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PARTIE 1 : Introduction – Problématique

6. Les études centrées sur l’analyse de l’activité de l’apprenant

6.3. L’approche du cours d’action

Les recherches menées dans le cadre du programme de recherche du cours d’action (Theureau, 1992, 2004b, 2006) partagent avec les recherches précédentes la prise en compte du point de vue de l’acteur dans l’étude de son activité. Une idée centrale est que le sujet agissant construit à chaque instant sa propre situation, elle-même définie comme « l’interprétation permanente qu’il fait de ce qu’il vit » (Gal-Petitfaux, Sève, Cizeron & Adé, 2010). Les objets de recherche couverts par ces études concernent essentiellement : a) les processus mentaux en cours d’activité en trampoline (Hauw & Durand, 2004, 2007, 2008 ; Hauw, Berthelot & Durand, 2003) et dans plusieurs activités (Durand-Bush & Salmela, 2002) ; b) les aspects stratégiques de l’activité en tennis de table (Sève & Birocheau, 2002 ; Sève, Poizat, Saury & Durand, 2006) ; c) les processus collaboratifs et les coordinations interindividuelles, en voile (Saury, 2001), en aviron (Saury, Nordez, & Sève, 2010), en basket-ball (Bourbousson, Poizat, Saury & Sève, 2008), en escalade (Evin, Sève, & Saury, 2013), en danse (Crance, 2013 ; Crance, Trohel & Saury, 2014) ; et d) les connaissances effectivement mobilisées par les élèves en escalade (Terré, Saury & Sève, 2013 ; Terré, 2015) et en course d’orientation (Mottet & Saury, 2014 ; Mottet, 2015). Ces derniers travaux (Terré,

37 Saury & Sève, 2013 ; Terré, 2015 ; Mottet & Saury, 2014 ; Mottet, 2015) intéressent particulièrement notre propre problématique de recherche dans la mesure où ils s’attachent aux connaissances mobilisées par les sujets apprenants engagés dans une tâche motrice en prenant fondamentalement en compte leur expérience vécue.

Terré (2015) analyse en effet la façon dont les élèves construisent et actualisent des connaissances au cours d’un cycle d’escalade en décrivant la dynamique de ces processus en relation avec les histoires dans lesquelles les élèves sont engagés tout au long du cycle. Mottet (Mottet, 2015 ; Mottet & Saury, 2014) a quant à lui étudié dynamique de l’activité de navigation d’orienteurs débutants (étudiants STAPS) impliqués dans deux tâches différentes en course d’orientation (CO).

Mottet et Saury (2014) mettent à l’épreuve le pari didactique associé à la tâche de poseurs-

contrôleurs11 en course d’orientation (CO), qui consiste à penser que les contraintes de cette

tâche favorisent une activité de navigation plus fine qu’en CO classique. Leur étude vise alors à comparer et à comprendre l’activité de navigation d’orienteurs impliqués dans deux tâches d’apprentissage : une tâche de CO classique et une tâche de poseurs-contrôleurs. Leurs résultats mettent en évidence des similitudes et des différences dans l’organisation séquentielle de l’activité de navigation des orienteurs dans les deux tâches étudiées, entre des phases d’approche et des phases d’attaque12. Si l’activité de navigation s’organise sous la

forme d’une séquence de même structure pour la phase d’approche entre la tâche de CO classique et celle des poseurs-contrôleurs, pour la phase d’attaque en revanche, les auteurs identifient deux séquences distinctes. Alors qu’il s’agit de « trouver rapidement la balise » dans la tâche de CO classique, dans la tâche des poseurs-contrôleurs il s’agit davantage de « rejoindre le poste et de poser la balise au bon endroit ». Plus précisément, dans la tâche de

11 Alors que dans une tâche de CO classique il s’agit d’effectuer un parcours le plus rapidement possible dans

lequel les balises sont préalablement posées par un traceur, la tâche des « poseurs-contrôleurs » (Issaulan & Lamotte, 2005) consiste à demander à deux élèves de poser les balises d’un parcours aux endroits exacts indiqués par la carte (chaque balise correspondant sur la carte au centre des cercles dessinés) avec une contrainte temporelle faible. Autrement dit, dans la tâche de CO classique, les postes sont matérialisé sur le terrain par une balise, alors que dans la tâche des poseurs-contrôleurs, chaque poste du parcours est présent sur la carte mais non matérialisé par une balise sur le terrain : c’est donc cette tâche de pose des balises que doivent effectuer les sujets.

