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Les contraintes théoriques

B. LES CONTRAINTES METHODOLOGIQUES

2. Les contraintes théoriques

60. Les contraintes théoriques que nous avons rencontrées dans le cadre de notre recherche sont nombreuses. Nous en relevons trois fondamentales. Il s’agit d’une part du fait que le travail gouvernemental constitue une discipline particulière comme l’explique Jacques FOURNIER :

« Eu égard au rôle joué par l’État dans les sociétés contemporaines, bien que le travail gouvernemental constitue à l’évidence un sujet d’importance, il a été jusqu’à présent peu étudié81. Cette lacune tient au fait que ce sujet se situe à

cheval entre plusieurs disciplines : la science politique, la science administrative et le droit public (notamment le droit constitutionnel ainsi que le droit administratif). D’où les difficultés de développements théoriques sur ce sujet. »82

61. L’intitulé « travail gouvernemental » peut, d’autre part, intriguer tant la notion est composite et nouvelle. Elle jumelle en effet une référence à la vie politique (« gouvernemental ») et à l’action administrative (« travail »). Ainsi, il y aurait place pour des tâches spécifiques qui s’inscriraient entre celles du gouvernement, menées au sein du Conseil des ministres, et la gestion courante des administrations. D’un autre côté, sur la problématique du travail gouvernemental, il y a possibilité de traiter de nombreux aspects qui pourraient être la préparation, la prise de décisions, le suivi et le contrôle de l’application des décisions

80 Voir l'Annexe sur la liste des personnalités interviewées. xxx

81 À l’OCDE, à la Direction de la Gouvernance publique et de Développement territorial, le Comité de la

Gouvernance publique a mené depuis la fin des années 1990, des études comparatives et organisé des réunions des hauts responsables des centres de gouvernement sur la question. Mais, à nos yeux, le résultat final est limité.

gouvernementales83.

62. La contrainte théorique concerne enfin des caractéristiques propres au Cambodge qui a connu, au cours de son histoire, des influences étrangères dans de nombreux domaines, notamment ceux du droit et de la culture politique. Dans la pratique, il est question de la dichotomie entre le droit et la politique notamment l'exercice des pouvoirs et du droit tels qu'ils sont stipulés dans la Constitution : la primauté de la politique sur le droit ou vice- versa. Par ailleurs se pose aussi la question du processus de transition entre la tradition et la modernité dans la vie politique cambodgienne qui mérite une analyse afin de mieux l'appréhender.

63. Selon des historiens du droit, le droit khmer d'aujourd'hui est l'héritage des influences et des mélanges de concepts juridiques, idéologiques multiples. Son développement a été classifié par des chercheurs en deux étapes, l'ancien droit khmer et le droit khmer moderne84. L'ancien droit khmer se réfère principalement au droit coutumier non- écrit, en vigueur des origines jusqu’au XIIème siècle de l'ère chrétienne (époque angkorienne)85 alors que le droit khmer moderne est marqué par l'introduction de l'écrit dans le domaine juridique, notamment la codification écrite des règles, depuis 1136 jusqu'à nos jours.86 Le modèle de droit romano-germanique, celui du droit écrit, a été importé au Cambodge durant les années du protectorat français, de 1863 à 1953, bien que l’histoire du droit khmer ne date pas et ne se limite pas à l’époque du protectorat français.

64. De ce fait, la Constitution dont l'initiative vient des autorités françaises a été introduite au Cambodge après 1945. Il s’agit de la première Constitution cambodgienne de 1947. Claude-Gilles GOUR souligne les trois traits essentiels permettant de caractériser la Constitution du Cambodge de 1947, à savoir d'une part, c'est une Constitution copiée sur la Constitution française de 1946, d'autre part, la Constitution d’une classe montante : la bourgeoisie libérale organisée au sein du parti démocrate, qui est une force concurrente de la Monarchie et, enfin, une Constitution équivoque, en particulier, quant à la détermination des pouvoirs du Roi87.

83 Ecole nationale d’Administration, Le Travail gouvernemental, Tome I & II, La Documentation française,

Paris, 1996, pp. 11-13.

84 BALIVET Béatrice (sous la coordination de), Introduction au droit cambodgien, Phnom-Penh, Presses

Universitaires du Cambodge, Funan 2005, p. 2.

85 BALIVET Béatrice, op. cit. pp. 1-7. 86 BALIVET Béatrice, op. cit. pp. 8-14.

65. Cette transplantation des institutions démocratiques de type occidental au Cambodge se fait dans le contexte de l'absence de maturité politique de la masse populaire. Se pose aussi la question de l'assimilation des mécanismes constitutionnels par les Cambodgiens pour les mettre en œuvre. Si l'on retient l'année 1947 comme référence, même en France, un an après l'adoption de la Constitution de 1946, il est peu probable que tous les Français qui sont chargés d'appliquer leur loi suprême aient assimilé l'ensemble des dispositifs constitutionnels prévus par le texte.

