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CHAPITRE 1. Introduction et problématique

1.2. L’éthique professionnelle et la « moralité exemplaire » de l’enseignant

Les arrêts discutés plus tôt contribuent sans contredit à établir les responsabilités qui échoient aux autorités scolaires canadiennes, et concernant l’inclusion scolaire des jeunes de minorités sexuelles. Ici, l’inclusion scolaire évoque à la fois l’existence d’un climat scolaire exempt de discrimination homophobe ou genrée, et l’égalité de représentation dans le curriculum. La profession enseignante est donc, nous l’avons vu, balisée par une série de normes et de conventions, qui sont à la fois de l’ordre du dit et du non-dit. Lorsqu’elles relèvent d’une logique prescriptive plutôt que suggestive, nous avons vu qu’elles peuvent prendre forme à partir des législations fédérales, provinciales ou territoriales qui affectent son exercice, ou encore des jugements de la Cour suprême du Canada (ou de ses équivalents locaux), dont les arbitrages établissent des précédents (Jeffrey et al., 2009). Alors que la judiciarisation de l’agir enseignant va croissant, ces législations et ces jugements permettent de baliser les responsabilités

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transsexuel(le)s ou transgenres, ou qui ne se conforment pas aux expressions de genre conventionnelles et attendues). L’acronyme LGB réfère donc aux personnes qui s’identifient comme lesbiennes, gais, bisexuel(le)s, alors que LGBT réfère aux personnes qui s’identifient comme lesbiennes, gais, bisexuel(le)s et trans.

professionnelles des enseignants (Clarke et MacDougall, 2004 ; Jeffrey et al., 2009 ; Desaulniers et Jutras, 2006), notamment en ce qui concerne le niveau de moralité attendu d’eux. Particulièrement au Québec où la déontologie enseignante ne fait encore l’objet d’aucun code (Jeffrey et al., 2009), il convient d’étudier les jugements et les arbitrages émis à leur égard afin d’apprécier les exigences éthiques et morales dont ils font l’objet.

Ceci dit, d’autres décisions de justice concernent plus spécifiquement les enseignants et le niveau de moralité attendu d’eux (Clarke et MacDougall, 2004 ; Jeffrey et al., 2009 ; Desaulniers et Jutras, 2006). Nous évoquerons quatre autres arbitrages effectués par la Cour suprême du Canada, entre 1996 et 2005. Ici, un seul concerne directement l’orientation sexuelle, mais les quatre contribuent à asseoir la moralité exemplaire attendue des enseignants canadiens et donc, à établir les balises éthiques et morales au sein desquelles ces derniers sont appelés à naviguer au sujet de la diversité sexuelle. Cette quadrilogie est constituée des cas Ross c. New

Brunswick School District No. 15 (1996), Kempling c. British Columbia College of Teachers

(2005), R. c. Audet (1996) et Toronto (City) Board of Education c. O.S.S.T.F., District 15 (1997)

L’affaire Ross c. New Brunswick School District No. 15 (1996) concerne le congédiement par son conseil scolaire de Malcolm Ross, un enseignant s’étant adonné à des publications antisémites dans ses temps libres. Le parent d’élève ayant apporté la situation à l’attention du conseil scolaire estimait que l’emploi de Ross contribuait à créer un environnement scolaire négatif à l’égard des élèves juifs. En maintenant l’ordonnance de congédiement de Ross, la Cour suprême du Canada reconnaît le droit des enseignants à leurs opinions personnelles, fussent-elles discriminatoires en nature, mais confirme que les standards de moralité auquel ils sont tenus de par leur profession priment sur ce droit.

En raison de la position de confiance qu'ils occupent, [les enseignants] exercent une influence considérable sur leurs élèves. Le comportement d'un enseignant influe directement sur la perception qu'a la collectivité de sa capacité d'occuper une telle position de confiance et d'influence, ainsi que sur la confiance des citoyens dans le système scolaire public en général. (…) en raison de la position qu'il y occupe, il n'est pas en mesure de « choisir le chapeau qu'il portera et dans quelle occasion » (…) ; ce chapeau d'enseignant, il ne l'enlève donc pas nécessairement à la sortie de l'école et, pour certains, il continue à le porter même après les heures de travail.

