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Les enseignements dispensés par des institutions publiques

Présentation des cours de danse hip-hop

3. Les enseignements dispensés par des institutions publiques

Enfin, nous avons complété nos observations par celles d’enseignements de danse hip-hop proposés par des institutions publiques

(A) LESMASTERCLASSESDES RENCONTRESDE LA VILLETTE

Inaugurées en 1996 dans la Grande Halle du Parc de La Villette, ce festival s’appella d’abord Rencontres nationales des danses urbaines, puis Rencontres des cultures urbaines, puis Rencontres, avec différents sous-titres. En octobre 2002, elles connaîtront leur 7ème

édition. Avec une trentaine de spectacles programmés sur trois semaines fréquentés par 17.000 spectateurs, ce “grand rendez-vous national du hip-hop” (selon Catherine Bedarida, Le

Monde, 1er

juillet 1999) est probablement la plus importante manifestation de ballet hip-hop au monde et même si on y programme également d’autres formes artistiques. Le Parc de la Villette est un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) ; les Rencontres

sont financées en grande partie par des ministères et d’autres institutions publiques98.

98 Ministère de la Culture, ministère de la Jeunesse et des Sports, ministère délégué à la Ville, Fonds d’action sociale, Caisse

Toutes les éditions des Rencontres ont proposé des formations, qui selon les années se sont appelées master classes ou ateliers. Elles ont lieu en général au Conservatoire national supérieur de Musique et de Danse de Paris (CNSM), au Parc de La Villette, dans un vaste

studio, très clair, d’au moins 100 m2. On remarquera l’usage d’un terme emprunté à la musique classique (les master classes sont des enseignements exceptionnels donnés à de jeunes musiciens professionnels, préalablement sélectionnés, par les grands maîtres du violon, du piano, du chant lyrique, etc.) et l’hébergement des stages au CNSM, l’un des hauts lieux de

la musique et de la danse savantes en France. On peut comprendre ces initiatives comme une volonté d’anoblir la danse hip-hop et de lui faire bénéficier, par association, de l’aura qui (pour les membres des classes moyennes et supérieures) entoure ces institutions. Le bénéfice est symbolique, mais également pratique : l’usage des salles du conservatoire permet aux danseurs de jouir d’excellentes conditions de travail et de faire l’apprentissage de ce à quoi on a accès dans les institutions établies de haut niveau.

Ouvrons ici une parenthèse pour faire remarquer que si le conservatoire prête quelque chose de ses significations et de ses pratiques au hip-hop, la réciproque est aussi vraie. Le hip-hop a la capacité de « bousculer le paysage » des danses institutionnalisées, comme nous le dit ce programmateur parisien à travers le récit suivant. Il y a quelques années, le CNSM passa

commande à un chorégraphe hip-hop, Jean-Claude Payé-Wamback, qui fit danser des élèves du conservatoire. « Ce qu’il a fait faire aux danseurs du conservatoire » nous dit-il, « ça a fait titrer à Libé dans cette soirée de différentes pièces commandées à des chorégraphes, Libé titre : ‘Le hip-hop sauve le Conservatoire’. Evidemment ça n’a pas plu à tout le monde, mais enfin moi comme spectateur je dois dire qu’on s’est quand même emmerdés toute la soirée sauf pendant les dix minutes de hip-hop, c’était clair quoi. » Et il poursuit : « ça bouscule des choses parce qu’il y a des danseurs qui sont venus me voir avec un sourire jusqu’aux oreilles en me disant, mais, monsieur le directeur, est-ce que il y a pas... il y a quelque chose qui me trouble quand je danse là avec Jean-Claude, c’est que, ben, c’est à quel point j’y prends du plaisir, est-ce que c’est normal ? »99 La danse hip-hop fait vivre une expérience inédite et de

nouvelles conventions esthétiques à la fois aux danseurs formés au conservatoire et aux spectateurs. Fermons ici la parenthèse.

