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2.5.4 « Coupe pa nou » avec la Bi-départementalisation

2.6 Le Cercle Eliard Laude : La description d'une société coloniale en 1969d'une société coloniale en 1969

2.6.6 Les fonctionnaires métropolitains, ces nouveaux colons

« Les fonctionnaires de la Réunion constituent une caste particulièrement privilégiée. […].

En 1960, la Préfecture établissait et publiait le bilan économique et social pour l'année 1959.

Il y ressortait, entre autres choses, que la masse des traitements des 5 449 fonctionnaires (4milliards 600 millions de francs CFA) était très voisine de la masse totale des salaires des 46 600 salariés de la Réunion (5 milliards). Cette situation insoutenable n'a cessé de s'aggraver. Actuellement, l'ensemble des fonctionnaires de la Réunion touche 11 milliards 546 millions de F CFA, c'est à dire 43% des 26 milliards 500 millions que représente « l'aide » totale de la France 446».

L'arrivée des fonctionnaires métropolitains, appelés les « Zoreils » dans l'ouvrage, est comparée a une « infiltration ». Cette arrivée est vécue comme une agression et l'installation dans l'île des fonctionnaires est comparée au retour du colon sur ses terres. Il s'agit donc pour les auteurs de critiquer la « ruée », qui est celle d'une migration et installation massive dans l'île sur une vingtaine d'années. Cette force numérique pèse de manière non négligeable dans les distributions des richesses et la distribution des pouvoirs dans la fonction publique :

445CERCLE ELIARD LAUDE, op.cit., p.73 446Ibid., p.68

« Durant les dernières 20 années, une ruée de Métropolitains, les « Zoreils », s'abattit sur la Réunion. Ce sont les fonctionnaires de toutes sortes, administrateurs et techniciens. […] il y a eu une infiltration de Zoreils à la Réunion. Actuellement, ils sont officiellement 8000.

Officieusement, il y en a beaucoup plus 13 à 15 000).447 ».

Ces fonctionnaires font l'objet d'un rejet dans le discours des auteurs parce qu'ils occupent les meilleurs postes, prennent de hautes responsabilités et ont les meilleurs salaires, donc un niveau de vie supérieur a celui de la majorité des Réunionnais. La stigmatisation du zoreil se construit donc de cette critique qui trouve sa continuité entre la figure du fonctionnaire d'hexagone et de l'ancien blancs des colonies. Cette continuité du schéma de domination touche a la distribution de l'emploi, sujet sensible dans un contexte insulaire où le chômage est explosif :

« Les Réunionnais ont été écartés des postes de direction (aucun chef de service qui soit encore Réunionnais). Ils commencent à être évincés des postes moyens (instituteurs et chefs de chantiers zoreils de plus en plus nombreux). La décréolisation des cadres à la Réunion, se poursuit à une allure effrénée, avec la venue de « coopérants » chaque jour plus nombreux.448 ».

Les auteurs évoquent une « décréolisation » qui nous ramène au schéma de dépersonnalisation de l'être colonisé décrit par Frantz Fanon. Dans le cas de l'île de la Réunion, on dépersonnalise le Réunionnais en lui enlevant la possibilité de s'épanouir par la voie professionnelle et d'utiliser le travail comme un outil d'émancipation ou de progression sur l'échelle sociale. Frantz Fanon décrit la société coloniale comme un espace d'enfermement pour le colonisé. Il s'agit d'un conditionnement qui entrave tout mouvement et possibilité de révolte de l'être. Le psychanalyste dénonce cet anéantissement comme une dépersonnalisation du colonisé, afin de le maintenir dans un état d'oppression. Cette description de la dépersonnalisation se retrouve dans la décréolisation des postes a responsabilité.

Pour réparer cette injustice, les auteurs avancent l'idée de prioriser l'embauche des Réunionnais. L'emploi leur serait prioritairement accordé dans l'île pour leur permettre une forme de réhabilitation personnelle et sociale. Cette régionalisation des emplois permettrait également de remettre en cause le système de mise en réseau clientéliste favorisé par les cadres métropolitains, selon les auteurs.

