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PARTIE I – S’ÉCRIRE COMME LECTEUR

Chapitre 1 – Iconographies du lecteur : un parcours généalogique généalogique

3) La lecture, « une chambre à soi » ?

Ces scénographies émotionnelles supposent également l’extériorisation de pratiques de lecture privées : la mise en visibilité de l’intime répond à l’injonction au dévoilement de l’ordinaire formulée sur les plateformes de partage d’image.

3.1 La lecture comme pratique de l’intime 3.1.1 Lectures privées, lectures publiques

L’apparition de l’imprimerie marque un mouvement de privatisation progressive de la lecture : le

« lettré » possède désormais ses propres livres, et « entretient […] avec eux un rapport personnel »150. Les textes ne sont plus lus à l’église, déclamés par l’aède ou le troubadour, récités en famille, mais déchiffrés dans le silence des foyers. Conséquence de cette évolution des pratiques : l’historien Roger Chartier constate que depuis plusieurs siècles la lecture est majoritairement représentée comme « un acte par excellence du fort privé, de l’intimité soustraite au public »151, qui prend le pas sur la représentation de la lecture comme « cérémonial collectif ».

L’idée que la lecture ne se publicise pas s’incarne dans la production d’une axiologie littéraire qui oppose le public et le privé, le « silence » et la « causerie », le personnel et le commun. Dans La littérature à l’estomac, Julien Gracq oppose ainsi la lecture secrète des Anglais, « une habitude solitaire sur laquelle il n’éprouve pas le besoin de s’étendre particulièrement »152, à la lecture exhibée des Français, « rumeur de foule survoltée et instable » d’un « public en continuel frottement », encouragée par la présence néfaste et persistante des « salons » et des « quartiers littéraires »153. Pour être légitime, la production de la littérature, tout comme sa consommation, devrait se dérober au regard du public. Le lecteur est alors représenté comme un être tout entier renfermé sur sa propre intériorité, d’autant plus fascinante qu’elle reste inaccessible.

Reléguée au domaine de l’intime et du mutisme, la lecture deviendrait-elle incommunicable ? Le paradoxe réside alors dans les mouvements d’« extériorisation » de cette pratique solitaire.

Produire un texte, un tableau, une photographie illustrant l’expérience de lecture, c’est dévoiler la tension inhérente à cette activité : dans la mise en scène du lecteur, « l’intime est exhibé et revendiqué, comme valeur »154. Le salon littéraire tant déploré par Gracq incarne l’un des premiers espaces de mise en représentation d’un intime publicisé, où s’organisent des activités qui contribuent à brouiller la frontière public/privé, à l’instar des séances de lecture de lettres

150 Michel Jeanneret, « Je lis, donc je suis. Herméneutique et conscience de soi à la Renaissance », op. cit.

151 Roger Chartier, « Du livre au lire », in Roger Chartier (dir.), Pratiques de la lecture, op. cit.

152 Julien Gracq, La littérature à l’estomac, op. cit., p. 26.

153 Ibid.

154 Julia Bonaccorsi, Le devoir de lecture. Médiations d’une pratique culturelle, op. cit., p. 191.

échangées entre particuliers155. Peu à peu, cette spectacularisation du confidentiel se chargera d’une valeur politique : Jürgen Harbermas montre que c’est par l’extériorisation des expériences de lecture que se structurent les prémices d’un espace public156.

Dans ses Essais, Montaigne se réclame de cette valeur politique de l’intime publicisé. C’est le dévoilement du philosophe (en premier lieu comme lecteur) qui teinte paradoxalement son texte d’une portée universelle. Ce mouvement du particulier au général contribuera à ériger le journal intime comme genre littéraire à part entière. Mais s’il est communément admis de voir les écrivains textualiser leur intimité par la pratique de l’écriture, quelle place pour le travail réflexif des lecteurs pratiqué hors du livre ? Quelles représentations médiatiques consacrées à la mise en scène d’une lecture à la fois personnelle et publique, intime et dévoilée ? Laure Adler157, Pascal Dethurens158 ou Robert Bared159 ont chacun proposé des anthologies picturales de lecteurs au foyer, où l’expérience littéraire se vit depuis le « confort douillet de la maison »160. Plus tard, le cinéma de la Nouvelle Vague prolonge cette représentation d’une lecture comme pratique de l’intime, à laquelle on se livre dans les bains161 ou dans les lits. L’émergence des réseaux sociaux, qui fonctionnent précisément sur une incitation au dévoilement de l’intime, fournit à ces représentations un espace médiatique privilégié, qui contribue à les massifier.

