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CHAPITRE 3. La mise en genre et la mise en orientation sexuelle en milieu scolaire

3.4. Les enseignants et la reproduction d’un ordre hétéronormatif

Tel qu’évoqué en cadre théorique, la régulation par l’école de la sexualité et de l’expression de genre est le fait d’une pluralité de facteurs, d’acteurs et de contextes. Les sections précédentes de cet état des connaissances ont discuté de la manière dont l’enseignant, par les pratiques sociales et discursives qu’il met en place, joue un rôle central dans la reproduction ou dans la remise en question de l’ordre scolaire hétéronormatif (McCarthy, 2003 ; Epstein et Johnson, 1998). Bien entendu, l’enseignant lui-même n’est pas épargné par ces injonctions normatives. Enseigner dans un système scolaire où dominent l’hétérosexisme et les pressions à la complémentarité des sexes et des genres n’est pas sans comporter son lot de complexités, voire de risques, pour tous les enseignants, quelle que soit leur orientation sexuelle.

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3.4.1. Appréhensions enseignantes

Dans une recherche auprès d’enseignants en formation, Martino et Berrill (2002) mettent à jour les appréhensions vécues par ces derniers lorsqu’ils sont appelés à investir le territoire miné de la sexualité. Les participants questionnés déclarent n’exposer à leurs élèves que les dimensions de leur personne qui confortent les attentes à leur égard, voire feindre ces dimensions avant de les soumettre au regard d’autrui.

(…) teachers have, and indeed are expected to have, ‘exemplary’ sexual lives outside the school. ‘Exemplary’, in this context, entails being, ideally, heterosexual, married, and perhaps, for women at least, with children. (…) where this ‘moral guardianship’ is questioned or rejected by teachers, then their lives may become the subject of scandal, even moral panic. (Epstein et Johnson, 1998 : 123)

Au Québec, Bernier (2011) a mené une enquête similaire auprès de futurs maîtres, questionnant les pratiques pédagogiques qu’ils adoptent à l’égard des diversités d’orientations sexuelles. Interrogés quant aux facteurs pouvant les décourager de parler de diversité sexuelle avec leurs élèves de niveau secondaire, les répondants identifient quatre principaux facteurs, soit la peur de blesser un élève gai, lesbienne, bisexuel ou en questionnement, la crainte de perdre le contrôle de la classe, l’absence de ces sujets dans les programmes et les manuels scolaires, ainsi que la difficulté d’aborder la question en raison des matières enseignées.

Également, il semble probable que plusieurs des enseignants tentant de remettre en perspective la nécessaire complémentarité des sexes, ou encore questionnant le bien fondé de ces normes, soient freinés dans leurs élans par la crainte d’être la cible de harcèlement et d’étiquetage de la part de leurs élèves, voire de leurs pairs (Payne et Smith, 2014 ; Martino et Meyenn, 2001; Mills, 2000), de subir des atteintes à leur réputation, ou encore de perdre leur emploi (Epstein et Johnson, 1998). Bref, ils semblent à bien des égards craindre de se voir eux-mêmes dépréciés dans l’institution scolaire. Ces constats sont confirmés par les conclusions de plusieurs études, particulièrement auprès d’enseignants appartenant à ces minorités sexuelles (Chamberland et Lebreton, 2012; Martino et Berrill, 2007; Epstein et Johnson, 1998; Khayatt, 1997; Harbeck, 1992). Regardons-y de plus près.

3.4.2. Les stratégies de « gestion » de l’orientation sexuelle des enseignants

Dans une importante étude publiée en 1992, Pat Griffin s’est attardée aux méthodes de gestion identitaire préconisées par les éducateurs gais et lesbiennes. Suite à une recherche participative auprès de quinze enseignants, elle identifie quatre types de stratégies (passing, covering,

implicitely out, explicitely out), constituant autant de balises d’un continuum de visibilité de