« On assiste à La Réunion à la formation de véritables « bastilles » de Zoreils. Ayant souvent des postes à responsabilité, il leur est facile de caser leurs femmes qui n'étaient pas venues avec un emploi et celles-ci sont embauchées sans examen. Souvent quand un privilégié part, sa place est déjà promise à tel petit copain449 ».

447Ibid., p.69 448Ibid.

449Ibid.

Cette nouvelle forme de domination, Frantz Fanon la définit dans Les Damnés de la Terre, comme une forme de précarisation sévère qui touche la population et qui permet aux classes dirigeantes de devenir de plus en plus riches. Frantz Fanon dénonce une hiérarchie où le peuple est maintenu dans son immobilisme par les bourgeois nationaux, qui n'hésitent pas a s'enrichir et voir leurs intérêts personnels avant ceux de la Nation. Une pensée retranscrite dans la pensée du cercle, qui dénonce la précarisation de la masse pour servir les privilèges d'une minorité :

« Les fonctionnaires de la Réunion, Créoles ou Zoreils , ne sont rien d'autre que les rouages, les instruments de cette politique de l'impérialisme, politique dont les conséquences sont graves pour la Réunion: élévation du cout de la vie qui s'aligne sur le pouvoir d'achat des fonctionnaires, disparition de la production locale agricole ou artisanale devant l'arrivée de produis français ; ce qui entraine une misère accrue des masses réunionnaises, une exploitation encore plus grande du peuple 450».

Au dela des conséquences économiques de cette « ruée » de métropolitains dans une île où le chômage des natifs est explosif, les auteurs dénoncent des habitudes et pratiques

« françaises » qui se développent dans l'île. Il s'agit d'une culture française qui s'implante, développant ainsi le goût des produits français dans la population réunionnaise. Ces habitudes intégrées a l'île vont renforcer la dépendance décriée, plus haut, aux produits d'importations.

Les auteurs ne pensent pas les deux modèles culturels français et créole de manière complémentaire, ils les opposent. Cette opposition entre deux modèles de développement, deux cultures, deux populations renvoient a l'antagonisme colonial. Frantz Fanon explique que la colonisation est régie par un « principe d'exclusion réciproque » qu'il faut détruire pour décoloniser. La décolonisation n'est donc pas possible selon lui, sous l'angle de la complémentarité des deux antagonismes historiques. Autrement dit, le colonisé ne saurait trouver un arrangement en toute complémentarité avec le colon. Frantz Fanon repose son argumentation sur une opposition spatiale, symbole de la logique d'exclusion coloniale.

« La zone habitée par les colonisés n'est pas complémentaire de la zone habitée par les colons.

Ces deux zones s'opposent, mais non au service d'une unité supérieure. Régies par une logique purement aristotélicienne, elles obéissent au principe d'exclusion réciproque : il n'y a pas de conciliation possible, l'un des termes est de trop.451 »

450Ibid., p.70

451FANON Frantz (2002), op.cit, p.47

Cette explication trouve son sens dans la logique d'exclusion a laquelle les auteurs du cercle font appel pour justifier leur critique de l’assimilation française, devenue aliénation.

Les fonctionnaires, qu'ils soient métropolitains ou créoles sont accusés de véhiculer, consommer et mettre en avant la culture française de par leur mode de consommation. Cette création de « goûts français », a la manière dont elle est décrite, apparaît comme une vague d'aliénation culturelle qui se diffuse dans l'île.

« La plupart des Zoreils chez nous, sont des fonctionnaires plus consommateurs que producteurs. Ils remplissent ainsi une des fonctions précises que leur assigne l'impérialisme:

« consommer français » et essayer de créer par leur exemple, des « goûts français » parmi la population locale452 ».