3.1.2 Théâtralisation numérique des « techniques de soi »

Dans un article intitulé « Cénacles et cafés littéraires : deux sociabilités antagonistes »162, Vincent Laisney revient sur la traditionnelle opposition entre les réunions des écrivains à domicile et dans des espaces publics. C’est bien cette logique d’une intimité semi-publique qui traverse le passage de la (relative) confidentialité du cénacle à la publicité du café. À mi-chemin entre ces deux espaces, le salon littéraire incarne une localité hybride, privée car organisée « à domicile », mais publique car éloignée de la culture cénaculaire du secret. Le salon constitue ainsi un espace intime où l’on s’expose, et de nombreux auteurs ont déjà souligné les similitudes entre ce lieu de sociabilité littéraire et l’actuel environnement numérique. Donner à voir son expérience de lecture dans l’espace clos des salons, c’était déjà souscrire à une forme d’« extimité », définie par le psychiatre Serge Tisseron comme le « mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie

155 Jérôme Bourdon, « Désincarnation, délai, dissémination : la télé-présence dans l’histoire, de la correspondance aux réseaux sociaux », Le Temps des médias, vol. 31, n°2, 2018, pp. 76-89.

156 Jurgen Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978.

157 Laure Adler, Stéphane Bollmann, Les femmes qui lisent sont dangereuses, Paris, Flammarion, 2015, p. 49.

158 Pascal Dethurens, Éloge du livre, op. cit.

159 Robert Bared, Le livre dans la peinture, op. cit.

160 Ibid., p. 195.

161 Thierry Grillet, « Lecture au bain. Comment Jean-Luc Godard filme l’homme qui lit », Revue de la BNF, vol. 41, n°2, 2012, pp. 23-26.

162 Vincent Laisney, « Cénacles et cafés littéraires : deux sociabilités antagonistes », Revue d'histoire littéraire de la France, op. cit.

de sa vie intime, autant physique que psychique », mû par « le désir de communiquer sur son monde intérieur »163. Cet enjeu de transparence individuelle se trouve prolongé en contexte numérique, dont Milad Doueihi souligne la nécessaire « mise en commun » :

Du fait de sa présence sur le réseau social, l’espace de l’intimité s’élargit nécessairement, et il est soumis à des contraintes externes et des règles normatives. […] Les lois de la conversion numérique sont toujours les mêmes […], tout doit basculer vers le commun et devenir accessible, voire visible à tous. C’est une sorte d’impératif inhérent au monde numérique : l’accès, la visibilité, le partage et la circulation164.

Or, publiciser ses pratiques quotidiennes, c’est aussi publiciser ses pratiques de lecture. Souscrire aux impératifs d’extimité formulés implicitement par les dispositifs numériques permet de renouer avec la lecture comme pratique collective. Nous avancerons que la dimension privée associée à l’expérience littéraire trouve un écho particulier dans un environnement numérique qui fonctionne sur ce principe de publicisation de l’intime. Il en résulte une textualisation de l’activité de lecture, qui tend à la désacraliser en la combinant à d’autres gestes du quotidien.

Dans « La culture de soi », Michel Foucault présente la lecture comme une « technique de soi » parmi d’autres, au même titre que « les soins du corps, les régimes de santé, les exercices physiques sans excès, […] les entretiens avec un confident »165. Ramenée à sa nature prosaïque d’outil au service du « soin de soi-même »166, la littérature est alors assimilée à un ensemble d’activités hétéroclites, qui mobilisent indifféremment le corps ou l’esprit. C’est précisément cette assimilation qui s’expose sur les plateformes que nous étudions. En revendiquant leur nature de

« réseau social », Instagram, Tumblr ou YouTube incitent à la mise en scène des pratiques ordinaires, du repas à la séance de sport. La lecture, en tant qu’activité quotidienne, s’inscrit pleinement dans ce régime de visibilité spécifique, dont la valeur réside dans sa dimension partageable et identifiable.

Cette activité est dans certains cas hybridée avec d’autres pratiques quotidiennes. Elle peut être présentée comme une activité concurrentielle, à l’instar des légendes qui accompagnent les images de plusieurs livres sur une étagère (« j’ai envie de me plonger dans ces bébés d’amour plutôt que d’aller en cours »167 ), ou d’un plat sorti du four (« à défaut de beaucoup lire, je teste des recettes (garanties avec gluten, lactose et non vegan) : cake petits pois »168). Elle est parfois figurée par la simple présence d’une bibliothèque en arrière-plan, tandis qu’au premier plan de l’image se déroule une scène sans lien direct avec des préoccupations littéraires (un chat sur un fauteuil, des

163 Serge Tisseron, L’intimité surexposée, Paris, Hachette, 2002.

164 Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, op. cit., p. 63.

