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Vers la formation professionnelle

La danse à l’envers

2. Vers la formation professionnelle

Paradoxalement, la période de repli voit également l’amorce d’un autre type d’apprentissage : une sorte de formation professionnelle sur le tas.

En effet, c’est lors des années 1983-84 que se forment les premiers groupes et qu’on assiste à la création des premiers spectacles de danse hip-hop, sous la houlette de professionnels de l’action socio-culturelle tels que Jean Djemad et Christine Coudun à Saint-Quentin-en-Yvelines, ou de Marcel Notargiacomo dans la banlieue lyonnaise. Les premiers fondèrent le groupe Black Blanc Beur (B3), le second Traction Avant, des compagnies qui n’ont cessé d’être actives jusqu’à ce jour. D’autres groupes se sont formés à cette époque, principalement en Région parisienne, en Rhône-Alpes et dans le Nord, à l’initiative des jeunes danseurs eux-mêmes ; mais ils n’ont duré qu’un temps. Il semblerait que seul parmi les groupes fondés par des danseurs à cette époque, Aktuel Force, en Seine-Saint-Denis, soit demeuré actif de manière ininterrompue jusqu’à aujourd’hui, sous le même nom et sous la même direction, alors que d’autres ont connu des scissions, des recompositions, des changements de nom, etc. En tout état de cause, l’activité de ces groupes (souvent soutenus par les collectivités locales) fut l’occasion pour leurs membres d’interpréter, voire de concevoir, des chorégraphies, et donc auparavant de les apprendre, au cours de répétitions. Dans ces situations, il y avait certes de l’encadrement et de la formation interne, parfois dispensée par des chorégraphes contemporains invités à faire travailler les jeunes danseurs hip-hop (Moïse, 1999 : 22 ; interviews) mais vraisemblablement pas encore d’enseignement à proprement parler. Cependant, le groupe Aktuel Force, avec la fondation dès 1986 du groupe Aktuel Force Junior, aurait mis en place à cette époque un enseignement formalisé de la danse66. Mais

comme le dit Samir Hachichi, l’un des pionniers du mouvement, pour la majorité des danseurs de l’époque l’enseignement arrive plus tard et surtout, après les premières productions scéniques : “ Nous avons monté notre premier spectacle (…). L’enseignement est venu dans un deuxième temps. Nous sommes les premiers à avoir découpé les mouvements de break pour les enseigner. Au départ c’était très intuitif, très spontané ” (DRAC Rhône-Alpes, 1992).

Ainsi, les débuts de la danse hip-hop en France (1980-90), voient dominer l’autodidaxie et l’apprentissage entre pairs. Cependant, on assiste déjà à l’apparition d’éléments épars d’un apprentissage formalisé et d’un encadrement institutionnel : par le biais de la télévision d’une part ; au sein des groupes et compagnies de danse hip-hop d’autre part, et enfin dans le cadre d’animations organisées par les maisons de quartier ou des salles qu’elles mettent à la disposition des jeunes.

65 Témoignages recueillis par Isabelle Kauffmann en 1997 et 2001 dans les Pays-de-la-Loire. 66 Interview recueilli par Isabelle Kauffmann, février 2001.

Le hip-hop comme spectacle et le développement de l’enseignement

Après l’introduction de la danse hip-hop en France (1980-82), le premier lancement par le biais de la télévision (1984), suivi d’années de régression, mais de développement souterrain (Bazin, 1995 : 141), on assiste, à partir de 1990, au renouveau de la danse hip-hop. C’est à partir de ce moment qu’on trouve le plus aisément les traces d’un enseignement formalisé. Tout indique que ce sont des professionnels du spectacle vivant, soutenus par la puissance publique, qui organisent les premières formations à visée professionnelle de danse hip-hop. Ou peut-être est-ce la notoriété des institutions et des personnes impliquées qui explique la visibilité de ces initiatives.

Quoiqu’il en soit, il paraît clair que la puissance publique (à ses différents échelons : local, départemental, régional, national ; et sous ses différentes espèces : départements ministériels, équipements culturels, organismes para-publics, etc.) a joué un rôle décisif dans le développement d’une formation institutionnalisée à la danse hip-hop. D’une part en organisant le premier stage de formation professionnelle pour danseurs hip-hop en 1993, puis en poursuivant ce type d’action sous d’autres formes et à une variété d’échelons. D’autre part en soutenant les initiatives prises localement pour l’enseignement de la danse hip-hop auprès des jeunes. Enfin, en lançant une réflexion sur les conditions d’exercice du métier, sur la certification et sur la professionnalisation des danseurs.

Si certaines municipalités ont probablement soutenu l’encadrement de la danse hip- hop dans les années 1980, il semble que l’intervention publique pour le développement d’une transmission de la danse hip-hop sur le modèle scolaire démarre vraiment autour de 1990.