En 2000, année de notre observation la plus complète au Parc de La Villette, le festival s’appellait Rencontres 2000, cultures urbaines et nouvelles initiatives artistiques et comprenait plusieurs ateliers de danse. Il y eut deux types d’ateliers, suivis par Isabelle Kauffmann et Felicia McCarren : une journée de tap dance par une danseuse qui mêle dans ses spectacles claquettes et danse hip-hop, et une journée de danse africaine, par un danseur qui intègre danse guinéenne et hip-hop. (Ce dernier fait partie de la même compagnie que Gabriel, dont nous avons décrit les enseignements au chapitre précédent.)100

D’après le programme des Rencontres, ces formations, gratuites, sont réservées aux « danseurs professionnels ». Nous apprendrons que pour y participer il suffit de faire partie d’un groupe de danse hip-hop et de justifier d’un minimum de représentations publiques. La condition de participation n’est donc pas le statut (salarié permanent ou intermittent du spectacle), mais un certain type d’expérience : celle du travail collectif et de la représentation scénique. Nous constaterons qu’en effet la plupart des participants sont des danseurs amateurs d’un niveau bon ou moyen, similaire en tout cas à ceux des cours que nous avons fréquenté. Comme dans les autres cours, la grande majorité sont des femmes : un homme sur une vingtaine d’élèves pour l’atelier de claquettes ; deux hommes sur dix pour l’atelier de danse 99 Interview fait par Roberta Shapiro, janvier 2001.

100 Cette année là les Rencontres proposèrent également des journées de « relecture chorégraphique », sorte de stages avancés

pour des jeunes compagnies hip-hop à partir de leurs spectacles en cours. Les ayant observées, nous les classerions plutôt comme des répétitions en vue d’un spectacle que comme des enseignements, et les analyserons comme telles à une autre occasion.

africaine. Les élèves ne se connaissaient pas avant ces stages, qui ne durent qu’une journée ; les relations demeureront fonctionnelles et plutôt distantes.

(B) UNSTAGEAU CENTRENATIONALDELADANSE

Le Centre national de la danse, placé sous tutelle du ministère de la Culture, est un organisme public dont l’une des missions est la formation continue des danseurs professionnels. Entre autres activités il organise des « entraînements réguliers du danseur », modules de formation de six à douze heures environ dans différentes disciplines : danse classique, contemporaine, claquettes, etc. Au printemps 2001, Roberta Shapiro a observé celui de danse hip-hop.

• Des prix intéressants pour danseurs professionnels

Sur l’affichette qui annonce cet « entraînement » ce que l’on voit en premier c’est la photographie et le nom de l’intervenant, écrit en grandes majuscules. Il s’agit d’un enseignement de douze heures de « danse hip-hop », réparti sur deux semaines et dispensé dans les locaux du Centre à Paris. Nous parlerons ici de stage, mais au CND on

n’utilise pas le terme car celui-ci implique un engagement du stagiaire pour toute la durée ainsi que l’organisation par l’institution d’un ensemble d’ateliers reliés entre eux (par exemple : gestuelle, chorégraphie, kinésiologie, etc.). Mais dans le cas présent on n’enseigne que la gestuelle de base, et il n’y a pas d’obligation d’assiduité. Les personnes inscrites y participent à la carte, ne payant par un système de coupons que les séances qu’elles suivent et qu’elles doivent avoir réservées. Les six séances, douze heures au total, sont accessibles avec une carte de dix coupons qui coûte 300F ; cela fait 15F de l’heure. Les élèves sont accueillis par une jeune employée du Centre qui vérifie leur inscription et tamponne leur carte à coupons. Une fois l’accueil terminé, l’employée se joindra aux séances à une ou deux occasions. Les retardataires sont refoulés ; dès le début de la séance la porte est fermée à clé.