66. Curieusement, un scénario similaire s'est produit avec la Constitution du Cambodge de 1993. Elle a été conçue dans un laps de temps assez court88 par un comité composé de vingt-six membres issus des différents partis politiques (émanant des anciennes factions en conflits, représentant les courants politiques royaliste, républicain et socialiste) représentés à l’Assemblée constituante. Cette élaboration se fit dans le contexte de la réconciliation nationale et sous la surveillance de l’APRONUC. La future « loi suprême » du Cambodge se devait de refléter l’esprit des Accords de Paris signés par toutes les factions cambodgiennes et la Communauté internationale89 et de prendre en compte les déclarations du prince NORODOM Sihanouk, président du Conseil National Suprême90. Dans ces circonstances, pour les auteurs du projet de la Constitution, il était donc important que la Constitution adoptée ne soit pas trop rigide, laissant les institutions étatiques et le pays évoluer91. L’examen des articles du projet de Constitution par les députés de l’Assemblée constituante a porté essentiellement sur les principes généraux de la loi suprême, peu de débats ayant réellement eu lieu et l’adoption se faisant par consensus. Cette Constitution a permis la mise en place d’institutions nouvelles. La monarchie constitutionnelle a ainsi été

88 Un peu plus de trois mois. La résolution adoptée par l’Assemblée constituante le 14 juin lors de sa première

réunion marque le début de l’élaboration du projet de la Constitution. La Constitution a été débattue à partir du 15 septembre, adoptée le 21 septembre et promulguée le 24 septembre 1993.

89 Le Conseil National Suprême au nom de toutes les factions cambodgiennes et les 18 Etats (les cinq membres

du Conseil de Sécurité de l’ONU : la France, le Royaume-Uni, les Etats-Unis, la Chine et l’URSS ; 8 Etats d’Asie du Sud-Est : le Laos, la Malaisie, les Philippines, Singapour, la Thaïlande, le Viêtnam, l’Indonésie, Brunei ; le mouvement des pays non-alignés représentés par la Yougoslavie et d’autres pays : l’Australie, le Canada, l’Inde et le Japon). – BARBIER Sandrine, op. cit. p. 32.

90 Note du Prince Norodom Sihanouk du 18 juin 1993. - JENNAR Raoul, Chroniques cambodgiennes, 1990-

1994 : rapports au Forum International des ONG au Cambodge, L’Harmattan, Col. Recherches Asiatiques, Paris, 1995, p.473.

91 CHHUOR Leang Huot était juge au tribunal chargé de juger Pol Pot en 1979. Il fut fonctionnaire puis

directeur du département des affaires juridiques au ministère de la justice entre 1979 et 1989 avant de devenir Vice-Président de la Cour Suprême de l'Etat du Cambodge. En mai 1993, il fut élu député PPC de Kompong Cham et faisait partie des 21 membres de l’Assemblée constituante, qui furent chargés de rédiger le projet de la Constitution de 1993. Il fut président de la Commission parlementaire de législation en octobre 1993 jusqu'en 2006, date à laquelle il devint membre du Conseil constitutionnel. Il est à la retraite en 2015 après y avoir exercé la totalité de son mandat de neuf ans. Entretien du 20 août 2012.

rétablie, après son renversement en mars 1970. Les hommes politiques cambodgiens chargés de mettre en œuvre cette Constitution viennent de tendances politiques et idéologiques différentes, royalistes, républicains, anciens socialistes-communistes qui adhèrent au principe de l'économie de marché. Ils ont ainsi leur propre perception de cette loi suprême et leur manière de l'appliquer en leur faveur. Les divergences dans les stratégies politiques ne manquent pas. Ce qui rend difficile une théorisation qui permette de caractériser le travail gouvernemental au Cambodge.

67. Étant donné que notre sujet de recherche sur le travail gouvernemental commence à partir de 1993, il nous semble primordial de présenter un aperçu de l’évolution du Cambodge entre 1979 et 1993. Tout ce qui s’est construit durant cette période se révèle fondamental pour comprendre le fonctionnement du travail gouvernemental depuis 1993 jusqu’en 2015. En effet, la Constitution de 1993 dans son article 158 nouveau (ancien article 139) consacre le principe de la continuité de l’État : « Les lois et les actes normatifs au Cambodge garantissant les biens de l’État, les droits, les libertés et les propriétés légales des personnes privées et qui sont conformes aux intérêts de la nation restent en vigueur jusqu’à ce que de nouveaux textes viennent les modifier ou les abroger, à l’exception des dispositions contraires à l’esprit de la présente Constitution. »92