Le rôle pionnier de la région Rhône-Alpes, puis du TCD

La région Rhône-Alpes fut un précurseur dans la promotion de la danse hip-hop. En préparation à la première grande manifestation d’envergure de cette danse, les Rencontres régionales de danses urbaines à Villefranche-sur-Saône en 1992 (organisées par des établissements publics et para-publics), les jeunes danseurs furent « soutenus » et « accompagnés » par des chorégraphes professionnels (Verborg, 2001 : 29-30). Cela ressemble bien à de la formation ; mais nous n’en savons pas davantage.

Par la suite, le Théâtre contemporain de la danse (TCD) apparaît comme la première structure à organiser des stages de formation à la danse hip-hop, clairement identifiés comme tels, en 1993, avec le soutien de la Caisse des dépôts, du Fonds d’action sociale, du ministère de la Jeunesse et des Sports, et d’autres partenaires (Ménard, Rossini, 1995). Il soutint également la formation des danseurs hip-hop dans les années qui suivirent.67 Le TCD, dont le fonctionnement était quasi intégralement

subventionné par le ministère de la Culture, mena une politique active de formation des hip-hoppeurs, en la liant à la production et à la diffusion de spectacles “dans des lieux prestigieux”, avec le spectacle Mouv’Danse hip hop à l’Opéra comique en 1992, puis Sobédo au Casino de Paris deux ans après68. Il faut noter que c’est à la suite de

la production à l’Opéra comique qu’eut lieu le premier stage du TCD. Cette politique, malgré qu’elle outrepassât quelque peu les missions du Théâtre, était soutenue par

67 Pour un bref descriptif de cette action par ceux qui l’ont mise en oeuvre, voir : Tamet, Galloni d’Istria, 1996. 68 Pour des comptes-rendus de ces spectacles, on peut consulter les articles du quotidien Le Monde : “Drôle de

rap. Chorégraphies de la vie quotidienne. Mouv’Danse hip hop à l’Opéra comique », 6 juin 1992 ; et « Les danseurs “hip hop” deviennent des professionnels », 24 janvier 1995.

la tutelle.

À partir de 1998, le TCD fut remplacé par le Centre national de la danse, dont les missions étaient plus vastes, et qui prit alors la relève en matière de formation à la danse hip-hop au niveau national. Il y eut des « stages expérimentaux » de danse hip-hop en 1998, 1999 et 2000 orientés vers la formation de formateurs et comprenant, outre des ateliers hip-hop, des formations en danse contemporaine, en musique, en pédagogie, et en analyse du mouvement dansé. Les formations allaient de trente à quarante-deux heures au total. En 1998, le stage fut suivi d’un débat public aux Rencontres des cultures urbaines sur « la transmission ».

Dans les années récentes en revanche on assiste à un net désengagement du CND en matière de formation des formateurs à la danse hip-hop. Il n’y a plus eu de stage d’importance au Centre de Paris depuis 1999 mais un “ entraînement ” de douze heures en 2000 puis en 2001, qui n’attire plus les gens du hip-hop, mais plutôt des danseurs professionnels d’autres disciplines, presqu’exclusivement des danseuses qui souhaitent s’initier à une forme qu’elles connaissent mal. Le CND s’était donné pour but de « former les cadres de la danse hip-hop », mais de toute évidence, les stages les plus récents ne peuvent répondre à cet objectif.69 Les danseurs hip-hop ne

sollicitent plus le Centre, et celui-ci n’est pas en mesure de prendre de nouvelles initiatives. Une responsable définit ainsi la situation : « À la suite d'une concertation DMDTS et, entre autres partenaires, CND, il a été décidé d'attendre un accord entre les artistes et transmetteurs hip-hop sur leurs souhaits et sur les nécessités afférentes à cette pensée/culture artistique. Les stages expérimentaux n'ont en effet pas permis de dégager une demande claire quant aux souhaits des danseurs les ayant suivis. Quant à la mise en place de formations diplômantes ou non, les différents partenaires attendaient une production de textes des danseurs concernés qui aurait permis de prendre en compte leurs attentes en termes de formation. Le CND ne peut (et ne doit) prendre seul la décision de mettre en place des formations de formateurs, sous forme de modules ou sous quelque forme que ce soit. À ce jour, aucun texte et aucune demande ne nous sont parvenus. »70

Même si le CND de Lyon demeure actif, la relève semble en grande partie prise désormais par des structures décentralisées : Directions régionales d’action culturelle (DRAC), Associations départementales d’information et d’actions musicales et chorégraphiques (ADIAM) ou de développement musical (ADDM), Directions départementales de la Jeunesse et des Sports (DDJS). On peut noter par exemple qu’avec sept stages sur vingt-deux, le hip-hop est au deuxième rang, juste après la danse contemporaine qui en a dix, pour le nombre de stages organisés par l’ADIAM 91 (Essonne) durant l’année 2000-2001. L’ADIAM et la DDJS 92 (Hauts-de-Seine), dans leur “ Programme d’accompagnement des pratiques amateurs et professionnelles, Défis Danse 2001 ” proposent majoritairement des formations et des aides à la création orientées vers le hip-hop. De telles structures sont actives dans la formation à la danse hip-hop dans plusieurs régions de France, par exemple en Bretagne (dans les Côtes-d’Armor, l’ADDM 22) ou en Rhône-Alpes. À l’échelon des municipalités il y a également un soutien à de telles formations, probablement fort important, sans que nous ayons les moyens aujourd’hui de le mesurer.

