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PARTIE 2 : Cadre théorique

1. Vers une théorie des conduites motrices

1.1. Options épistémologiques

1.1.1. Les conduites motrices sous contraintes externes

Les contraintes externes renvoient aux conditions naturelles et culturelles auxquelles les sujets qui déploient une activité motrice ont à s’adapter. Le terme de contrainte sera par la suite préféré à celui de condition pour mettre l’accent sur l’idée que les formes de corps et de mouvements corporels ne sont pas quelconques, c’est-à-dire libres dans leur détermination morphologique. Les conditions externes représentent des contraintes pour les sujets, au sens où elles influencent les formes que prend leur activité motrice.

Selon la perspective théorique de l’énaction, l’activité d’un organisme vivant n’est pas prédéterminée ni pré-déterminable : elle est fondamentalement émergeante, enactée. Maturana et Varela développent l’hypothèse générale de l’autopoïèse (Maturana & Varela 1994 ; Varela, 1989) selon laquelle le système vivant « engendre et spécifie continuellement sa propre organisation » (Varela, 1989, p. 45). L’organisation interne du système (sa structure) « détermine l’ensemble des perturbations qu’[il] peut subir sans se désintégrer, et le domaine d’interaction au sein duquel [il] peut être [observé] » (Ibid., p. 47).

De ce point de vue, l’organisme ne traite pas l’information venue de l’extérieur. L’in- formation résulte du « couplage » structurel entre l’organisme et son environnement. Ce couplage est dit asymétrique au sens où l’organisation interne (structure) du sujet sélectionne en permanence ce qui, dans l’environnement, est susceptible de provoquer les perturbations

nécessaires au maintien de sa stabilité19 (Varela, 1989). L’organisation interne présente

également une fonction anticipatrice. Elle envisage les transformations structurales qu’elle peut subir et sélectionne ainsi les aspects de l’environnement (couplage) susceptibles de les compenser. La structure interne de l’organisme contraint donc la façon dont celui-ci interagira avec l’environnement.

L’environnement comprend à la fois des objets naturels et des objets culturels, c’est-à-dire élaborés par les humains. Le terme naturel est entendu au sens de ce qui est donné dans la

nature (Dubois & Resche-Rigon, 1995), en opposition au terme artificiel concernant ce qui

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« Une machine autopoïétique est (…) continuellement soumise à des perturbations externes, et constamment forcée de compenser ces perturbations. Une machine autopoïétique est un système homéostatique (ou mieux encore, à relations stables) dont l’invariant fondamental est sa propre organisation (le réseau de relations qui la définit) » (Varela, 1989, p. 46).

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52 est construit par l’homme. Les contraintes naturelles concernent le monde physico-chimique.

Les sciences nomologiques20 (Husserl, 1928) en fournissent une connaissance qui porte

notamment sur des principes et lois pertinents en présence : principes cinématiques, cinétiques et dynamiques des corps en mouvement. L’utilité de ce type de connaissance semble souvent aller de soi (par exemple, les lois de la mécanique des solides en mouvement, ou la mécanique des fluides, etc.). Néanmoins, si la connaissance de ces lois permet de comprendre les contraintes, par exemple de type mécanique, auxquelles se confrontent les organismes, elle ne permet pas de comprendre comment ces organismes intègrent ces contraintes, c’est-à-dire la façon dont ils s’y adaptent pour agir. De ce point de vue, la motricité humaine ne peut pas être modélisée en l’assimilant à une machine biomécanique dont le comportement serait prédéterminé par les contraintes physiques. Une telle machine organisée sous l’égide de lois mécaniques ne pourrait pas être auto-organisée. Or, l’étude s’inscrit dans le paradigme de l’énaction, ancré sur l’hypothèse de l’autopoïèse, selon lequel l’activité humaine est en permanence émergeante en raison du couplage entre l’organisme et son environnement. De plus, en tant que système complexe, l’organisme humain développe des formes motrices qui doivent notamment composer de façon subtile, toujours contextuelle, entre des contraintes qui sont en grande partie contradictoires. Par exemple, certaines performances sportives réclament la plus grande vitesse possible, contradictoire avec la nécessité de coordonner les mouvements (Goirand, Journet, Marsenach, Moustard & Portes, 2005 ; Catteau & Renoux, 1978). En natation par exemple : « A tous les niveaux, nager, c’est résoudre des contradictions, il n’y a jamais un seul mode de résolution de ces contradictions » (solution unique) » (Catteau & Renoux, 1978, p. 7). L’existence de différents niveaux de performance motrice traduit les différentes façons dont les sujets ont résolu les contradictions liées aux contraintes de la tâche. Pour comprendre l’organisation motrice du sujet il faut donc comprendre comment celui-ci intègre les contraintes qui pèsent sur lui.

Par exemple, la force de pesanteur est une force qui s’applique à tout sujet humain dans toute activité. La force de pesanteur pèse donc sur tout gymnaste réalisant un balancé en suspension à la barre fixe. Pourtant, les réponses motrices des gymnastes pour réaliser ce

balancé varient. L’existence de la force de pesanteur ne suffit donc pas pour comprendre la

façon dont un gymnaste, situé à un moment donné du développement de son organisation motrice, s’y prend pour réaliser un balancé. Pour comprendre l’organisation motrice du gymnaste, il convient de prendre en compte la façon dont il intègre les contraintes qui l’environnent, notamment celle que constitue la force de pesanteur.