Pour suivre un stage du Centre il faut être danseur professionnel et “ vivre de la danse ”. Cette qualité est appréciée non pas par le statut, mais par l’expérience, sur la base d’un curriculum vitae que le danseur doit déposer au CND, et qui montre soit qu’il appartient à une compagnie

de danse, soit qu’il sort du conservatoire, soit qu’il a “ fait plein de stages et de cours ”. En cas de doute on lui délivrera un ticket unitaire pour qu’il prenne un cours à l’essai. S’il « arrive à suivre » il prendra une carte. La carte de dix cours est donc la manière normale de fréquenter les formations du CND ; il est utilisé comme filtre à l’entrée, non pas par son prix (qui est

modique et, par heure de cours, le même que le ticket), mais par son mode d’utilisation.

• Une vraie salle de danse dans un bel environnement

Le stage se déroule dans un des studios de danses du Centre, de 70 m2 environ avec

parquet, miroirs sur deux faces et barres, et situé en étage. Au rez-de-chaussée se trouvent une entrée étroite mais claire, avec quelques fauteuils, un bureau et de petits vestiaires avec douches et wc. Certains stagiaires utilisent les vestiaires, d’autres se changent sans façon dans le studio lui-même. Nous sommes dans un quartier agréable du centre de Paris.

• L’enseignant : un virtuose de la street dance

Adil encadre cet entraînement. Né en 1971, il a grandi dans la proche banlieue parisienne et est titulaire d’un BTS technique. Il travaille pendant un an dans cette spécialité puis décide de

se consacrer à la danse. Il fut formé par Bob (selon Adil) et par Émilio (d’après Émilio lui- même)101 et a participé aux expériences fondatrices de la danse hip-hop de répertoire, avec le

TCD et les Rencontres de La Villette. Ex membre des groupes Undeground Killaz, Asphalte

puis May Be, il danse aujourd’hui dans les Lock n’ Roll, groupe de Bob (qu’Adil appelle son « maître »), dont Omar, le danseur chorégraphe du Hobo’s Posse, fait également partie102.

Intermittent du spectacle, célibataire, « gagnant bien » sa vie, c’est un danseur debout virtuose, qui dit aimer tout particulièrement l’aspect « comédie musicale » et « variétés » de la danse hip-hop. D’Adil, une responsable du CND dira que « son corps est une partition ».

• Les élèves : des danseuses professionnelles

Il y a une dizaine de personnes par séance en moyenne, seize le premier jour, sept le dernier. Comme dans la plupart des cours que nous avons observés, le public est presqu’exclusivement féminin. Il y aura un seul jeune homme, qui assistera à trois séances ; il donne déjà des cours de danse hip-hop dans Paris et me laissera sa carte. Les autres stagiaires sont danseuses et enseignantes de tango, de jazz, de danse contemporaine, de danse classique. L’âge semble varier de 25 à 40 ans. D’après une employée du CND : « Ce sont surtout des

danseurs contemporains ou classiques qui viennent, par curiosité, ils viennent une fois, deux fois. »

À une ou deux exceptions près, les participants ne se connaissent pas, mais des relations se tissent au fil des séances. Je bavarde avec une bonne moitié d’entre eux ; il y a quelques échanges en dehors du cours entre les stagiaires et l’enseignant, surtout les derniers jours. • Organisation et contenu : le cours de danse

Que cela s’appelle entraînement ou stage, peu importe ; pour l’observateur il s’agit clairement d’un cours. Adil enseigne « la base », « l’alphabet » de la danse debout : hip-hop ou top dance selon l’affichette du CND, street dance selon lui. Nous retrouvons ici le modèle scolaire

