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Les formes de l’apprentissage entre pairs

Les entraînements de danse hip-hop

1. Les formes de l’apprentissage entre pairs

Les entraînements sont la forme principale de l’apprentissage entre pairs. Ils se déroulent d’une part dans l’espace public (dans la rue, dans des centres commerciaux, sur des dalles urbaines), d’autre part dans des salles fermées qu’un groupe a réussi à louer ou à se faire prêter (un gymnase, une salle municipale). Un troisième type d’apprentissage entre pairs se fait dans les soirées entre amis, en boîte de nuit ou en discothèque. Combinée avec d’autres fonctions sociales (divertissement, socialisation des jeunes, rapprochement entre les sexes), dans un espace réduit, elle n’a ni l’intensité, ni la visibilité, ni l’autonomie organisationnelle des apprentissages plus formalisés. Voici des extraits des notes d’observations de ces situations d’apprentissage entre pairs :

• Paris, Les Halles, mardi, 21h30. Les danseurs, tous des jeunes hommes, arrivent depuis le centre commercial, du métro ou du R.E.R. et posent leur sac de sport le long du mur de l’escalier qui mène aux salles de cinéma. Ce haut mur joue le rôle de fond de scène. Puis ils font le tour et saluent ceux qui sont déjà là, souvent en portant la main sur le coeur. Certains s’asseyent sur le sol et font des étirements. Au bout d’un moment, l’amoncellement des sacs le long du mur dessine des sortes de coulisses où les danseurs s’échauffent, se reposent, se retirent après s’être produits sur la ‘scène’. Celle-ci comprend la surface qui va de l’entrée de la piscine aux trois marches par où on arrive et des sacs le long du mur à la rambarde en face où s’attardent, debout, les badauds. Du côté du café Lina’s elle est bordée de deux marches qui facilitent l’installation de spectateurs. Au total, on a une ‘scène’ en demi-cercle de quelques 50 mètres carrés, au sol dur et glissant, et qui se prête fort bien aux démonstrations. (Note RS)

• Dans ce gymnase du 19ème arrondissement de Paris, prêté par la municipalité, des jeunes viennent s’entraîner au hip-hop tous les samedis soirs pendant trois heures. Bien qu’ils se soient constitués en association pour pouvoir bénéficier de la salle, ils ont dû compter sur l’appui d’une association beaucoup plus ancienne pour obtenir un créneau horaire dans ce gymnase. C’est une vraie salle de danse, spacieuse, avec parquet, miroirs le long des murs et barres. Les garçons arrivent petit à petit et font le tour en serrant des mains. Une demie-heure après le début de la séance Philippe arrive essoufflé, il est en retard, c’est lui qui a le transistor, un énorme « machin » qu’il met en marche dans un coin de la salle. Les garçons s’entraînent par deux ou par trois, et les petits groupes qu’ils forment ainsi découpent l’espace en six sous-espaces. Deux danseurs travaillent seuls, face à la glace. Les autres n’utilisent presque pas le miroir, mais font attention aux commentaires de leurs compagnons. Deux filles en tenue de ville papotent à l’entrée et regardent. (Note RS)

ne donne pas toujours l’occasion de danser, surtout pour les breakeurs qui ont besoin d’une musique spécifique (des breakbeats) et beaucoup d’espace. Chaque dernier samedi du mois, un

DJ hip-hop de Ville-d’Ouest organise une soirée appelée “ Funky Saturday ”. Un collectif de DJs anime la soirée ; il y a un invité différent tous les mois. Certains jeunes font des routines de

popping et de locking, même s’il est très difficile de danser dans cette discothèque minuscule, surpeuplée, au mépris des règles élémentaires de la sécurité. Le tarif modique, 30F, explique peut-être la négligence du gérant. (Note IK)

• Une soirée à Paris, dans un bar du quartier de la Bastille. C’est Marie, une amie qui fréquente des danseurs, qui m’a parlée des soirées du mercredi : « Les gars y vont !». Mercredi 10 juillet. J’arrive vers 22h45 avec Anna-Lena, à l’approche du café nous croisons Marie ; elle prend l’air. Nigel est à l’entrée, il téléphone, me serre la main en souriant. Il fait très chaud, mais il n’y a pas beaucoup de monde. L’endroit me fait penser à un foyer de MJC, version bar

new-yorkais. Il n’y a quasiment que les danseurs sur la petite piste, les murs sont recouverts de métal et le DJ trône au bout de la piste sur une estrade d’environ un mètre de haut. Nous nous

asseyons, Anna-Lena, Marie et moi-même aux côtés de petites amies de danseurs. Je n’aime pas trop ça ; les hommes dansent, les femmes regardent, assises. Suractivité d’une part, passivité de l’autre. Un danseur me reconnaît et me sourit.

