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Dans l’espace publique : Les Halles

Les entrainements

1. Dans l’espace publique : Les Halles

Paris, Place de la Rotonde, Centre commercial des Halles

Vendredi 13 septembre 2000 (rs)

J’arrive à la piscine des Halles à 19h. Je remarque des jeunes hommes assis sur les marches, qui semblent attendre, un ou deux autres qui arrivent et saluent les premiers ; des sacs de sport sont entassés dans un coin, le long du mur près de l’entrée de la piscine, sous l’escalier qui monte au cinéma. On est dans le coin connu des entraînements de danse hip hop (on le voit dans le film de J.-P. Thorn, Faire kifer les Anges, par exemple), mais personne ne bouge. Va-t-il se passer quelque chose ? Je vais faire un tour.

Je suis de retour à 19h30, après avoir fait un peu de lèche-vitrine. Oui. Maintenant on voit deux jeunes qui dansent un peu, le plus jeune surtout (c’est en tout cas le plus petit). Il est concentré, l’écouteur vissé sur l’oreille, et fait des pas de danse debout en souplesse. Un troisième, puis un quatrième font quelques pas, s’arrêtent pour discuter avec d’autres jeunes assis à la base de la colonne qui est face à l’entrée de la piscine. Ils ont des écouteurs; les passants n’entendent donc pas de musique. Il n’y a pas une grande intensité de travail ; tous semblent avoir entre 17 et 20 ans. Il n’y a que des garçons, et ils font seulement de la danse debout. Ils sont une petite dizaine au total, danseurs ou non, qui semblent se connaître. Vêtements de sport très lâches, sac à dos, casquette de rigueur. Encore deux sont assis derrière la colonne, un petit groupe de trois bavarde avec des jeunes filles à l’entrée du Lina’s Café. Un jeune Black arrive, salue les uns et les autres (poignées de main), s’assied seul sur les marches de l’autre côté de la colonne et se met à lire Le Monde.. Une jeune femme d’une trentaine d’années s’assied à côté de lui après quelques secondes d’hésitation. Il ne lui prête pas attention. (Elle est étrangère au groupe, elle mange de la glace d’un air bizarre ; semble planer ; est-elle défoncée ?). À part les trois garçons assis à la base de la colonne, tous les autres semblent d’origine arabe et portent la main au coeur lors des salutations.

Comme quelques autres badauds, je m’accoude à la rembarde qui longe les quelques marches qui mènent à la piscine, qui est plus ou moins parallèle à l’escalier qui monte vers l’entrée des cinémas. J’observe et griffonne quelques notes. Parmi ceux qui, comme moi, s’attardent pour regarder, certains ont rendez-vous et repartent rapidement.

J’entre dans la piscine à 19h50. Lorsque j’en sors à 21h, quel changement ! En passant la porte, on tombe maintenant sur une vraie scène. Au moins 50 personnes, voire 60 ou 70, de tous âges, regardent le spectacle, accoudées à la rembarde ou assises sur les marches tout autour. Une petite dizaine de jeunes hommes dansent en alternance, trois ou quatre à la fois. Il y a de l’excitation dans l’air. Tout à l’heure c’était silencieux, maintenant on entend les décibels des cassettes de mauvaise qualité (ce n’est pas de la musique hip-hop, mais du vieux disco ou du R&B) Le tas des sacs de sport est devenu énorme. Au fond, à côté des sacs, deux ou trois jeunes s’échauffent par terre avec application, lentement, en faisant surtout des étirements des jambes et du torse. La plupart dansent du smurf, deux seulement font du break. Pendant tout le temps où je suis là, sans se laisser perturber par les discussions, les allées-venues, les salutations des uns et des autres, il y en a un qui danse debout sans discontinuer, un electric boogie saccadé et étrange. Je l’appelle Monsieur 81, car il porte un énorme tee-shirt jaune avec le chiffre 81. Très maigre, il semble plus âgé que les autres, il fait un peu rasta, un peu arabe et porte un couvre-chef bizarre. Un virtuose du break entre sur scène deux ou trois fois ; c’est le seul à provoquer les applaudissements de l’assistance. Plus âgé (30 ans ?), habillé tout en bleu clair, il porte une chemise à manches courtes, genre Lacoste, et non un sweat ; il a l’air antillais, il tourne sur la tête puis saute sur ses pieds, fait des pas acrobatiques et gracieux. Un autre plus jeune, plus baraqué, s’entraîne au break, a quelques problèmes (il se retient de tomber, et fait une quasi-chute). Plusieurs font des petites erreurs, tombent, manquent leur mouvement ; tous en rient, se moquent d’eux- mêmes et des autres gentiment.