(Ross c. New Brunswick School District No. 15, [1996] 1 R.C.S. 825, par. 43-44)

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11 L’interdiction des enseignants d’agir sur leurs croyances sexistes, racistes et homophobes a été subséquemment renforcée par l’arrêt Kempling c. British Columbia College of Teachers (2005). Christopher Kempling, un enseignant britanno-colombien, a été suspendu quatre semaines par son association professionnelle pour “conduct unbecoming of a teacher” (conduite inappropriée pour un enseignant), suite à la publication d’articles considérés comme diffamatoires envers les gais et les lesbiennes. Bien que l’enseignant ait entrepris ces initiatives sur ses temps libres, et par conséquent hors de l’école, la Cour suprême de la province a statué qu’il était dans la compétence du British Columbia College of Teachers de suspendre Kempling, citant qu’il avait « abusé de son statut professionnel dans le but de donner de la crédibilité à ses positions discriminatoires personnelles » (Kempling c. British Columbia College of Teachers, 2005, B.C.C.A. 327, par. 77, traduction libre). Les arrêts Ross et Kempling établissent clairement que les enseignants canadiens ont une obligation légale d’adopter et de maintenir une posture professionnelle de neutralité, dénuée des croyances ou jugements de valeur susceptibles de porter ombrage à la création d’un environnement scolaire exempt de discrimination.

Dans l’affaire R. c. Audet (1996), la Cour suprême du Canada émet un verdict de culpabilité à l’égard d’un enseignant néo-brunswickois en début de carrière, qui aurait eu un contact sexuel avec l’une de ses élèves adolescentes durant la période estivale. Renversant les décisions d’acquittement préalablement émises, la Cour suprême statue que l’enseignant demeurait en situation d’autorité et de confiance vis-à-vis de l’élève au moment des faits, malgré que l’école ait été suspendue pour l’été. Deux des neuf juges de la Cour suprême sont dissidents dans cette affaire, plaidant qu’en remettant à l’enseignant même le fardeau de prouver qu’il n’était pas en situation d’autorité au moment des faits, cette décision compromet la présomption d’innocence garantie par défaut à tout Canadien par la Charte canadienne des droits et libertés.

Finalement, dans l’affaire Toronto (City) Board of Education c. O.S.S.T.F.10, District 15 (1997), la

Cour suprême du Canada est appelée à se saisir du congédiement d’un enseignant par le Conseil de l’éducation de Toronto, suite aux menaces de mort proférées à plusieurs reprises par ce dernier, qui estimait avoir été lésé par ses employeurs dans l’obtention d’une promotion. Dans le libellé de son jugement, la Cour suprême évoque une fois de plus la droiture attendue des enseignants canadiens :

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Du fait de leur situation de confiance, les enseignants doivent prêcher par l’exemple et par leur enseignement, et ils donnent l’exemple autant par leur conduite en dehors des salles de cours que par leur prestation dans celles-ci. En conséquence, toute mauvaise conduite en dehors des heures normales d’enseignement peut constituer le fondement de procédures disciplinaires.

(Toronto (City) Board of Education c. O.S.S.T.F., District 15 [1997], par. 54)

Deux types d’arguments tendent à être invoqués dans les jugements mettant en scène l’éthique ou la moralité irréprochable attendue des enseignants canadiens. D’une part, on leur attribue une influence majeure sur leurs élèves (de surcroît lorsque ces derniers sont mineurs) en raison de l’autorité que leur confère leur statut. D’autre part, on leur impute la préservation de la confiance du public à l’égard du système scolaire. A l’instar des religieux dont ils suivent théoriquement les traces, les pédagogues canadiens se retrouvent ainsi à devoir se porter garants des plus hauts standards de moralité, tous les jours de l’année, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de leur établissement scolaire, et tant dans l’exercice de leur travail d’enseignant que dans les autres dimensions de leur vie privée.

La hauteur des standards moraux à laquelle sont tenus les enseignants n’a pas manqué d’être relevée par différents observateurs et analystes de la scène juridique canadienne. Ils sont nombreux à estimer que l’enseignant est mobilisé par une « moralité exemplaire » (Buzzelli et Johnson, 2001) et doit agir comme « modèle de moralité » (Jeffrey, 2007 ; Lavoie, 2001).

