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Les conduites motrices dominées par des principes organisateurs internes

PARTIE 2 : Cadre théorique

1. Vers une théorie des conduites motrices

1.1. Options épistémologiques

1.1.2. Les conduites motrices dominées par des principes organisateurs internes

L’idée de principes organisateurs internes signifie que les formes de corps et de mouvements corporels qui apparaissent résultent de processus auto-organisés et autorégulés. Il s’agit de considérer l’organisme comme une structure qui présente un aspect morphologique inhérent à des processus qui organisent la structure dans sa globalité.

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Une analyse structurale des conduites motrices

L’étude s’inscrit dans une perspective structuraliste attachée à comprendre l’agencement des différentes parties dans un tout, une totalité dynamique. Considéré comme l’inventeur de l’analyse structurale moderne, Goethe a tenté d’établir une théorie générale de la morphologie des végétaux (Petitot, 2004). Il cherchait à comprendre le principe présidant à la forme des différents végétaux. Dans cette perspective, il avait établi un lien entre la morphologie des végétaux et l’évolution des espèces végétales (phylogénèse). Pour comprendre la forme d’un végétal, il avait alors étudié le processus par lequel cette forme apparait. Autrement dit, la compréhension de la morphologie d’un organisme passe, selon Goethe, par la compréhension de sa « morphogénèse » (Lesne & Bourgine, 2006). La morphogénèse serait l’ensemble des mécanismes expliquant l’apparition reproductible de structures et contrôlant leur forme. La compréhension des formes passe ainsi par la compréhension de leur caractère fonctionnel dont il convient d’identifier s’il est la cause, la conséquence ou les deux à la fois, de leur émergence. Car l’émergence d’une forme ne résulte pas de la pure contingence. Pour comprendre l’émergence d’une conduite motrice quelconque, l’étude s’appuie sur cette relation structure-fonction. Les conduites motrices adoptées à un moment donné sont considérées comme des structures remplissant une ou plusieurs fonction(s) motrice(s). Pour étudier les fonctions de l’organisation motrice, l’étude s’intéresse essentiellement à la façon dont ces fonctions s’incarnent intentionnellement chez le sujet. Ce parti pris repose sur l’hypothèse selon laquelle seul le niveau intentionnel des fonctions motrices, c'est-à-dire les aspects dont le sujet peut être conscient sont partie prenante de la structure de l’organisation motrice. Pour élucider les fonctions de l’organisation motrice du sujet, il importe de dégager le sens qu’ils accordent à leur action, car c’est dans cette immanence que réside la cohérence de la totalité de leur organisation motrice (structure).

Les conduites motrices en tant que « totalités morpho-dynamiquement (auto)-organisées et (auto)-régulées »

D’Arcy Thompson (1961) a montré que les formes des organismes vivants ne sont pas quelconques et intègrent des contraintes, notamment des contraintes d’efficacité mécanique. Pour lui, ce sont directement les forces physiques qui s’imposent aux organismes et les transforment. En tant que pur mécaniste, il approche les structures vivantes comme il le ferait d’objets matériels. Il utilise des modèles mécaniques tels que ceux de la construction des ponts ou de la forme d’une goutte d’eau pour éclairer la structure de l’organisme et son adaptation morphologique. Il montre par exemple que la forme de la colonne vertébrale de certains animaux peut être comparée à la structure d’un pont, construit pour résister à

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56 certaines contraintes. Des structures particulières seraient mises en place en fonction des contraintes auxquelles sera soumis l’organisme. Cette démonstration de d’Arcy Thompson peut être étendue aux formes plus globales des organismes et même à leur évolution (Gould, 1980). La structure des organismes et leur évolution serait donc étroitement dépendante de leur fonction ; et réciproquement, la fonction de l’organisme ne peut exister sans structure matérielle qui la sous-tende.

Un point de vue morphodynamique adossé à l’œuvre de D’Arcy Thompson (Petitot, 2004) permet de concevoir les structures comme « des formes dynamiques en développement, comme des totalités morphodynamiquement (auto)-organisées et (auto)-régulées » (Petitot, 2004, p. 14).