Il n’y a pas vraiment de “cercle”, mais un demi-cercle dont la constitution est facilitée par la configuration même de l’espace. Ce demi-cercle est laissé ouvert pour que les copains et les badauds puissent regarder sans participer. Apparemment, il n’y a pas vraiment de défi. Chacun quitte le “fond de scène” où il est assis par terre parmi les sacs pour danser un peu quand ça lui chante Plusieurs garçons dansent en même temps, par séquences courtes, de quelques minutes à peine (mis à part M. 81 qui danse sans discontinuer tout le temps de l’observation). Exception : une petite scène de rigolade entre un grand jeune homme habillé de couleurs voyantes et un jeune Black un peu enveloppé, vêtu de couleurs sombres (peut-être celui qui lisait le Monde ?). Petite provocation sexuelle ; le grand touche le sexe du black avec le bout de son pied en dansant. Le jeune noir répond à deux reprises, avec bonne humeur, en faisant quelques pas seulement. Petite danse de très courte durée, mais avec beaucoup de grâce. Fait un mouvement virtuose admiré par tous : se tient sur une main et reste en tension en diagonale par rapport au sol. Mais il n’en fait pas beaucoup ; répondant a minima à la provocation, il n’a pas l’air de vouloir vraiment rentrer dans le jeu. Il n’a peut-être rien à prouver. Il doit être connu et j’ai l’impression que le peu qu’il fait suffit à montrer qu’il danse très bien.

Il y a une seule jeune femme : assise par terre parmi les sacs, juste à côté de l’entrée de la piscine. Elle ne danse pas.

Un groupe de trois gars arrive vers 21h30. Salutations, poignées de mains, accolades. Ils déposent les sacs par terre en “fond de scène” et commencent à s’échauffer.

Je m’étais assise sur les marches devant le Lina’s café pour observer. J’applaudis avec les autres lors des moments de virtuosité. Pas de notes sur place ; celles-ci sont écrites deux jours après. Je pars un peu avant 22h. M. 81 poursuit ses

mouvements saccadés ; certains de ceux qui s’échauffaient le font toujours et n’ont toujours pas dansé.

Cette “entrée de piscine” dessine un espace scénique en demi-cercle (80 m2 ?). Le fond de scène et les coulisses sont constitués par le mur sous l’escalier, à droite de l’entrée de la piscine, ainsi que par le petit coin derrière la colonne, sorte d’aire de repli avant et après la sortie en piste. C’est là qu’on entasse les sacs, qu’on s’échauffe. Si on compare avec un théâtre, les marches et la rembarde face à l’entrée de la piscine sont une sorte de ‘premier balcon’. La terrasse du Lina’s café et les marches en demi-cercle le long du café et devant la caisse du cinéma un équivalent des sièges ‘d’orchestre’. La “scène” est régulièrement traversée par les gens qui entrent et sortent de la piscine, mais personne ne s’en formalise. Mais on remarque une modification des comportements entre ma première observation à 19h30 et la deuxième à 21h. À 21h, davantage de monde danse, il y a plus de public, cela “fait plus scène”. Du coup, ceux qui sortent de la piscine font davantage attention en sortant et essaient de ne pas traverser l’espace de part en part, mais plutôt de le longer du côté du café. On voit qu’au moment de passer la porte de la piscine, presque tous sont surpris comme moi je l’ai été ; ils doivent se sentir eux- mêmes projetés sur scène et tous ont un moment d’hésitation sur la conduite à tenir. Qu’ils dansent ou non, tous ceux qui se tiennent debout ou assis dans cet espace semblent faire partie d’un groupe plus ou moins lâche de jeunes qui y stationnent et y circulent en donnant l’impression d’être des habitués qui y sont à l’aise. En revanche, ceux qui se tiennent en bordure de ce mini-territoire n’en font pas partie, mais s’y intéressent. Il s’agit de personnes qui, comme moi, observent depuis la rembarde ou depuis le café, et qui sont en général plus âgées. Puis il y a ceux qui sont totalement étrangers à ce monde et à ces espaces, qui passent sans prêter attention, ou qui lancent parfois un coup d’œil distrait dans notre direction.