observé dans toutes les associations et les écoles de danse. L’enseignant se place face au miroir, en silence, et les élèves se placent en rangs derrière lui, attendent, puis imitent ses gestes. C’est une convention tacite, connue de tout le monde. Adil propose d’abord un échauffement d’une dizaine de minutes, en commençant par la nuque, puis en descendant dans les différentes parties du corps. D’un jour sur l’autre, les mouvements de l’échauffement varient en fonction de ce qui va suivre. Vient ensuite une courte séquence de pas, qu’il augmente d’autres figures au fur et à mesure que les premières semblent acquises. Toutes les figures sont sur huit temps. Elles se font sur des musiques apportées par l’enseignant (la chaîne stéréo est installée ; il lui suffit de passer les CD), entrecoupées des plages de silences

nécessaires pour ralentir le mouvement et bien entendre ses indications. Le cours fonctionne principalement par imitation des mouvements montrés par l’enseignant, mais de temps en temps, l’enseignant dit des métaphores pour mieux faire comprendre le mouvement. En revanche, il passe très peu dans les rangs ; il donne des indications collectives, et ne fait presque jamais de remarques personnelles.

La différence avec d’autres cours que nous avons observés tient surtout à l’intensité de l’effort qui est demandé aux stagiaires, dont on suppose qu’ils sont tous de bon niveau, et au souci de leur bonne condition physique (« ça va ? vous avez pas de courbatures ? », « mettez les genouillères »,« respirez, ne restez pas en apnée », « buvez »). Les figures s’enchaînent sans relâche, pour bâtir à la fin de la séance, puis à la fin de la semaine, une courte chorégraphie. Il y a une pause très brève, de quelques minutes à peine, à mi-séance environ.

Une autre particularité est le souci de l’origine. Au fil des séances Adil donne oralement beaucoup d’informations sur la généalogie des pas, sur les fondateurs des styles de danse debout, sur les conditions d’apparition puis de développement de la danse hip-hop aux Etats- Unis et en France. La deuxième semaine, il consacrera une heure au visionnage de cassettes 102 D’après Omar, Lock n’Roll n’est pas une compagnie, c’est un « concept » ; groupement souple qui danse ensemble quand

de « l’époque des origines », surtout des extraits de la télévision américaine des années 1970, et les commentera pour nous.

Quant aux élèves, ils ne parlent pratiquement pas pendant le cours, et poseront seulement quelques questions les deux derniers jours. Ils ont en général une attitude de déférence envers l’enseignant, et applaudissent à la fin de chaque séance.

En plus de l’inégalité de la relation enseignant/enseigné, la référence à l’école est présente dans le langage. Par exemple, en présentant une séquence (un mot qu'il utilise souvent) de danse debout, Adil parle d'introduction, de développement, et de conclusion. Il résume : « c'est comme une dissertation ». Lorsqu’il enseigne une nouvelle séquence il dit encore : « c'est un cahier de brouillon ! vous avez le droit de faire des ratures ; vous vous trompez, c’est pas grave, l’important c’est de ne pas lâcher l’affaire ». Par ailleurs, il utilise à l’occasion le vocabulaire de la danse classique : « pas chassé », « pointe, demie-pointe », « première », « pointe, talon, pointe-pointe, talon ».

* * *

Les cours de danses hip-hop peuvent être distingués selon le type d’enseignement dispensé les lieux, l’organisation, le nombre et le type de participants, etc.. Au cours dispensés par des compagnies de danse qui ont un fort ancrage local s’opposent les écoles de danse qui cherchent avant tout à diversifier leur offre d’enseignement sur un marché des cours de danse. Les uns connaissent une faible division du travail et dispensent peu d’heures, les secondes sont plus rationalisées et proposent un grand nombre de cours. Dans tous les cas cependant, la majorité des enseignants sont des hommes et la majorité des élèves sont des femmes ; et dans tous les cas, c’est le modèle du cours emprunté au modèle scolaire et à l’enseignement des danses établies qui domine. Nous reviendrons plus en détail sur ces distinctions en conclusion du chapitre suivant, dans lequel nous traiterons plus en détail du contenu des cours et des modes de transmission.

CHAPITRE 6