S’agissant des habiletés motrices, l’option théorique retenue est de les considérer

également comme des formes dynamiques en développement, des totalités

morphodynamiquement auto-organisées. Les organismes vivants dotés de capacités motrices sont ainsi en relation avec des conditions environnementales qui permettent un couplage avec ces capacités (par exemple, D’Arcy Thompson a montré qu’en deçà ou au-delà d’un seuil de leur masse, les organismes vivants interagissaient plutôt avec les forces de surface ou bien avec la force gravitationnelle). Les organisations motrices qui émergent de ce couplage possèdent une certaine architecture traduisant la relation entre leur structure et leur fonction. Ces contraintes architecturales ne peuvent être comprises que dans un contexte historique et phylogénétique particulier. Gould (1980) insiste sur la triple influence de la fonction, de la structure et de l’histoire pour comprendre l’adaptation des organismes aux contraintes qui pèsent sur eux. Il parle d’ « aptation » plutôt que d’adaptation pour qualifier son approche résolument historique de la logique du devenir du vivant. Ces idées de Gould apparaissent transposables pour étudier l’adaptation des conduites motrices aux contraintes inhérentes à la tâche selon ce triangle fonction-histoire-structure.

La thèse TAC (technique comme anthropologiquement constituante/constitutive de l’humain)

L’étude adopte comme option théorique forte la thèse de la technique comme anthropologiquement constituante/constitutive de l’humain (thèse TAC). Celle-ci amène à considérer les habiletés motrices humaines comme techniques par essence même. Cette thèse est issue des travaux de Leroi-Gourhan, de Simondon et de Derrida et a été intégrée par Stiegler (2001) avant d’être clairement formalisée notamment par Havelange, Lenay & Stewart (2003) (Steiner, 2010). Pour être élaborée, cette conception de la technique nécessite de rompre avec un parti pris instrumental et anthropologique (Heidegger, 1958).

57 Le parti pris instrumental défend une conception de la technique comme moyen au service de fins déjà données. Les objets techniques en général peuvent d’ailleurs être facilement classés en fonction de leur usage pratique, c’est-à-dire la fonction qu’ils ont au regard d’une fin donnée. Néanmoins, en les classant selon ce critère, l’objet technique n’est regardé que par rapport à la fin pratique à laquelle il répond (Simondon, 1958). Ce critère de l’usage pratique laisse alors supposer que l’objet technique ne possèderait pas de signification en lui-même, mais « seulement un usage, une fonction utile » (Simondon, 1958, p. 10). La rupture avec le parti pris instrumental consiste à considérer que les fins n’existent pas indépendamment des moyens mis en œuvre pour y parvenir. « Les médiations techniques ouvrent, capacitent,

habilitent les possibilités d’action des agents et leurs relations avec l’environnement, tout en

les contraignant » (Steiner, 2010, p. 11).

Le parti pris anthropologique défend l’idée selon laquelle l’objet technique est nécessairement constitué, fabriqué et utilisé par l’Homme. Considéré comme être a priori non technique, l’homme serait créateur de technique. L’objet technique résulterait selon cette conception, de la création de l’homme, et serait alors entendu comme ob-jet c'est-à-dire posé face à un sujet et nécessairement pensé en référence à lui. La thèse TAC abandonne cette vision de l’objet technique comme « matière brute inorganisée » devenue organisée grâce à « l’intention et/ou à l’intervention humaine, organisante et déjà organisée » (Steiner, 2010, p. 12). Elle oriente le regard vers ce que la technique fait à l’homme. Dans la mesure où elle nous capacite, la technique est constitutive de nos objectivations du monde. La source de l’objectivité n’est plus le sujet lui-même, déjà constitué, mais le couple homme-technique (Stiegler, 2001).

Les conduites motrices : des objets techniques

« Avant l’ensemble des techniques à instruments, il y a l’ensemble des techniques du corps » (Mauss, 1936, p. 10). En effet, le corps est « le premier et le plus naturel objet technique » (Ibid., p. 10). Les conduites motrices appartiennent aux techniques du corps. En tant que techniques, elles satisfont a priori les principes qui gouvernent les autres objets techniques. Ce sont ces principes qu’il s’agit à présent d’étudier pour comprendre comment se structure l’organisation motrice.