Je parle à M. D. de mon observation. Elle me dit qu’il y a quelque temps elle voyait les jeunes faire du hip-hop aux Halles aux alentours de midi et en début d’après-midi. Jeudi 19 octobre 2000 (rs)

observation depuis 21h place de la Rotonde, puis :

Je me lève pour partir vers 22h20, me dirigeant vers l’escalier mécanique qui débouche près de la Bourse du commerce et de l’église St Eustache. Je m’aperçois alors qu’il y a encore d’autres jeunes qui s’entraînent, et dont je n’avais pas deviné la présence jusqu’alors. Ils se tiennent près des caisses du cinéma (voir plus haut), mais surtout, dans des parties des couloirs du forum des Halles qui sont comme transformées en salles de danse après la fermeture des magasins. En effet, après une certaine heure, des rideaux de fer ferment une partie du centre commercial et transforment des bouts de couloir en culs de sac très commodes pour l’entraînement. Il y a donc encore au moins trois espaces pour le hip-hop en plus de l’entrée de la piscine que je viens d’observer.

Mais ici -- à la différence de l’entrée de la piscine -- il n’y a ni badauds ni spectateurs extérieurs au groupe. Il n’y a pas de place pour eux : ni marches, ni rembarde. Il faudrait que d’éventuels spectateurs s’avisent de stationner sur l’aire même du travail, plantés près des danseurs comme des intrus. Je le fais pendant quelques secondes, mais ne me sentant pas à l’aise, je circule tout en donnant un coup d’œil rapide à ce qui s’y passe..

à réussir un mouvement difficile. Il y a un groupe de jeunes blacks, dont deux portent des sortes de turbans blancs. Au total, il y a encore une vingtaine de personnes qui s’entraînent dans ces espaces (à première vue tous des garçons), plus encore une vingtaine de copains qui tournent autour.

Samedi 25 novembre 2000 (rs)

19h20. Je fais un tour à la piscine des Halles pour voir si même un samedi, tôt en soirée, avec toute la foule qui fait des courses, il y a de la danse hip-hop. Il tombe des trombes d’eau dehors, il y a des gens partout dans les galeries marchandes des Halles.

Quelques hip-hoppeurs s’entraînent à la Rotonde. Ce sont des gens plus jeunes que les fois précédentes, et peu nombreux. Il n’y a pas de musique. Seulement trois sacs de sport en ‘fond de scène’, pour une dizaine de jeunes.

Deux groupes travaillent en même temps :

Quatre garçons Blacks et une fille métisse essaient de se coordonner pour faire une « routine » debout. C’est la deuxième fois que vois une fille, mais c’est la première fois que je vois une fille intégrée dans un groupe. Ils ont moins de vingt ans et sont tous en survêts, t-shirt ou sweat larges, baskets, etc.

D’autre part, un jeune homme plus âgé (25 ans ? davantage ?) court, râblé, musclé, fait du break encouragé par un copain. Il fait des tours sur la tête et sur les épaules. Il porte une toque avec un carré rayé cousu dessus pour se protéger la tête. On dirait qu’il existe une esthétique commune ou une mode particulière du protège-tête. Tous ceux qui j’ai vus sont des carrés qui semblent coupés dans le même métrage de tissu à rayures multicolores, cousus sur un bonnet ou une toque.

Des applaudissements fusent de temps en temps de la part des copains lorsque l’un d’entre eux réussit une figure. Les copains en question semblent plutôt proches de ceux du premier groupe, et sont assis ou debout en ‘fond de scène’.

Comme souvent, il y a un public de badauds : appuyés sur la rembarde le long des marches, assis sur ces marches ou sur celles devant Lina’s. (…)