Musique funk donc ; locking (Ché et Tsé Tsé), mais aussi popping (Nigel, AnimAll, Tsé Tsé) et un peu de break (deux jeunes hommes). Le cercle est là, mais il arrive que plusieurs personnes (2-3) dansent en même temps. Alors que je commande un verre au bar, Ché me regarde de haut en bas et me dit : « ah tu n’es pas venue danser » alors que je porte un jean, certes serré, et des basket Converse. Marie, (jeune lockeuse très talentueuse) arrive, je crois que je ne l’avais jamais vue sans une casquette : « [elle a] mis des cheveux ! ». Coiffée, veste en jean cintrée qui descend jusqu’au genoux, elle est assez féminine. C’est la première fois qu’elle vient. Avant de partir, Ché change de T-Shirt derrière le canapé où nous sommes assises, puis pose un grand sac de sport sur le siège et me dit : « la prochaine fois amène tes affaires d’entraînement ! » Je réponds en riant que je n’en ai pas. Bien sûr j’en ai ! Mais sa proposition me semble tellement incongrue que sur le moment je ne vois même pas à quoi cela peut correspondre. À 23h30 tout le monde part en même temps ; ils travaillent (Raphaël) ou répètent (Ché et Chafik) tôt le lendemain.

Mercredi 17 juillet. Nigel, Ché, Marie (habillée en lockeuse cette fois-ci, casquette rose pale et pantalon assorti. Alors que je lui fais remarquer qu’elle porte une belle casquette, elle me dit qu’elle en a un mur entier chez elle… Elle est venue avec son amie Pascaline). À l’intérieur je retrouve AnimAll, Julien, Tsé Tsé (ex membre de Dear Devil), Chafik. Il y a également une lockeuse que j’ai déjà vue dans d’autres soirées danser au centre du cercle d’improvisation. Il y a beaucoup plus de monde que la semaine dernière. La majorité des échanges sont en locking. Raphaël arrive tardivement. Kader, breakeur, (ex membre du groupe Dear Devil) ne danse pas, mais fait une ou deux traversée, misant sur le style et la feinte.

À plusieurs reprises Ché va chercher ou défie Marie la lockeuse. Au bout d’un moment, nous sortons pour prendre l’air, je m’arrête alors pour lui demander si elle n’a pas envie de danser. Si ! C’est très frustrant pour elle, mais elle a vraiment la pression et se planterait. Elle avance plusieurs raisons pour m’expliquer pourquoi elle a la pression. Primo, tout le monde attend de voir ce qu’elle va faire. Deuxio, elle sait ce qu’on va lui dire : tu fais du lock’ façon Redah (moins académique que celui pratiqué par Ché notamment). Nous continuons la discussion dehors, il fait vraiment chaud. Je lui réponds qu’ils ne sont pas là pour la juger, elle le sait, mais ils veulent quand même la voir en freestyle. Pourtant elle s’entraîne avec eux, aux Halles, ils savent comment elle danse. Malgré ces différents constats qu’elle dresse elle-même la pression du cercle est trop forte, elle n’ose pas encore se jeter dans l’arène. Le microcosme psycho- physique du cercle empêche peut-être une distinction, un décalage trop grands, surtout quand il s’agit de son premier freestyle. Une prise de position trop marquée serait aller contre les règles du jeu locales. Elle porte en elle aux moins trois distinctions majeures dans ce contexte : elle est nouvelle, c’est une femme, elle a été formée par Redah.

Les soirées de ce bar ne sont pas de simples entraînements. La taille réduite de la piste, le fait que seuls les danseurs hip-hop l’investissent, la configuration circulaire et le passage individuel des différents danseurs apparentent ces entraînements à une démonstration certes improvisées mais ritualisées, où a lieu une première évaluation entre pairs.

Dans les pages qui suivent nous décrirons les entraînements par le biais des groupes qui s’y engagent, et n’évoquerons plus les soirées en boîte que de manière cursive. Comme nous l’avons dit et comme on le verra ci-dessous, les entraînements actuels connaissent un degré d’institutionnalisation supérieur à ceux des débuts, qui surgissaient plus ou moins spontanément dans les couloirs et au pied des immeubles. Ils exigent un minimum d’organisation du temps et de l’espace, qui pour être moins formalisée que celle des enseignements, n’en est pas moins réelle.