En adoptant un point de vue philosophique sur la question, Simondon (1958) cherche à définir l’être de l’objet technique. Or, les objets techniques évoluent au cours de leur genèse. Pourtant, il est possible de donner un nom unique à un objet technique (un moteur, une horloge, un ordinateur, etc.) bien que cet objet puisse être pluriel dans l’instant (plusieurs types de moteurs existent actuellement) et varier dans le temps (les premiers moteurs

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58 automobiles sont différents de ceux d’aujourd’hui). L’individualité des objets techniques est instable, elle peut changer dans le temps. « L’objet technique est soumis à une genèse, mais il est difficile de définir la genèse de chaque objet technique, car l’individualité des objets techniques se modifie au cours de la genèse » (Simondon, 1958, p. 19). Pour dégager l’individualité des objets techniques, Simondon étudie leur genèse, car selon lui, « la genèse de l’objet technique fait partie de son être » (ibid., p. 20). En effet, « l’objet technique est ce qui n’est pas antérieur à son devenir mais présent à chaque étape de son devenir » (Ibid., p. 20). L’idée d’étape suggère que l’évolution de l’objet technique ne se fait pas de façon complètement continue, mais qu’elle est marquée par l’existence de « paliers ». Ces paliers traduisent une certaine cohérence de l’objet technique à un moment donné de sa genèse. Simondon parle de « systèmes successifs de cohérence » (Ibid., p. 27) de l’objet technique.

Les travaux de Vigarello (1985, 1988, 1989, 1992) sur les techniques sportives présentent une certaine convergence avec ceux de Simondon sur les objets techniques en général. Le projet de Vigarello est d’étudier l’histoire des techniques corporelles pour tenter d’en dégager des lois ou des principes d’évolution et de transformation (Vigarello, 1988, 1992). Il hésite cependant à parler de lois lorsqu’il repère l’existence d’un certain nombre de régularités qui se retrouvent au fil des transformations que subissent les techniques corporelles. Il préfère adopter un vocabulaire scientifiquement moins normatif en parlant de sortes de principes génétiques qui structurent le devenir des techniques motrices. Considérer les conduites motrices comme des êtres techniques en devenir revient à considérer chaque forme corporelle produite comme significative d’un moment adaptatif face à une tâche donnée. Pour reprendre l’expression de Simondon, chaque organisation motrice traduirait son propre « système de cohérence » caractérisé par un mode d’organisation particulier. L’évolution des conduites motrices serait ainsi balisée de systèmes successifs de cohérence.

Pour Vigarello (1985, 1988), la compréhension des principes organisateurs de la technique peut permettre de comprendre la façon dont s’organise un sujet à un moment donné pour répondre aux contraintes posées par la tâche à laquelle il se confronte. « L’histoire des techniques nous amène à la genèse, à la genèse et à la jeunesse des techniques. Et en nous amenant à la jeunesse des techniques, elle nous permet sans doute de mieux comprendre l'attitude de ceux qui sont démunis physiquement et culturellement face à certains problèmes de la technique » (Vigarello, 1992, p. 105).

Cette meilleure compréhension des différents systèmes de cohérence grâce à la connaissance des principes génétiques qui les gouvernent est susceptible d’aider les enseignants à guider les apprentissages des élèves. En prenant connaissance des obstacles rencontrés par la technique au cours de sa genèse, l’enseignant pourra alors comprendre les

59 obstacles « didactiques » rencontrés par les élèves, qui les empêchent de réussir dans une tâche motrice donnée.

Ces orientations théoriques permettent de considérer les techniques motrices comme des objets techniques et d’espérer pouvoir en dévoiler des principes organisateurs internes, qui auraient donc un caractère générique. Elles ouvrent également l’opportunité d’aider les enseignants à comprendre les cohérences propres des élèves à différents niveaux d’organisation motrice dans une tâche donnée, en vue de pouvoir les guider de façon stratégique.

Pour parvenir à ces fins, l’étude retient une approche morphodynamique appuyée sur le cadre de la Gestalttheorie pour étudier l’organisation motrice de sujets engagés dans des tâches motrices.