12 Mottet et Saury (2014) ont considéré que l’orienteur passait d’une phase d’approche à une phase d’attaque du

poste lorsqu’il se trouvait à moins de 75 mètres du poste. Cette délimitation de ces deux phases de façon objective pourrait être questionnée du point de vue de l’expérience qu’en font les acteurs. Nous pouvons par exemple penser que dans l’expérience vécue par certains participants, cette distinction n’existe pas. Les résultats obtenus tendent d’ailleurs à montrer que dans la tâche de CO classique, lorsque les étudiants « tombent » sur la balise sans savoir qu’ils en étaient proches, ils n’étaient peut être pas subjectivement engagés dans une phase d’attaque du poste.

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CO classique, les étudiants participants s’engagent dans des « heuristiques13 rapides et

économiques » (Gigerenzer, 2004, cité par Mottet & Saury, 2014), c'est-à-dire « réduisent la tâche aux caractéristiques qu’ils jugent essentielles pour réussir de manière économique, rapide et astucieuse » (Mottet & Saury, 2014, p. 51). Les sujets cherchent alors à « trouver la

balise par exploration visuelle rapide de l’environnement proche ». Ceci se traduit par une

activité approximative (les étudiants aperçoivent parfois la balise au hasard c'est-à-dire qu’ils l’aperçoivent dans une autre direction que celle à laquelle ils s’attendaient) caractérisée par l’absence de suivi de lignes directrices ou d’utilisation de la boussole.

Dans la tâche des poseurs-contrôleurs, les résultats montrent que les orienteurs cherchent au contraire à « se situer précisément pour trouver le point exact du poste » et pas simplement la balise comme en CO classique. Leur activité est dans ce cas une activité de raisonnement rationnel logique, destinée à favoriser l’identification précise du poste pour y placer la balise. Les orienteurs sont ainsi centrés sur la définition du poste14 lorsqu’ils s’en rapprochent spatialement, ainsi que sur la prise en compte de l’ensemble des informations disponibles sur la carte (courbes de niveaux notamment) pour optimiser la précision, ceci de façon d’autant plus saillante que le niveau de difficulté augmente. Toutefois, les auteurs révèlent une modification de l’heuristique lorsque les orienteurs sont sous pression temporelle dans cette tâche : il ne s’agit dès lors plus de « se situer précisément pour trouver le point exact du

poste » mais de « se situer de manière rapide et précise ». Ce changement se traduit dans

l’activité des orienteurs par la prise en compte de moins d’informations sur la carte et le terrain, ce qui les conduit parfois à des erreurs.

Ces résultats montrent comment les savoirs associés aux situations d’apprentissage et formalisés dans les ouvrages didactiques de la CO s’incarnent dans l’expérience des participants. Ceci permet de voir que les connaissances ainsi mobilisées évoluent en fonction de contraintes (difficulté du poste, pression temporelle, etc.) et de réaffirmer leur caractère fondamentalement situé. La prise en compte des connaissances effectivement mobilisées par les élèves dans les deux tâches étudiées est susceptible de prévenir certaines « ruptures de contrat didactique », par exemple en CO classique où les élèves peuvent voir les balises

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« Les heuristiques sont des règles pragmatiques simples qui permettent de réduire la complexité d’une situation à des caractéristiques exploitables pour résoudre le problème de façon acceptable en minimisant les coûts, et non pas de façon optimale, i.e. en calculant rationnellement et systématiquement les coûts et bénéfices de l’ensemble des solutions envisageables » (Newell & Simon, 1972, cités par Mottet et Saury, 2014, p. 51).

