• Aucun résultat trouvé

L’approche morphodynamique : le cadre de la Gestalttheorie

PARTIE 2 : Cadre théorique

1. Vers une théorie des conduites motrices

1.2. L’approche morphodynamique : le cadre de la Gestalttheorie

En considérant les conduites motrices comme des formes dynamiques en développement, des totalités morphodynamiquement auto-organisées et auto-régulées, la perspective morphodynamique permet d’opérer un rapprochement avec la Gestalttheorie (Cizeron & Ganière, 2012 ; Ganière & Cizeron, 2013). Cette dernière avait l’ambition de constituer une théorie générale des formes, c’est-à-dire d’appliquer la notion de forme au-delà de la psychologie (Rosenthal & Visetti, 1999, 2003).

Le rapprochement avec la Gestalttheorie conduit à regarder les conduites motrices comme des formes. Cette idée de forme au sens gestaltiste, permet de dépasser l’opposition forme / fonction qui a polarisé les débats professionnels en enseignement de l’EPS22. La notion de

totalité morphodynamique invite en effet à considérer forme et fonction dans une relation de

co-détermination réciproque. D’une part, les formes ne peuvent pas être quelconques et intègrent des contraintes (notamment d’efficience mécanique) ; d’autre part, les fonctions participent à la configuration d’une organisation vivante dont la forme est une des résultantes. Entendue au sens gestaltiste, la forme unifie le sens de forme au sens faible (configuration spatio-temporelle du mouvement corporel) et de forme au sens fort c'est-à-dire de structure.

22 Dans une approche formelle, les conduites motrices sont étudiées comme mouvements d’un corps dans le

champ physique. Les lois qui organisent le mouvement sont celles de la physique (lois cinématiques, cinétiques et dynamiques) dans lesquelles le corps est traité comme simple réalité matérielle. L’approche fonctionnelle rapatrie quant à elle l’analyse des conduites motrices dans le champ physiologique ou psychologique pour tenter d’expliquer les fonctions responsables des gestes produits. Dans le domaine de l’EPS, Lafont (2002) s’est attachée à analyser la place des techniques sportives et des procédures de guidage au sein du discours didactique. Elle a alors montré que les démarches d’enseignement « formelle » et « fonctionnelle » reposant respectivement sur une conception formelle et sur une conception fonctionnelle de la technique à transmettre, se sont longtemps opposées (Marsenach, 1989 ; Garassino, 1980 ; Goirand, 1986).

Partie 2 –Cadre théorique

60 La forme comme structure renvoie ainsi à l’organisation complexe de l’organisme à laquelle participent toutes les fonctions vitales.

L’ancrage phénoménologique de la Gestalttheorie fait de la forme une unité de sens : elle existe comme unité par le sujet agissant qui la produit, et par tout observateur extérieur qui la perçoit. Selon cette perspective, il devient essentiel de considérer que tous les actes vitaux ont un sens. Les hommes sont des organismes vivants qui peuvent être décrits comme des « auto- organisations intentionnelles » (Atlan, 2011), des organismes qui spécifient eux-mêmes leur milieu en même temps qu’ils agissent sur ce milieu dans un processus circulaire. Le caractère intentionnel de l’auto-organisation se rapporte à une auto-détermination de la finalité de l’activité de l’organisme. Il s’agit donc d’une auto-organisation au sens fort selon Atlan, c’est- à-dire d’une genèse autonome de ce vers quoi tend l’organisme. La forme qui résulte d’une telle auto-organisation intentionnelle, émergeant du couplage entre l’organisme et son environnement (Varela, 1989) ne peut alors être compréhensible qu’en référence à une norme

intérieure. Merleau-Ponty a précisé cette idée de norme intérieure avec « la simple

constatation d'une attitude privilégiée, statistiquement plus fréquente, qui donne au comportement une unité » (Merleau-Ponty, 1942, p. 173). Le « comportement privilégié » est donc celui qui permet l’action la plus aisée et la plus adaptée, et il a une unité qui est celle de son sens.

Néanmoins, la forme comme unité de sens ne peut être étudiée indépendamment de la dynamique culturelle et sociale dans laquelle elle s’inscrit. Dans le cas de la pratique des APSA, les formes produites par les sujets sont inscrites dans une hiérarchie technique. Ce sont des « techniques » du corps au sens de Mauss (1936), « traditionnelles et efficaces ». L’aspect traditionnel renvoie à des normes culturelles pour partie inscrites dans une histoire sociale.

