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CHAPITRE 1. Introduction et problématique

1.5. Les injonctions ciblant les enseignants

Les constats évoqués plus haut invitent à questionner le rôle de l’enseignant dans les processus de mise en genre et de mise en orientation sexuelle qui prévalent dans son milieu scolaire. Il est en effet légitime de se demander ce que valent ces discours et législations s’ils ne passent pas l’épreuve de la salle de classe. S’il existe sans contredit des prescriptions hétéronormatives à l’école, l’enseignant prend constamment position, par ses actions comme ses inactions, face à ces discours ambiants relatifs à la conformité au genre, à la complémentarité des sexes et à la supériorité de l’hétérosexualité sur l’homosexualité/la bisexualité.

Soumis aux législations nationales, provinciales et institutionnelles relatives à l’homophobie et à la violence en milieu scolaire, l’enseignant est également investi d’une moralité exemplaire du fait de son rôle in loco parentis20, influencé par les réalités du quotidien – qu’il s’agisse de manque de temps ou des invectives homophobes dont il peut être témoin – ainsi que traversé lui-même par des perceptions du genre et de l’orientation sexuelle qui lui sont propres. Qui plus est, parce que l’enseignant est forcé d’évoluer, jour après jour, au sein d’un climat scolaire à divers degrés hostile aux dérogations normatives, il doit également négocier un équilibre précaire entre se mettre en péril (par exemple, en parlant de diversité sexuelle en classe ou encore en intervenant systématiquement contre tout propos évoquant l’homosexualité de façon péjorative) et préserver un statu quo dont il est le premier à bénéficier. La situation se pose avec d’autant plus d’acuité pour les enseignants qui s’identifient comme gais, lesbiennes ou bisexuels, qui naviguent déjà par défaut les eaux houleuses de la divulgation/dissimulation de leur orientation sexuelle devant leurs élèves. Bref, force est de constater que les pratiques enseignantes font l’objet d’injonctions potentiellement hautement contradictoires quant à la diversité sexuelle et de genre.

De telles tensions normatives peuvent générer plusieurs appréhensions chez les enseignants, lesquelles ont été à différents degrés documentés par la littérature scientifique en études gaies et lesbiennes et en sociologie de l’éducation. En effet, au-delà des discours formels d’inclusion scolaire et de lutte contre la violence, ce sont eux qui sont confrontés à l’application de ces

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20 L’expression latine in loco parentis signifie littéralement « à la place d’un parent » et réfère à une personne (ou à une institution) qui assume, temporairement ou à long terme, les fonctions et les responsabilités d’un parent.

mesures sur le terrain. En pratique, lorsqu’ils interviennent contre l’homophobie, ils semblent ne pouvoir prendre appui qu’indirectement sur les politiques scolaires à ce sujet, qui ne distinguent pas de façon pratique les différents types d’homophobie. Il leur incombe donc, non seulement d’intervenir à proprement parler, mais également de distinguer ce qui constitue un langage acceptable, une blague de mauvais goût et une insulte. De même, en l’absence de prescription du curriculum ou des programmes scolaires à cet effet, les enseignants qui désirent informer leurs élèves quant à la diversité sexuelle doivent le faire de leur propre chef et en assumer les conséquences. C’est sans parler de l’épineuse question du coming out en classe d’enseignants gais, lesbiennes ou bisexuels.

Notre thèse contribue à l’avancement des connaissances d’au moins deux façons. D’abord, si plusieurs études québécoises se sont penchées sur le phénomène de l’homophobie en milieu scolaire, elles l’ont fait dans l’optique de documenter, tantôt le climat scolaire global relatif à l’homophobie (Chamberland et al., 2010a; Émond et Bastien Charlebois, 2007; Grenier, 2005), tantôt les expériences scolaires des jeunes de minorités sexuelles (CPJ, 2007), tantôt encore les perceptions et attitudes propres à certains jeunes (Bastien Charlebois, 2006/2010). Les rares études ayant fait des enseignants leur point de mire explicite (Thibault, Lavoie et Chouinard, 2013; Bernier, 2011; Chouinard, 2011; Meyer, 2008) ont été menées auprès de petits échantillons, ou encore auprès d’enseignants en formation. Loin d’affaiblir la pertinence de notre thèse, ces recherches ont contribué à cerner la problématique spécifique aux enseignants et à la diversité sexuelle et renforcent ainsi la validité de nos propres questions de recherche. Jusqu’ici, le portrait des pratiques enseignantes relatives à la diversité sexuelle n’a pas été fait au Québec, et l’enthousiasme avec lequel a été reçue notre proposition de recherche dans le milieu de l’éducation suggère que cela réponde à un besoin effectif.

Ensuite, la contribution de notre thèse à l’avancement des connaissances réside dans l’une de ses spécificités, soit son caractère interdisciplinaire. Nous sommes d’avis qu’un sujet comme le nôtre ne peut être abordé adéquatement que par une telle approche. L’adoption de cette perspective interdisciplinaire s’est faite autant par défaut que par conviction. Elle s’est faite par défaut, parce que les sciences de l’éducation et la sociologie de l’éducation ont tardé – et tardent encore - à investiguer l’orientation sexuelle (réelle ou perçue) comme facteur potentiel d’inégalité en éducation, et parce que les études gaies et lesbiennes, avant-gardistes dans ces préoccupations, ne constituent pas à ce jour une discipline universitaire reconnue au Québec.

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23 Ceci dit, notre adhésion à l’interdisciplinarité s’est aussi faite par la conviction profonde en la nécessité d’aller au-delà des champs disciplinaires institutionnellement définis, des divisions qui nous paraissent stériles et encombrantes. Cette thèse propose de faire dialoguer les disciplines et, en ce sens, fait écho à cette citation de Noreau :

l'interdisciplinarité exige moins la définition d'un même objet – d’un même point de jonction, supposé unidimensionnel et pareillement compris par chaque spécialiste – que l'existence d'un espace partagé capable d'intégrer la perspective de chaque discipline. (2007: 186)

Comprenons-nous bien : il n’est question ici ni d’embrasser la totalité des sciences sociales et humaines, ni de théoriser l’interdisciplinarité outre mesure, mais bien de référer à plusieurs disciplines en accordance avec nos objectifs de recherche. Notre quête nous semble d’autant plus légitime que les disciplines spécialisées, nous l’avons évoqué en début d’introduction, ont traditionnellement ignoré les jeux de régulation et les normes sociales relatives à l’expression de genre et à l’orientation sexuelle. Ainsi, au même titre que la nature d’un objet de recherche

appelle une certaine méthodologie susceptibles d’emprunter à différents courants ou méthodes

(Pires, 1997), nous estimons que notre thèse gagne à faire coopérer plusieurs traditions disciplinaires.