14 Des définitions permettant d’aider les orienteurs à trouver le poste sont précisées sur la carte ou sur une feuille

annexe : par exemple, on peut avoir pour un poste (matérialisé par une balise), la définition « extrémité de fossé » ou « jonction de ruisseaux ». Les résultats de l’étude montrent que ce genre d’information n’est pas signifiant pour les orienteurs débutants dans la tâche classique de CO puisqu’ils procèdent de façon approximative pour trouver la balise, alors qu’elles focalisent l’attention des orienteurs engagés dans la tâche de poseurs-contrôleurs.

39 (tissus orange et blanc) de loin, alors que l’enseignant cherchait à faire construire l’heuristique consistant à « se situer de manière précise ». L’étude de Mottet montre que l’heuristique « trouver la balise par exploration visuelle rapide de l’environnement proche » suffit à l’élève pour réussir dans la tâche. Néanmoins, si la production de telles connaissances est de nature à aider l’enseignant à concevoir des situations d’apprentissage en accord avec les connaissances effectivement mobilisées par les élèves, elle ne semble pas systématiquement être développée en direction de l’analyse interprétative que peut faire l’enseignant des conduites des élèves.

La recherche conduite par Terré (2015) porte notamment sur la construction et l’actualisation des connaissances des élèves à partir de l’analyse de leur expérience en classe, et s’inscrit dans la même veine que les travaux de Mottet. Ses résultats montrent qu’au cours d’un cycle d’escalade en EPS, les élèves construisent et actualisent des connaissances, conçues comme des types (vécus-types, évènements-types, actions-types, propositions-types) selon différentes modalités. Par exemple, les élèves construisent de nouveaux types a) lorsqu’ils interprètent des composantes de leur vécu comme étant reliées à une sensation ; b) lorsqu’ils portent un jugement sur l’efficacité de leurs actions ou c) lorsqu’ils s’engagent dans une enquête pour identifier des actions efficaces ou pour comprendre pourquoi une de leurs action s’avère être inefficace. L’actualisation de types correspond à un élargissement ou à une réduction de la portée du type précédemment construit. Par exemple, la proposition-type

« réaliser une pause avant le toit15 » construite par un élève peut devenir, au cours de la même

leçon ou d’une leçon ultérieure, la proposition-type « réaliser une pause avant un passage difficile ». La proposition-type « réaliser une pause avant le toit » s’est donc élargie à une classe de situation plus vaste. Inversement, l’élève peut réduire la portée d’un type. C’est le cas lorsqu’il construit la proposition-type « conserver la corde tendue pour éviter la chute du grimpeur » et réalise finalement qu’elle ne vaut pas dans toute situation (notamment dans le cas de l’escalade en tête ou lors d’un toit). Cette proposition-type peut alors se transformer en une nouvelle proposition-type « assurer avec du mou permet de ne pas gêner le grimpeur dans ses mouvements ».

L’auteur montre que la construction ou l’actualisation de types dépend de leur inscription dans des « histoires » similaires ou différentes, caractérisées par leur objet (défis, tâche d’apprentissage, voie particulière, relation avec d’autres élèves) ou leur temporalité (développées dans une seule tâche d’apprentissage, dans plusieurs tâches au sein d’une même leçon, ou sur plusieurs leçons). Terré montre alors que les élèves ont plus de chance d’actualiser des connaissances lorsque les histoires se développent sur des temporalités larges,