Les enseignants ont assurément, comme tous les citoyens, encore des droits. Mais il semble que leur devoir de moralité prime sur leurs droits. Il y a lieu de se demander si cet idéal de moralité demandé aux enseignants ne vient pas limiter leurs libertés en tant que personne. (Jeffrey, 2007 : 50)

Dans une recension en droit de l’éducation, Lavoie (2001) relève des dizaines d’exemples d’activités dites « immorales » pour lesquelles des enseignants canadiens ont été réprimandés par la plus haute Cour du pays depuis 1996. Ces activités couvrent un large spectre de comportements, tels la pratique du naturisme, le recours aux services de prostitués, la consommation de drogues douces, le partage de certaines informations sur les réseaux sociaux et la prise de positions publiques controversées. Dans une méta-analyse des jugements

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13 prononcés entre 1970 et 2007 par la Cour suprême du Canada et mettant en scène des enjeux de moralité enseignante, Jeffrey et al. évoquent la « sévérité morale de plus en plus aigue de la part des arbitres » à l’égard des enseignants (2009 : 83).

Au terme de ce tour d’horizon, il est possible de questionner les orientations suggérées par ces référents juridiques, éthiques et moraux sur l’agir professionnel des enseignants, hétérosexuels comme non-hétérosexuels. Le premier type d’attentes dont fait l’objet l’enseignant en exercice, et qui est susceptible d’influencer ses pratiques liées à l’homophobie et à la diversité sexuelle, concerne tantôt les exigences de neutralité et de « moralité exemplaire » auxquelles fait face l’enseignant (détaillées dans les arrêts Ross v. New Brunswick School District No. 15; R. v.

Audet; Toronto (City) Board of Education v. O.S.S.T.F., District 15; Kempling v. British Columbia College of Teachers), tantôt encore, les exigences relatives à la garantie d’un milieu scolaire

inclusif et exempt de discrimination (Trinity Western University v. BC College of Teachers;

Chamberlain v. Surrey School District No. 36; North Vancouver School District No. 44 v. Jubran). Nous avons vu que ce type d’attentes parraine et cautionne des initiatives et des

interventions enseignantes s’inscrivant dans une perspective de protection des droits des élèves minoritaires en éducation. Au niveau de la diversité sexuelle, cela peut signifier qu’un enseignant adopte des mesures afin de prévenir le traitement discriminatoire à caractère homophobe d’un élève, de protéger ce dernier contre les violences de ses pairs, ou d’offrir une variété de représentations ou de références, incluant de la diversité sexuelle. Il s’agit d’une lutte

à l’homophobie de type « stratégie des petits pas » (Simon, 2007 : 156), qui préconise le cumul

d’arrêts d’agir et d’interventions répétitives. Il est attendu que leur implantation patiente et systématique ait raison d’une homophobie systémique, mais souvent réduite à ses expressions individuelles. Trouvant appui et renforcement dans les politiques scolaires et autres règlements locaux de lutte contre l’homophobie, cette tendance fait également l’objet d’un large consensus chez les enseignants interrogés dans le cadre de cette thèse.

Offrant un contrepoids aux attentes de neutralité et de « moralité exemplaire » des enseignants, le second type d’attentes se conforme davantage aux préceptes d’une pédagogie humaniste et inclusive, qui fait depuis quelques années l’objet d’efforts concertés de la part d’organisations nationales (Conseil des ministres de l’Éducation du Canada [CMEC] et Commission canadienne pour l’UNESCO, 2008) et internationales (UNESCO, 2008/2009a; Union européenne, 2007). L’éducation inclusive poursuit un objectif double : assurer une éducation de qualité aux élèves de groupes minoritaires et former des citoyens outillés à prendre part activement à une société

démocratique et multiculturelle. Si elle diffère en plusieurs points de l’enseignant comme modèle de rôle ou du modèle de l’enseignant minoritaire (minority teacher), l’éducation inclusive s’en rapproche néanmoins en ce qu’elle valorise l’expression de diversités humaines et encourage les relations authentiques et engagées entre élèves et enseignants11. Ici encore, l’examen de la situation spécifique aux enseignants LGB est porteuse, puisqu’elle cristallise les facteurs affectant la pratique enseignante en lien avec la diversité sexuelle. Ces théories proposent qu’un enseignant puisse efficacement mobiliser ses identités personnelles (incluant son orientation sexuelle) pour rejoindre et inculquer la tolérance à une diversité d’élèves – et donc que la divulgation par un enseignant de son homosexualité (de sa bisexualité) puisse être tolérée, voire encouragée.

La figure 1.1 illustre certains jeux d’attentes contradictoires qui ont été décrits en détails plus haut. Il ne s’agit bien sûr en aucun cas d’un relevé exhaustif des injonctions, souvent contradictoires, au sein desquelles doivent opérer les enseignants12, mais cette schématisation permet toutefois de mettre à jour les prescriptions diversifiées, parfois opposées, qui régissent la pratique enseignante face à la diversité sexuelle.