69 Entretiens et observations de Roberta Shapiro, printemps 2001.

70 Anne-Marie Reynaud, directrice de l’Institut de pédagogie et de recherches chorégraphiques, C

ND ; octobre

2002, communication particulière. Insistons sur le fait que pour compléter l’analyse, il faudra recueillir des informations auprès des danseurs ayant participé à ces discussions, ainsi qu’auprès d’autres formateurs en danse hip-hop, ce que nous ferons dans une étape ultérieure.

On notera également le rôle des festivals dans le développement de la formation : pratiquement tous les festivals de hip-hop comportent des stages et des master classes de danse. Les Rencontres annuelles organisées par l’établissement public du Parc de La Villette sont les plus connues, mais on notera ceux de Villefranche- sur-Saône, de Montpellier, de Nantes, de Poitiers, de Strasbourg, de Marseille, etc. On remarquera la prolifération récente de cours, qui sont organisées d’une part par des compagnies de danse hip-hop, d’autre part par des écoles privées de danse qui se diversifient en proposant désormais du hip-hop. Le quotidien Le Monde en présente un reportage pour la première fois en octobre 1998. Enfin, depuis peu, la danse hip-hop est enseignée dans certains conservatoires et dans les établissements de l’Éducation nationale. Elle constitue un volet important des actions « Danse à l’école », et serait une option de plus en plus demandée dans les collèges. Et pour un adolescent qui s’y adonne dans un but professionnel, la pratique de la danse hip-hop ouvre depuis peu la possibilité de bénéficier des horaires aménagés proposés par certains lycées, au même titre que les danseurs classiques ou les aspirants chanteurs lyriques.

Bref, établissements scolaires, centres sociaux, maisons de la culture, associations locales, écoles de danse, salles de remise en forme, établissements publics et structures privées : un nombre croissant d’institutions de toutes sortes proposent aujourd’hui des formations en danse hip-hop, allant de l’initiation à un haut niveau. Une responsable à la DMDTS (ministère de la Culture) constate l’accroissement rapide d’une demande de formation en danse hip-hop qui passe désormais par la voie institutionnelle : « ce style de danse est devenue … a énormément pris et donc on est passé de petits groupes, d’un fonctionnement des grands frères qui prenaient en charge les petits dans les quartiers sur les pas de porte etc. à une demande sociale de masse, puisque même dans le 16ème [arrondissement] il y a du hip-hop. Dans

l’Éducation nationale maintenant le jazz chute très très fort et il y a une demande sur le hip-hop. Et qui dit demande de masse dit transformation de la pratique. »71

Comme nous l’avons dit, nous ne pouvons dresser ici ni un historique circonstancié, ni un état des lieux du soutien public à la formation à la danse hip-hop en France. Les exemples cités visent simplement à suggérer une tendance, qui consisterait en ceci : on passe de l’absence totale de formation institutionnalisée dans les années 1980, à l’organisation de la formation professionnelle en danse hip-hop par le TCD, une instance nationale, au début des années 1990. Son effort de formation est poursuivi par le CND, puis, de cet acteur presque unique, situé à Paris, on passe à une multiplicité d’actions de formation à cette danse dans toute la France, dans une variété de structures, et soutenues par différents types d’institutions, publiques et privées, à différents niveaux. Dans ce cas, comme dans d’autres domaines de l’action publique, on peut noter le désengagement d’une instance publique centrale au bénéfice d’initiatives locales diversifiées72.

Ainsi, il existe des formations soutenues par les municipalités, par les régions, par le ministère de la Culture, par le ministère de la Jeunesse et des Sports, par le ministère de l’Éducation nationale, et par une variété d’établissements publics et d’associations subventionnées, d’une part, et des enseignements dispensés par des écoles privées, d’autre part.

Un tel engouement pour la danse hip-hop et une telle offre d’enseignement 71 Entretien recueilli par Roberta Shapiro, octobre 2001.

72 Pour plus de détails sur l’action publique en faveur du hip-hop, on consultera les travaux de Loïc Lafargue

produisent une situation inédite. Une danse qui était pratiquée, il n’y a pas si longtemps, par un petit nombre de personnes, semble bien être enseignée désormais à grande échelle, même si on est incapable aujourd’hui de donner des chiffres. La puissance publique, qui la soutient financièrement, estime alors que sa responsabilité est engagée et pose « la question du diplôme ».

Nous arrivons donc au deuxième aspect important de l’action publique en matière d’enseignement de la danse hip-hop et qui concerne les conditions de son exercice. Cette action est même fondamentale, car elle peut ou non contribuer à structurer un monde professionnel de la danse hip-hop dans la durée. La question du diplôme, ou plus généralement de la certification, et qui relève en France de dispositions étatiques, engage aussi, bien sûr, celle des contenus de formation, de l’organisation des cursus, du recrutement et du devenir des élèves, ainsi que du recrutement, de la formation et du devenir professionnel des formateurs.