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CHAPITRE 3. La mise en genre et la mise en orientation sexuelle en milieu scolaire

3.1. Les échanges genrés entre pairs

Les élèves prendraient une part active dans leur propre socialisation, et la socialisation genrée n’y ferait pas exception, constatent certains auteurs s’étant immergé dans des établissements scolaires dans le cadre de leur recherche de terrain (Boyle, Marshall et Robeson, 2003; Thorne, 1993; Swain, 2000). La réitération constante d’une conception binaire et mutuellement exclusive du genre se donnerait notamment à voir dans la manière dont les élèves se scindent spontanément en sous-groupes, dans la ségrégation de leurs espaces de jeu et de socialisation, dans le contenu de leurs taquineries et insultes, de même que dans leur constante valorisation de l’hétérosexualité et de ce qui y est associé.

3.1.1. Performer le genre sur le terrain de jeu

La littérature sur le gender play s’intéresse aux multiples manières dont les élèves investissent les terrains de jeux et y échangent entre eux. On y constate que, malgré que la surveillance dont ils font l’objet y soit minimale, les garçons comme les filles ont tendance à se regrouper par sexe, à pratiquer des loisirs et à fréquenter des espaces ségrégés (Thorne, 1993). Ainsi, les filles auraient tendance à circonscrire leurs activités (gymnastique, saut à la corde, discussions) à des espaces de jeux plus petits et plus proches du bâtiment scolaire, alors que les garçons se prêteraient plus volontiers à des sports d’équipe, dans des zones plus en retrait.

Au-delà du regroupement des élèves par sexe, et toujours en raison de la faible surveillance qui y prévaut, les terrains de jeux sont également des lieux d’agression, sexuelle (Thorne, 1993) ou homophobe (Renold, 2002 ; Swain, 2000). Selon Thorne, « kids use the frame of play (“we’re only playing”; “it’s all fun”) as guise for often serious, gender-related messages about sexuality and aggression » (1993 : 5). Dans ces contextes, ce sont les comportements conformes aux attentes de genre qui sont célébrés entre pairs - et la prise d’initiatives sexuelles fait partie des comportements qui peuvent être encouragés chez les adolescents, et les comportements non- conformes au genre qui sont réprimés, notamment par l’insulte homophobe (Chamberland, Richard et Bernier, 2013).

De ce bref tour d’horizon se dégage l’idée que les élèves, dès lors qu’ils se retrouvent entre pairs, tendent à être impliqués dans une véritable gestion du genre, qui valorise la conformité de genre (Boyle, Marshall et Robeson, 2003) et renforce l’hétérosexualité comme matrice à travers laquelle le genre est compris (Epstein, 1997). Cela suggère que le genre et l’orientation sexuelle, loin de n’être que des notions théoriques abstraites, font l’objet d’échanges quotidiens entre élèves. L’enseignant est relativement peu mobilisé dans ces échanges ludico-sociaux, hormis lorsqu’il est appelé à intervenir à titre de médiateur, pour faire un arrêt d’agir ou pour réprimander les élèves concernés. Ces cas de figure seront discutés plus bas.

3.1.2. Le rôle des insultes à caractère homophobe

La diversité d’interprétations prêtées aux expressions langagières anglophones telles que fag,

faggot et poofter (et leurs corollaires francophones tels que pédé, enculé, fifi, tapiole et tapette)

donne lieu à une dissension entre chercheurs, laquelle porte à la fois sur la nature des sujets désignés par ces termes et sur les intentions poussant des individus à les utiliser. Désignent- elles ainsi explicitement l’orientation sexuelle d’un individu, qu’elle soit réelle ou présumée, ou

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57 sont-elles utilisées à d’autres escients (et si tel est le cas, lesquels)? En d’autres termes, en quoi ces termes constituent-ils ou non une incarnation d’homophobie?