165 Michel Foucault, « La culture de soi », in Histoire de la sexualité III. Le souci de soi, Gallimard, 1984, pp. 70-75.

166 Ibid.

167 URL : https://www.instagram.com/letmetaleyou/.

168 URL : https://www.instagram.com/toujours_dimanche_bis/.

fiches de révision d’examen, etc.). L’activité de lecture peut également être combinée à d’autres moments journaliers : scènes de lecture chez le coiffeur, associée au rituel du réveil matinal, ou à des périodes d’insomnies.

Figure 32. Quotidien de lecture et effet de répétition

Source : captures d’écran du 24/01/2019, compte Instagram anais_serial_lectrice.

Dans la figure ci-dessus, le choix du pseudonyme témoigne d’une volonté de définition de soi par la lecture, associée à une logique de sérialité qui qualifie à la fois l’activité littéraire et sa publicisation systématisée. Ces deux images, publiées à trois mois d’écart, inscrivent la lecture dans une temporalité cyclique. L’effet de répétition (même décor, même position, même accessoire) souligne la quotidienneté de la pratique. La reprise des mêmes hashtags (#livres,

#book, #read, #bloglitteraire, #lecture…) pour catégoriser ces deux images marque l’association entre la routine de lecture et la routine de publication sur le réseau social. La récurrence de la légende accompagnant l’image (« Good morning Bookstagram ») contribue à temporaliser une activité (signifier une lecture matinale), aussi bien qu’à établir un lien avec les abonnés aux comptes (ritualiser l’adresse à la « communauté »). Sur l’image du haut, le hashtag

« myreadinglife » témoigne de cette volonté de documenter une pratique quotidienne. C’est bien

cet espace « d’une intimité bienheureuse à partager »169 qui est ici figurée à travers la tension paradoxale entre lecture privée et lecture spectacle.

De la même manière, les vidéos « Get Ready With Me » sur YouTube consistent à combiner

« routine beauté » et littérature : l’internaute y évoque ses lectures tout en se maquillant. Le principe du dévoilement intérieur (« je vous dit tout sur mes lectures ») est associé au dévoilement physique (« je me montre sans fards »). La trivialité du geste de mise en beauté est combinée à des considérations littéraires, ce qui contribue à « banaliser » la littérature par effet de proximité. Le discours sur les livres ne se déploie plus dans des espaces consacrés (bibliothèques, plateaux de télévision, bureaux d’écrivains), mais déborde sur les activités de la vie quotidienne, et se tient depuis le lit, la cuisine ou la salle de bain. Enfin, il arrive également que les comptes d’internautes auto-labellisés comme des comptes de « lecteurs » publient des contenus sans rapport, direct ou indirect, avec leur activité de lecture.

Figure 33. « Stories » Instagram et scénographies du quotidien hors lecture

Source : captures d’écran du 29/10/2018, comptes Instagram strawberrybooks et clarine_bouquine.

Entre deux images de livres sont ainsi introduites des photographies de poêlées de légumes ou de la vue d’une fenêtre d’immeuble, avec pour seul rappel de la nature « littéraire » du compte le pseudonyme qui fait encore signe vers un statut de lecteur (ici « strawberrybooks » et

169 Pascal Dethurens, Éloge du livre, op. cit., p. 133.

« bookilivres »). Ce n’est plus le prétexte relationnel qui est utilisé pour parler de littérature, mais à l’inverse la « littérarité » autoproclamée de ces comptes qui est détournée au profit d’un partage plus général du quotidien.

À des degrés divers, la lecture n’y est plus assimilée à un « monde à part », mais à une activité routinière. Si elle contribue à styliser des modes de vie170, l’inverse est également vrai. C’est par une mise en scène omniprésente du quotidien que s’affirme le statut de lecteur. Transformée en activité ordinaire, elle se charge d’une valeur « partageable », qui repose sur la fonction phatique de la communication. En évoquant les conditions météorologiques, le gâteau qu’ils s’apprêtent à manger, ou la relation qu’ils entretiennent avec leur chat, les lecteurs thématisent autrement le littéraire en l’« ordinarisant », dans l’objectif de créer du lien.