Par exemple, les formes gratifiées en gymnastique23 empruntent à sa tradition militaire, c’est-

à-dire à l’incarnation dans la rectitude et la rigidité des postures de tout un contrôle social des corps. L’efficacité technique renvoie davantage à des degrés d’élaboration des réponses motrices au regard de la tâche considérée. En effet, les mouvements gymniques s’inscrivent dans un ordre de la complexité et de la difficulté, notamment acrobatique. La complexité est celle par exemple des coordinations motrices mises en jeu. La difficulté des habiletés motrices est quant à elle simplement évaluée par le nombre de gymnastes qui peuvent les réaliser à un moment donné. La question de l’efficacité technique instaure ainsi une norme qui inscrit les formes dans une hiérarchie. De ce point de vue, certaines formes peuvent être dites « primitives » et d’autres « élaborées ». Les unes et les autres correspondent à des

23 Les exemples illustrant les propos sont pris en gymnastique tout au long de cette partie pour permettre une

homogénéité de la nature des exemples et également car le cadre théorique s’est construit dès la première étude conduite en gymnastique.

61 organisations motrices situées à des degrés différents d’intégration des contraintes, par exemple mécaniques, avec lesquelles elles sont en prise.

Du point de vue de l’organisation motrice elle-même, la question de l’intégration concerne celle des différents éléments qui la constituent. L’option théorique retenue consiste à considérer ces différents constituants, non pas en termes d’organes ou de segments corporels « matériels », mais en termes d’unités fonctionnelles. Selon la perspective gestaltiste, les différents degrés d’élaboration de l’organisation motrice doivent être considérés en termes de degrés d’intégration, c’est-à-dire d’intégration des différentes fonctions dans une unité. S’agissant de comportements humains, cette unité est une unité de sens ayant une portée ontologique. Il s’agit pour Goldstein (1951) de degrés de centration de l’être : c’est « le degré d’intégration de l’organisme qui est le critère du niveau de son être » (Goldstein, 1951, p. 398). Selon cet auteur, la diminution de l’intégration se révèle par un manque de cohésion de la conduite, par son assujettissement plus étroit à un monde déterminé.

Les conduites motrices, en tant que gestalts, sont ainsi des formes inscrites dans une double normativité :

a) celle du sujet, qui, à un moment donné, dans une situation donnée, produit un comportement privilégié24. Ce comportement peut satisfaire ou non le sujet, il peut le juger « bon » ou « mauvais ». Ce jugement qui correspond à une objectivation du degré d’adéquation du comportement à la situation est distinct du sentiment de commodité, de simplicité, de sécurité qu’il éprouve en réalisant ce comportement. « Dans le comportement privilégié, l'organisme parvient à un compromis de la façon la plus adéquate et la plus conforme à son essence avec la situation donnée du monde extérieur » (Goldstein, 1951, p. 305). De ce point de vue, le comportement privilégié manifeste un sens de l’organisme dans une situation donnée.

b) celle de la culture qui inscrit les comportements moteurs dans des processus de socialisation : formalisation (dans des énoncés, des textes), comparaison et hiérarchisation, institutionnalisation, etc.

24 L’idée de comportement privilégié n’est pas sans rapport avec celle d’attracteur mise en évidence par les

approches dynamiques (Delignières, 2004 ; Teulier & Nourrit-Lucas, 2008 ; Faugloire, 2005). Néanmoins, si dans le cas de mouvements de type oscillatoires, il est possible d’assimiler le système moteur à un système dissipatif (Kugler, Kelso, & Turvey, 1980), la prise en compte de mouvements corporels plus complexes et non cycliques conduirait sans doute à une conceptualisation plus élargie et plus complexe de ce concept d’attracteur. En abandonnant l’hypothèse selon laquelle l’organisme humain peut se rapporter à un système dissipatif, l’idée de comportement privilégié est de nature à reconceptualiser celle d’attracteur, notamment en insistant sur la dimension signifiante des coordinations préférentielles ou spontanées. Il s’agirait alors non plus de considérer les intentions (comprises comme relatives au but de la tâche) au même titre que les autres contraintes (de l’organisme propre et de l’environnement (Newell, 1986)) mais de les concevoir comme une dimension essentielle de toute activité humaine, en leur accordant une orientation phénoménologique accordant une place centrale à l’intentionnalité du sujet.

Partie 2 –Cadre théorique

62 Pour étudier l’organisation motrice de sujets réalisant une habileté motrice, l’étude vise à

identifier des formes typiques correspondant à différents degrés d’élaboration technique de

l’habileté en question ; et, pour chaque niveau identifié, à analyser ces formes en privilégiant le point de vue de leur signification.