l’orientation sexuelle. La présentation de soi comme personne hétérosexuelle (“passing”) constitue le mode de dissimulation de l’orientation sexuelle le plus strict. Il consiste à cacher entièrement sa vie de personne homosexuelle ou bisexuelle, et par conséquent, implique différents niveaux de mensonges afin de préserver les apparences d’une vie hétérosexuelle créée de toutes pièces. La stratégie du covering suppose que l’enseignant exerce une certaine censure des informations qu’il laisse transparaître, par exemple en modifiant les prénom et pronom utilisés pour référer au partenaire, en parlant à demi-mots, ou encore utilisant un langage neutre au niveau du genre, sans pour autant mentir à proprement parler. Bien entendu, la vigilance quant aux révélations personnelles et au genre utilisé pour faire référence au partenaire constitue davantage qu’un simple travail de grammaire, mais bien l’exercice constant d’une distance dans les relations interpersonnelles. Selon Griffin, cette stratégie présente un grand potentiel de stress, en raison de l’auto-surveillance constante qu’elle nécessite, tant auprès des collègues que des élèves susceptibles d’avoir et de verbaliser des questions sur la vie privée de leur enseignant.

Quant aux enseignants “implicitely out”, ils assument que leur orientation sexuelle est connue de leurs collègues, mais s’abstiennent néanmoins de la confirmer publiquement. À titre d’exemple, ces enseignants peuvent référer en classe à leur partenaire de même sexe par son prénom, sans nécessairement lui accoler pour autant l’étiquette de partenaire. La stratégie “explicitely out” réfère quant à elle aux cas de figure, somme toutes encore rares, où l’enseignant a clairement dévoilé son orientation sexuelle et est connu et reconnu comme gai, lesbienne ou bisexuel dans son environnement de travail. Il n’est pas rare qu’un enseignant explicitement ouvert devienne la personne référence de son école au sujet de la diversité sexuelle et qu’à ce titre, il vienne à accueillir les confidences d’élèves et de membres du personnel, ou encore à se faire consulter à titre de « personne-ressource » pour des élèves dont l’homosexualité ou la bisexualité, réelle ou présumée, est vue comme problématique.

Lorsque les enseignants négocient la visibilité de leur orientation sexuelle, c’est dans l’optique d’atteindre ou de préserver un équilibre entre les sphères personnelle et professionnelle de leur

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83 vie (Sparkes, 1994; Woods et Harbeck, 1992), et d’ainsi maintenir un certain niveau de sécurité dans l’exercice de leur profession. Ce faisant, ils sont confrontés à des opinions relativement polarisées en ce qui concerne l’« impératif du coming out » (Harbeck, 1992) ou la « déclaration péremptoire » (Khayatt, 1997). D’un côté, les tenants de la divulgation (notamment Sears et Williams, 1997; Woog, 1995; Jennings, 1994b) reprennent à leur compte l’hypothèse du contact (Allport, 1954), prévalente en psychologie sociale. Ils estiment que nul moyen n’est plus efficace pour effriter les attitudes discriminatoires et les préjugés, qu’ils soient de nature homophobe ou non, que les contacts interpersonnels de proximité entre les individus qui possèdent ces préjugés et ceux qui en font l’objet (Cotten-Huston et Waite, 1999).

Pour bien des personnes non-hétérosexuelles, confronter les préjugés et les stéréotypes sur la diversité sexuelle passe obligatoirement par le coming out, soit l’exercice de divulgation d’une orientation sexuelle d’emblée non visible. Sears et Williams suggèrent d’ailleurs que : "the single most effective way to change homophobic attitudes is through one-to-one personal contacts (…) Thus we need more research to suggest the best ways to encourage more lesbigay persons to come out” (1997: 7). Les enseignants ont rapidement été mis sur la sellette, en raison de la proximité de leurs liens avec les élèves, de l’autorité qui leur incombe de par leur rôle, et parce qu’ils sont depuis plusieurs années clairement identifiés comme des agents de premier plan dans la lutte à l’homophobie en milieu scolaire (UNESCO, 2013).

Étroitement liée à la conception de la divulgation comme outil de confrontation des préjugés, l’idée de modèle de rôle est également mobilisée par les adeptes de la déclaration péremptoire. Cet argument prend largement appui sur le modèle du professeur minoritaire (minority teacher), lequel a amplement documenté depuis les années 1980 les nombreux bénéfices susceptibles d’être engendrés par la simple présence en classe d’un enseignant appartenant à une minorité visible sur ses élèves, qu’ils partagent ou non avec lui ce même statut minoritaire. Élaborées autour des enjeux touchant les enseignants et les étudiants « noirs », ces études ont clairement établi que les enseignants minoritaires établissaient des standards de réussite plus élevés que leurs collègues à l’égard des élèves issus des mêmes groupes (Dee, 2005), favorisaient leurs aspirations académiques (Smith, 1989), leur réussite scolaire et leur estime de soi (JCPS, 1989) et incarnaient aux yeux de ces derniers le succès professionnel (Cole, 1986; Adair, 1984 ; Stewart et al., 1989; King, 1993). Quant aux élèves originaires d’autres groupes culturels que leur enseignant, ils verraient dans la présence d’un enseignant minoritaire un signe d’ouverture de leur établissement scolaire à la diversité culturelle et l’occasion de confronter certains