3.2 La lecture comme pratique de l’ordinaire

Cette valorisation de l’anodin sur les réseaux sociaux pose la question du caractère non-évènementiel du littéraire. La banalisation de l’expérience littéraire résulte en partie de son inscription au sein de dispositifs médiatiques : déjà, au XIXe siècle, la publication de poèmes dans le journal contribuait à ordinariser la poésie, en l’associant à une « quotidienneté triviale et insignifiante »171. Plus tard, l’intégration du littéraire au sein d’émissions récurrentes soulève des enjeux similaires de banalisation. Les émissions culturelles contribuent à faire des discours sur la littérature un moment ritualisé, associé aux routines journalières (Apostrophes fut diffusée chaque vendredi soir à 21h30 pendant dix ans). L’influence des théories sociologiques en France entraînera par ailleurs une volonté de représentation médiatique d’un lecteur « accessible », issu des classes populaires, à rebours de l’imaginaire d’une élite cultivée. C’est ainsi que dans la première émission de l’émission littéraire Post Scriptum, Michel Polac en appelle à la participation des lecteurs « ordinaires » :

Tout le monde peut parler d’un livre, un auteur peut bien nous dire « Mais vous savez, c’est ma grand-mère qui était la meilleure lectrice de mon livre, ou même c’est ma concierge ou ma boulangère ». Et je crois que souvent nous avons de bonnes surprises comme ça. Il y a beaucoup d’auteurs qui nous disent

« J’ai reçu une lettre merveilleuse d’un monsieur de province qui a très bien compris mon livre ». Et bien voilà une occasion de venir parfois réparer une injustice172.

Le lecteur ordinaire serait donc avant tout « la concierge, la boulangère, le monsieur de province », bref, celui que sa catégorie socioprofessionnelle ne prédestinait pas nécessairement à une prise de parole sur la « culture cultivée » auquel le média s’attribuerait la noble mission de redonner une

170 Voir à ce sujet Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, op. cit. ; Michèle Petit, Éloge de la lecture. La construction de soi, op. cit.

171 Alain Vaillant, « Baudelaire, artiste moderne de la poésie journal », Études littéraires, vol 40, n°3, 2009, pp. 43-60.

172 Michel Polac, Pierre Lattès, Post scriptum, émission du 7 octobre 1970, archives de l’Ina.

voix. C’est ainsi que dans l’émission Bibliothèque de poche (diffusée de 1966 à 1970), le même Michel Polac propose de donner la parole à « un public beaucoup plus vaste »173 que le public habituel des émissions littéraires, dans le but de « rendre la littérature accessible au plus grand nombre »174. Il y tend ainsi le micro à des passants interrogés au hasard sur leurs pratiques de lecture. Une femme fera l’objet d’une attention particulière : l’équipe de télévision la suit dans son trajet quotidien. C’est ici une pratique de lecture ordinarisée que les instances de production construisent à l’image. Une séquence de plusieurs minutes est ainsi consacrée à la figuration de cette anonyme lisant dans le métro, tandis qu’en voix off se poursuit le dialogue entamé avec Michel Polac :

M. P. : « Vous lisez quand ? Parce que vous travaillez là. » Passante : « Ben, dans le train ou dans le métro. »

M. P. « Vous habitez où ? » Passante : « Colombes. »

M.P. : « Colombes, et vous venez de Colombes à la République ? » Passante : « Tout droit parce qu’on vient de Saint Lazare et c’est direct. » M. P. : « Alors vous avez combien de temps en métro et train ? »

Passante : « Un quart d’heure vingt minutes de métro et puis dix minutes de train. » M. P. : « Et qu’est-ce que vous faites comme métier ? »

Passante : « Mécanicienne maroquinière. »

M. P. : « Et le soir en rentrant chez vous, vous lisez aussi ? »

Passante : « Ben j’ai pas beaucoup de temps, il faut que je prépare la cuisine et que je fasse mon ménage (rires). »

173 Emmanuel Lemieux, « Michel Polac : Je suis devenu pour la télévision l'image du lecteur », L’Express [en ligne], 1er mai 2003. URL : https://www.lexpress.fr/culture/livre/michel-polac-le-doyen_807899.html.

174 Ibid.

Figure 34. Figuration télévisuelle d’une lectrice « ordinaire »

Source : archives de l’Ina, Bibliothèque de poche, première chaîne de l’ORTF, émission du 4 septembre 1966.

La ligne éditoriale de l’émission, consacrée à la démocratisation de la lecture, conditionne le traitement médiatique réservé à la lectrice. À travers l’échange d’informations très factuelles sur la nature et la durée des trajets quotidiens, c’est la banalité de l’activité de lecture qui est soulignée, intégrée au prosaïsme de ces déplacements. La lecture est présentée comme une activité qui s’intègre dans le tissu du quotidien, en s’y associant (lecture dans le train) ou de manière plus concurrentielle (temps de lecture opposé au temps des tâches ménagères). L’ordinaire de la lecture devient par glissement l’ordinaire du lecteur : l’émission propose en creux un portrait des « vrais gens » – dont le ton pédagogue confine parfois à la condescendance.