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40 débordant celle du dispositif ou de la leçon, et qu’elles sont délimitées par des modes d’engagement communs à plusieurs histoires (Terré, 2015, p. 226-227). Ainsi, l’élève dont les préoccupations sont similaires dans plusieurs histoires aura tendance à actualiser de nombreuses connaissances mais à en construire peu. En revanche, l’élève dit « scolaire » ayant tendance à respecter les consignes et les attentes de l’enseignant dans chaque tâche proposée sera susceptible de construire davantage de nouvelles connaissances, mais à en actualiser peu, en raison de l’importance accordée au respect des consignes. De fait, ces élèves s’engagent régulièrement dans de nouvelles histoires, peu connectées aux précédentes, ce qui les empêche de transformer des connaissances préalablement construites. Les propositions découlant des résultats de cette étude sont notamment d’ordre pédagogique : elles encouragent par exemple l’enseignant à favoriser l’engagement de ses élèves dans des histoires d’apprentissage et à les aider pour qu’ils puissent connecter ou déconnecter des expériences en fonction de ce qu’il vise à développer chez eux. Si les résultats de Terré sont intéressants pour l’intervention, c’est plus spécifiquement leur intérêt pour la conception des contenus d’enseignement qui nous intéresse dans le cadre de ce travail de thèse. Centrés sur la dynamique de construction et d’actualisation des connaissances des élèves, les résultats de Terré sont susceptibles de « réformer le curriculum ». En effet, si les programmes d’EPS déterminent les compétences à atteindre aux différents niveaux de la scolarité, ils ne précisent pas ce que l’élève doit apprendre pour atteindre ces compétences. Les résultats de Terré permettent de réincarner les savoirs désincorporés, abstraits, réifiés des programmes et des fiches ressources annexées à ces programmes, dans l’activité telle qu’elle est vécue par les élèves engagés dans des tâches motrices qui leur sont proposées. Par exemple, la « fiche ressource » annexée aux programmes pour l’enseignement scolaire de l’escalade stipule qu’une des compétences visées consiste à « maitriser des principes d’équilibre », mais ne précise aucunement ce que les élèves peuvent faire pour y arriver. Ainsi, les connaissances dévoilées par Terré peuvent apporter des réponses à cette question, par exemple avec une formulation du type : « maitriser des principes d’équilibre en rapprochant son bassin du mur » (Ibid., p. 275).

Pour Terré, les connaissances qui émergent des résultats de son étude sont susceptibles d’apporter une aide aux enseignants d’EPS pour « concevoir un enseignement en prise avec la réalité des expériences des élèves » (Ibid., p. 23). Ceci revient à considérer que la conception d’un tel enseignement repose sur le contrôle que l’enseignant a des connaissances que mobilisent, construisent, actualisent les élèves dans une tâche donnée.

Néanmoins, on peut se demander si la modification du curriculum, enrichi de telles connaissances au sein des « fiches ressources », est de nature à favoriser l’intervention

41 stratégique des l’enseignant pour guider les apprentissages des élèves. Oui, si l’on pense que l’enseignant se réfère à ces fiches pour planifier son intervention, ou qu’il en connait précisément le contenu et qu’il peut l’activer en situation de supervision active. Mais dans ce cas, sans doute quelque peu optimiste, il faudrait que ces connaissances couvrent de façon exhaustive le contenu des compétences que l’élève doit acquérir, ce qui peut s’avérer quantitativement considérable. Cette façon de considérer la mobilisation des connaissances en situation fait retomber l’analyse dans les écueils des conceptions cognitivistes. Face à la diversité des cas qu’il est amené à rencontrer, l’enseignant d’EPS ne peut que difficilement

puiser les connaissances nécessaires pour guider les apprentissages des élèves dans un

répertoire de réponses prédéfinies. Comme nous l’avons développé dans l’élaboration de la problématique de notre objet de recherche, il est plus opportun de viser des connaissances ayant un caractère génératif, c'est-à-dire des connaissances étant de nature à fonder l’intelligibilité que peut avoir l’enseignant des conduites motrices des élèves, et à favoriser la conception de ses contenus d’enseignement, sans avoir à les puiser dans un stock de fiches ressources.

L’élaboration de ce type de connaissance renvoie toutefois a priori à la responsabilité des recherches menées en didactique de l’EPS ou des APSA, lesquelles s’intéressent justement aux « pratiques d’étude et de direction d’étude, lorsqu’un sujet (en position de professeur) dirige l’étude d’un (ou de) sujet(s) (en position d’élève) » (Amade-Escot, 2007, p. 8).