préjugés communs à l’égard des personnes d’origine afro-américaine (Banks et McGee, 2004; US Commission on Civil Rights, 1976).

La projection de ces prémisses sur les enseignants non-hétérosexuels apparaît d’emblée porteuse. Ainsi, en divulguant son orientation sexuelle, un enseignant pourrait contribuer à accoler à la non-hétérosexualité un modèle de réussite personnelle et professionnelle, montrant qu’il est possible d’avoir une vie amoureuse, familiale ou professionnelle satisfaisante, « même » si on est gai, lesbienne ou bisexuel. Il est également susceptible de confronter les stéréotypes que peuvent entretenir certains élèves à l’égard de la diversité sexuelle. Or, à l’épreuve de la réalité, cette association entre le modèle de l’enseignant minoritaire et l’enseignant non-hétérosexuel ne s’avère qu’en partie, dans la mesure où elle est en tout points tributaire de la visibilité de l’orientation sexuelle de l’enseignant, une donnée qui n’est pas d’emblée dans l’arène publique – et encore moins scolaire. Lorsque la dynamique minoritaire s’incarne, il semble que ce soit de façon aléatoire et non prévisible, un enseignant homosexuel pouvant choisir de taire son orientation sexuelle et d’ainsi s’extirper d’une telle dynamique d’identification, alors qu’un autre dont l’homosexualité serait à tort ou à raison présumée pourrait l’investir (Richard, 2013a).

Qu’ils soient ou non mobilisés en faveur de la divulgation par les enseignants de leur orientation sexuelle en classe, la majorité des praticiens, militants et chercheurs conviennent qu’une telle initiative doit nécessairement faire l’objet d’un choix circonspect, de surcroît auprès d’élèves mineurs et dans un contexte où l’association entre homosexualité et pédophilie prévaut toujours. Des études ont ainsi documenté les obstacles inhérents au coming out des enseignants. Par exemple, après avoir soumis plusieurs cohortes d’étudiants universitaires à l’enseignement d’un même professeur invité, évoquant tantôt son partenaire de même sexe, tantôt son partenaire de sexe opposé, Russ et al. (2002) concluent qu’un professeur ouvertement homosexuel est perçu par ses étudiants comme étant moins crédible et moins compétent qu’un professeur s’identifiant comme hétérosexuel.

Le choix de dissimulation préconisé par plusieurs enseignants serait en partie commandé par la profusion dans l’enceinte scolaire de stéréotypes, de blagues et de commentaires négatifs associés à l’homosexualité (Niesche, 2003). Des pédagogues suggèrent qu’un tel dévoilement se fait au prix d’une neutralité nécessaire à l’enseignement, alors que d’autres y répliquent qu’il ne s’agit là que d’un idéal pédagogique non atteignable, dans la mesure où la présumée

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85 neutralité mise en péril par l’enseignant ouvertement homosexuel n’incarne dans les faits qu’un

statu quo normatif et hétérosexiste (Elliott, 1996). Selon Griffin (1992), c’est avant tout la peur

d’accusations publiques qui freine les inclinaisons à la divulgation: étiquetage en tant que gai ou lesbienne, présomption de pédophilie ou d’abus sexuel sur des enfants, circulation de rumeurs quant à des avances sexuelles sur des élèves, accusations de promotion de l’homosexualité, d’avancement d’un agenda homosexuel, ou encore de recrutement d’élèves dans des objectifs de conversion, etc. Bref, plusieurs auteurs en concluent que la divulgation n’est pas une option viable pour la majorité des enseignants non-hétérosexuels (Khayatt, 1997/1999; Elliott, 1996).

3.5. Les pratiques enseignantes et les processus de mise en genre et de mise en