L'aliénation culturelle est un facteur de la dépersonnalisation de l'être. L'aliénation est décrite, dansPeau noire, masques blancs, comme un besoin de paraître, d'exister dans les yeux de l'autre. Les codes sont empruntés au dominant dans le but de lui ressembler. Frantz Fanon exprime cette idée avec l'exemple de l'Antillais : « Chacun d'eux veut paraître. Tout action de l'Antillais passe par l'Autre. (...) parce que c'est l'Autre qui l’affirme dans son besoin de valorisation453 ». La critique de l'aliénation culturelle s'appuie sur la critique du colon moderne. La description du schéma de domination, dansRéunion 1969, Une Colonie française, passe par la construction du portrait du colon moderne, le zoreil, qui au-dela de ses privilèges économiques affiche une attitude de mépris, voire de rejet de la population réunionnaise. Une stratégie d'exclusion mise en place par la majorité deszoreils, même si les auteurs avancent quelques rares exceptions.

« Quant à l'attitude de ces zoreils vis-à-vis de la population, on peut dire, en règle générale, qu'elle a toujours été ce que l'attitude de la majorité des métropolitains vis-à-vis des autochtones des pays colonisés (comment pourrait-il en être autrement?). Ils ne refusent pas la compagnie de la « jeunesse dorée » du pays qui se croit assimilée, mais ils préfèrent se retrouver entre eux sur les plages de Saint-Gilles ou en d'autres lieux de réjouissance pour vivre ensemble, entre « civilisés ». Ils ignorent les masses populaires, les dédaignent ou les méprisent. Il y a des exceptions mais elles sont très rares 454».

« Cependant, le désir de réaliser, chez certains zoreils, ne peut être mis en doute. (…).

Il n'en reste pas moins que beaucoup de Zoreils à la Réunion sont des incapables à la recherche d'une sinécure. D'autres sont les serviteurs de l'ordre colonial établi. 455».

452CERCLE ELIARD LAUDE, op.cit., p.69-70 453FANON Frantz (1952), op.cit., p.172 454CERCLE ELIARD LAUDE, op.cit., p.69 455Ibid.

Ce portrait du colon, portrait du nouveau dirigeant, est également celui de Frantz Fanon : « L'espèce dirigeante est d'abord celle qui vient d'ailleurs, celle qui ne ressemble pas aux autochtones, « les autres »456». Dans le discours du Cercle Eliard Laude, La Réunion, en 1969, est une île dans laquelle les métropolitains ont réussi a créer un environnement culturel et financier qui leur donne envie de s'y installer. Certes, la France accorde des aides massives a l'île mais c'est pour mieux la piller.

« Le colon fait l'histoire et sait qu'il la fait. Et parce qu'il se réfère constamment à l'histoire de sa métropole, il indique en clair qu'il est ici le prolongement de cette métropole. L'histoire qu'il écrit n'est donc pas l'histoire du pays qu'il dépouille mais l'histoire de sa nation en ce qu'elle écume, viole et affame. L’immobilité à laquelle est condamné le colonisé ne peut être remise en question que si le colonisé décide de mettre un terme à l'histoire de la colonisation, à l'histoire du pillage, pour faire exister l'histoire de la nation, l'histoire de la décolonisation457 ».

La description du schéma moderne de colonisation et le portrait du colon ont pour objectif de révéler les formes d’assujettissements des Réunionnais après la départementalisation. Nous remarquons que les marges de manœuvre de la population sur l'ensemble des décisions économiques sont limitées, confisquées. Les auteurs révèlent ainsi au travers de la description du système économique réunionnais en 1969, les grandes lignes de la domination, de l'impérialisme français. Le discours est subversif et agressif. Il vise a détruire le schéma de domination pour mieux le renverser et peut aboutir a une forme de racisme (même s'il s'agit avant tout d'un racisme économique) dirigé envers les métropolitains. En effet, le discours du Cercle Eliard Laude aboutit a une stigmatisation de l'ensemble des métropolitains.

456FANON Frantz (2002), op.cit., p.49 457Ibid., p.58

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