Dans la compréhension populaire comme chez plusieurs chercheurs (Bastien Charlebois, 2009; O’Conor, 1995; Thorne, 1993), il est généralement entendu que ces expressions constituent des manifestations d’homophobie, voire de sexisme, puisqu’ils accolent des significations négatives à des termes désignant tantôt l’homosexualité, tantôt l’inversion du genre. Pascoe (2005, 2007) et Plummer (2001) estiment toutefois que qualifier d’homophobe le recours à de tels termes équivaut à en nier la nature genrée. Pascoe suggère que les élèves rencontrés dans le cadre de sa recherche ethnographique dans une école secondaire de Californie utilisent inlassablement ce type de termes, mais n’en ont pas moins intériorisé l’idée selon laquelle l’homophobie est une attitude désapprouvée socialement.

The boys in this study know that they are not supposed to call homosexual boys ‘fags’ because that is mean. This then has been the limited success of the mainstream gay rights movement. The message absorbed by some of these teenage boys is that ‘gay men can be masculine, just like you’. Instead of challenging gender inequality, this particular discourse of gay rights has reinscribed it. (Pascoe, 2005: 342)

Ainsi, selon Pascoe, ces termes ne constituent pas un rejet de l’homosexualité à proprement parler, mais s’intègrent dans un processus de construction de l’identité masculine par la répudiation d’une identité fag, désignant : “an ‘abject’ position, a position outside of masculinity that actually constitutes masculinity” (2005 : 342). D’après l’auteure, s’il arrive parfois que ces termes désignent les préférences sexuelles de quelqu’un, ils font néanmoins toujours référence à des significations genrées.

Plummer avance quant à lui que l’évocation de la sexualité de l’interlocuteur est secondaire dans les préoccupations des garçons utilisant ces insultes. Selon lui, ces termes canalisent des significations éminemment complexes qui ne relèvent pas de l’anti-homosexualité, mais bien d’un exercice de dénomination d’un autrui dont les attitudes (immaturité émotive, intérêt ou don pour la chose académique, timidité) s’émancipent des attentes traditionnelles dont font l’objet les garçons. Ces épithètes outrepassent les seules tentatives de désignation d’une infériorité sur la

base de l’orientation sexuelle ou du genre pour désigner : “a lack of allegiance to the collective expectations of male peers” (2001: 21).

Bastien Charlebois suggère quant à elle que l’usage de ces termes par les garçons adolescents invoque tantôt une apparence physique perçue comme féminine ou efféminée, tantôt des traits de caractère perçus comme faibles (soumission à l’autorité ou couardise), et tantôt encore, l’homosexualité. Loin d’être disparates, ces interprétations relèveraient toutes d’un « système normalisant et naturalisant les rapports femmes-hommes » (Bastien Charlebois, 2006 : 67), et contribueraient à alimenter une hiérarchie intramasculine discréditant les masculinités perçues comme inférieures. De même, ces épisodes de violence chez les garçons adolescents seraient à comprendre comme des exercices visant à prouver la virilité, et donc la masculinité, de ces derniers (Ayral, 2010).

Ces querelles théoriques sont d’importance pour notre propos, dans la mesure où les constats des enseignants s’y grefferont. De fait, nous verrons que s’ils constatent tous la large utilisation de ces épithètes par leurs élèves et la banalisation du recours à ces termes, ils n’en reconnaissent pas moins l’importance d’intervenir pour mettre un frein à ce qu’ils perçoivent presque tous comme une manifestation de violence verbale. Par contre, plusieurs disputent la nécessité, mais également la légitimité, d’une intervention qui serait appuyée sur une prémisse erronée d’homophobie. Nous y reviendrons en article 1.

3.1.3. Valorisation constante de l’hétérosexualité et de la conformité au genre

À l’école, la régulation entre pairs des sexualités et des expressions de genre se donne à voir au quotidien, d’après le professeur Mac An Ghaill (1991), qui s’est intéressé à la construction de l’identité masculine chez les adolescents. Au terme d’entrevues sur les expériences scolaires de jeunes hommes homosexuels, Mac An Ghaill rapporte que l’école secondaire est à comprendre comme un lieu d’apprentissage de la masculinité. Les comportements jugés non conformes à l’expression d’une masculinité acceptable (par exemple, l’émission de doutes quant à l’hétérosexualité) y sont sévèrement brimés, alors que ceux confortant ces rôles de genre (par exemple, vantardise liée aux conquêtes sexuelles, dénigrement des femmes) font plutôt l’objet de fraternité masculine.