C’est cette même volonté de démocratisation littéraire qui accompagne le phénomène contemporain du « bookcrossing » qui consiste à « semer » volontairement des livres dans le métro. Médiatisée par l’actrice Emma Watson, cette pratique a depuis été reprise par de nombreux internautes, à l’instar de la Booktubeuse québécoise de la chaîne Elle M bouquiner qui annonce sur son compte Instagram l’endroit où elle dépose les livres, sous le hashtag #livresdanslemetro175. Le principe d’introduction du littéraire dans des espaces qui n’y sont pas spécifiquement dédiés a pour double effet de désacraliser le livre (en le rendant littéralement « accessible à tous ») et

175 Charlotte Lopez, « Une “fée des livres” cache des livres dans le métro », Metro [en ligne], 18 août 2017. URL : https://journalmetro.com/local/le-plateau-mont-royal/1185951/une-fee-des-livres-cache-des-livres-dans-le-metro/.

d’enchanter les lieux du commun. Ce motif de la lecture dans le train se constitue progressivement en incarnation stéréotypée des lectures ordinaires.

3.2.1 Circulations d’un motif médiatique : le lecteur dans le métro

La figure du lecteur dans le métro se perpétue ainsi au fil des représentations médiatiques, de la peinture (tableaux de Francis Luis Mora figurant des scènes de lecture de journal dans le train), à la photographie (anthologie d’images de lecteurs dans le métro new yorkais proposée par Reinier Gerritsen176), en passant par la télévision (séquence de Bibliothèque de poche), jusqu’aux réseaux sociaux. En permettant un déplacement des corps immobiles, le métro constitue un espace qui se prête particulièrement à la lecture177. Le succès de ce motif repose en premier lieu sur l’hybridation entre trivialité du transport en commun et littérarité de ces espaces de passage : mise en abîme d’un voyageur « transporté » par le véhicule autant que par sa lecture. Cette association symbolique est reprise par le photographe Reinier Gerritsen dans son anthologie d’images de lecteurs dans le métro de New York, présentée comme une étude sur la diversité sociologique des lecteurs et des lectures, « transportés à la fois physiquement et métaphoriquement, par le livre entre leurs mains »178. À sa suite, le projet Tumblr « Underground New York Public Library » se présente comme « un rappel que nous sommes capables de voyager dans des contrées éloignées, à la fois en nous et par nous »179. Ce motif du double voyage sera également décliné dans des affiches publicitaires pour une maison d’édition française, à l’instar du slogan d’une campagne de 2003 : « Rien ne vous embarque comme un Folio ».

À cet écho métaphorique s’ajoute l’opposition entre la modernité du smartphone (« mauvais » divertissement) et l’aspect intemporel du livre (« bon » divertissement). Ces deux médiums sont présentés comme des objets en concurrence dans les iconographies mises en circulation. Sur Instagram, le compte Les_lecteurs_du_rer revendique ainsi la présence de lecteurs dans les transports en commun comme une preuve que « malgré la prolifération des smartphones, le livre n’est pas mort ! »180. Le compte JustBookLovers présente la lecture généralisée comme une utopie en publiant l’image d’un wagon rempli d’individus absorbés par leur lecture, accompagnée de la mention « Pendant ce temps, dans un univers parallèle ». La valeur axiologique attribuée aux supports de lecture s’établit alors selon une gradation implicite : aliénation du téléphone mobile

À cet écho métaphorique s’ajoute l’opposition entre la modernité du smartphone (« mauvais » divertissement) et l’aspect intemporel du livre (« bon » divertissement). Ces deux médiums sont présentés comme des objets en concurrence dans les iconographies mises en circulation. Sur Instagram, le compte Les_lecteurs_du_rer revendique ainsi la présence de lecteurs dans les transports en commun comme une preuve que « malgré la prolifération des smartphones, le livre n’est pas mort ! »180. Le compte JustBookLovers présente la lecture généralisée comme une utopie en publiant l’image d’un wagon rempli d’individus absorbés par leur lecture, accompagnée de la mention « Pendant ce temps, dans un univers parallèle ». La valeur axiologique attribuée aux supports de lecture s’établit alors selon une gradation implicite : aliénation du téléphone mobile