20 Les sciences qui étudient les relations entre les phénomènes (physique, biologie, psychologie, économie, etc.)

en opposition à la phénoménologie définie comme science première puisqu’elle étudie l’essence même des phénomènes.

53 La façon dont les gymnastes ont intégré cette force de pesanteur a évolué tout au long du XXème siècle. Au début du siècle, pour réaliser un balancé en suspension à la barre fixe, les

gymnastes21 accentuaient le freinage des élans pour limiter les effets déformants de la

pesanteur. Les forces agissantes se situaient essentiellement au niveau des épaules et des bras, tandis que les jambes constituaient un « poids mort ». En revanche, dans les années 1950- 1960, le poids des jambes a fonctionnellement été intégré à la réalisation du mouvement. Ceci signifie que les jambes ont davantage pris une fonction active dans le mouvement. Aujourd’hui le travail du poids des jambes est conjugué aux forces que déploie le gymnaste pour des mises en mouvement de plus en plus rapides.

Si la loi de la gravitation permet de comprendre que les corps subissent une force et permet de la qualifier (sens, direction, intensité), elle ne permet pas de comprendre a priori comment les sujets intègrent cette force pour organiser leurs réponses motrices à un moment donné du développement d’une technique. L’intégration des contraintes naturelles par le sujet ne peut se comprendre indépendamment de l’intégration d’autres contraintes, notamment culturelles.

La façon dont le sujet intègre les contraintes naturelles dépend étroitement des contraintes culturelles qui pèsent sur lui. En tant que techniques, les conduites motrices ne sont pas en apesanteur culturelle et sociale. Les contraintes culturelles renvoient aux normes sociales qui pèsent sur l’action motrice. Elles concernent aussi bien la finalité de l’action (par exemple la visée de performance de l’action motrice sportive) que son inscription dans une culture corporelle et technique. Ici également, les sciences fournissent des connaissances éclairantes sur les conditions humaines et sociales d’élaboration et de production de l’activité motrice. Mais l’analyse s’avère être d’un autre ordre s’il s’agit de comprendre comment un sujet singulier, à un moment donné de son développement, intègre ces conditions. L’analyse est également d’un autre ordre s’il s’agit, pour un intervenant, d’utiliser ces connaissances pour guider le développement de l’activité motrice de sujets auxquels il s’adresse.

Par exemple, la sociologie d’obédience bourdieusienne aide à comprendre comment l’habitus de classe structure un certain rapport au corps. Elle aide plus difficilement à comprendre comment, pour un sujet donné, ce rapport au corps impacte son activité motrice et comment faire pour l’aider à déplacer les bornes de cet habitus, pour lui permettre d’accéder à une culture corporelle plus diversifiée ou plus élaborée.

L’histoire des techniques sportives fournit un regard éclairant pour comprendre l’organisation motrice des sujets. La réalisation du balancé en suspension à la barre fixe au XXème siècle intègre une norme culturelle favorisant la rectitude du corps et la maitrise des

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Pour lever toute ambiguïté, considérons la réalisation du balancer par des gymnastes de haut niveau. Ainsi, les différences de niveau sont gommées, bien que restent les caractéristiques physiques.

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54 mouvements. Couplée aux contraintes naturelles, notamment liées à la force de pesanteur, cette contrainte culturelle engendre une organisation motrice particulière du sujet, caractérisée par le freinage de ses élans. Cette organisation motrice satisfait ainsi les contraintes de rectitude et de maîtrise tout en intégrant les contraintes naturelles. Au milieu du XXème siècle, la gymnastique est devenue de plus en plus volée, de plus en plus tournée. Le code a valorisé la production d’éléments techniques tels que les lâchers, les sorties de barre de plus en plus spectaculaires, ceci en accord avec les nouvelles normes culturelles. Pour satisfaire ces nouvelles normes, le gymnaste doit organiser sa motricité de façon à pouvoir produire les éléments techniques valorisés par le code. Le gymnaste s’organise pour acquérir la vitesse optimale dont il a besoin pour réaliser les lâchers et les sorties de plus en plus tournées. La nécessité de produire de la vitesse structure son organisation motrice. Toutes les parties de son corps deviennent progressivement au service de cette production de vitesse. Par le mouvement de fouetté des jambes, le gymnaste acquière la vitesse nécessaire à la réalisation des éléments valorisés culturellement. L’évolution des contraintes culturelles amène donc le sujet à réorganiser sa motricité (Goirand & Marin, 1992 ; Goirand, 1996 ; Vigarello, 1988).

Certains aspects de l’organisation motrice résultant de l’intégration des contraintes culturelles des années 1950-1960 peuvent toutefois se trouver en contradiction avec d’anciennes normes culturelles qui prévalaient au début du XXème siècle. L’intégration de certaines contraintes culturelles peut donc parfois se faire au détriment d’autres de ces contraintes, d’où l’idée de contradiction évoquée en amont.

La connaissance des contraintes culturelles (sociales et historiques) permet de comprendre les normes qui pèsent sur le sujet (normes sociales, culturelles, techniques, etc.) mais ne permet pas de comprendre a priori comment le sujet adapte ses conduites motrices à ces contraintes. La prise en compte des contraintes externes auxquelles est soumis le sujet reste insuffisante pour comprendre l’organisation motrice qu’il adopte à un moment donné dans une situation particulière. Pourtant, son organisation motrice n’est pas quelconque. Pour tenter de comprendre comment le sujet s’organise pour répondre à une tâche motrice, il convient de considérer l’existence de principes organisateurs internes.