The moral order was policed by visible and invisible processes of institutional and self surveillance that were pervasive throughout their schools and colleges. The sexual and gender imperatives of

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59 performing like a man found expression in the official and hidden

curriculum; in classrooms, assemblies, counselling, cloakrooms, toilets, playground and leisure activities. (Mac An Ghaill, 1991:10)

Les stéréotypes de genre paraissent tout aussi saillants chez les filles adolescentes. L’étude menée par Duncan (2004) auprès de 54 adolescentes anglaises illustre cette préhension des référents hétéronormatifs à l’école secondaire. Les participantes étaient invitées à classer des vignettes sur lesquelles étaient inscrites des caractéristiques susceptibles d’être accolées à une élève de leur âge (par exemple : « Fume parfois » ou « Est bonne à l’école ») dans l’une de trois catégories, selon la probabilité que cette caractéristique puisse être associée à une élève populaire. Les résultats de cet exercice démontrent sans équivoque que la popularité d’une adolescente est étroitement associée à l’attrait qu’elle présente aux élèves du sexe opposé – les vignettes accolées aux adolescentes populaires regroupant des caractéristiques telles que « Est très appréciée des garçons » et « Est très à la mode ». À l’opposé, la vignette la moins associée au fait d’être populaire s’est avérée : « Être lesbienne ». L’auteur conclut que, comprise en termes d’ascension sociale, la popularité au secondaire se joue sur un registre hétéronormatif, les adolescentes privilégiant la socialisation pour et avec les garçons, et prenant leur distance avec les amitiés dyadiques entre filles qui ont caractérisé leurs plus jeunes années.

La propension des élèves à adhérer aux dictats de l’hétéronormativité, et à favoriser cette même conformité chez leurs pairs, a ainsi été documentée à maintes reprises, dans le cadre d’études sur les jeux de séduction et la popularité (Myers et Raymond, 2010; Connell, 2005; Ingraham, 1994), sur la victimisation à l’école (Chamberland et al., 2010a; Martino, 2000), sur le sentiment de sécurité à l’école (Toomey, McGuire et Russell, 2012), de même que sur l’estime de soi et l’apparence corporelle des filles (McCabe, Riciardelli et Ridge, 2006; Evans, 2006). C’est cette même organisation genrée qui serait à la source de bon nombre des difficultés que connaissent les jeunes trans1 en milieu scolaire (Chamberland et Duchesne, 2010; Greytak, Kosciw et Diaz, 2009).

3.1.4. Conclusion sur les échanges genrés entre élèves

Les brèves sections précédentes évoquent l’existence à l’école de mécanismes complexes de gestion du genre et des orientations sexuelles, qui s'installent en marge des enseignements formels. Ces mécanismes prennent en partie forme à l’occasion d’échanges entre pairs. Il s’agit

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d’un véritable processus de conditionnement, par lequel les élèves dont la sexualité et le genre sont jugés conformes aux attentes hétéronormatives sont récompensés (par exemple, en étant adulés par leurs pairs). Les élèves qui refusent de jouer ce jeu de la régulation, ou qui s’y soustraient, se soumettent à une certaine répression de la part de leurs pairs, répression qui peut se manifester par une mise à l’écart ou l’insulte. L’insulte homophobe occupe une place de choix dans ces réflexions, dans la mesure où sa signification peut autant canaliser l’absence de ratification du contrat social hétérosexuel (Wittig, 2001) que l’inadéquation d’un individu avec les normes de genre dominantes. Finalement, l’évocation d’échanges genrés entre pairs permet de concevoir l’hétéronormativité dans ses incarnations scolaires quotidiennes, parfois banales dans ses manifestations, mais toujours conséquentes par les normes qu’elle contribue à instaurer.