du code fédéral des obligations.

En 1919, une loi fédérale prévoyant un tel mécanisme fut rejetée par le peuple (cf. Frank VISCHER, in CommentaÎre zurichois, CO 356b N. 88-90).

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Enfin, le législateur de 1956 a prévu que, par la convention collective, les parties sont habilitées à créer des organismes communs et à réglementer les droits et obligations des employeurs et des salariés envers ceux-ci (art. 356 al. 2 CO). On le voit, la loi s'écarte derechef des principes généraux, pour donner valeur obligatoire à des accords conférant des droits et imposant des obligations à des tiers; bien plus, ces tiers ne sont pas seulement les membres des parties contractantes, mais des institutions juridiquement indépendantes de ces dernières (les caisses de compensation, par exemple).

B. Contrat-type de travail

Le législateur conçut le contrat-type de travail, en 1911, comme substitut de la convention collective de travail dans les domaines peu organisés par les partenaires sociaux (service de maison, agriculture).

Le contrat-type présente quelques aspects d'inspiration corporatiste, puisque les associations intéressées, en particulier les groupements d'em-ployeurs ou de salariés, peuvent s'exprimer durant la procédure (art. 359a al.2 CO): Même si leur avis est important, ces associations n'ont. en principe, qu'une fonction consultative. Toutefois, dans les cantons où les contrats-types sont édictés par des offices paritaires de conciliation, les repré-sentants des organisations professionnelles jouissent d'un droit de codécision.

En outre, le contrat-type ne renferme que des règles supplétives, dont les parties au contrat individuel peuvent librement s'écarter; dans certains cas, néarunoins, leur accord peut être soumis au respect de la forme écrite (art. 360 al. 2 CO).

Ainsi, comme le montrent tant le mode de son adoption que son effet sur les contrats individuels de travail, le contrat-type conserve, somme toute, un caractère extrêmement libéral.

IV. LE DEVELOPPEMENT DU REGIME LEGAL (1956-2004)