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PARTIE I – S’ÉCRIRE COMME LECTEUR

Chapitre 1 – Iconographies du lecteur : un parcours généalogique généalogique

2) Figurations allégoriques du lecteur en images

Là où le texte se faisait le lieu d’une figuration virtuelle du lecteur suggéré (en tant que narrataire invisible), le régime de l’image autorise une figuration visuelle du lecteur effectivement incarné.

Comment, à travers la mise en scène combinée de l’individu et du livre, se dessinent des représentations appuyées sur des invariants symboliques, mais dont les spécificités varient en fonction du contexte médiatique ?

2.1 Représentations stéréotypées du livre et du corps 2.1.1 Portrait de l’auteur, allégorie du lecteur

De l’ouvrage philosophique de Jean Luc Nancy et Federico Ferrari36 au dossier d’Interférences littéraires consacré à cette thématique37, il existe de nombreux travaux dédiés aux iconographies auctoriales. Les écrits de Jérôme Meizoz38, José-Luis Diaz 39, Vincent Laisney40, ou Alain

35 Ibid., p. 52.

36 Jean-Luc Nancy, Federico Ferrari, Iconographies de l’auteur, Paris, Galilée, 2005.

37 Nausicaa Dewez et David Martens (dir.), « Iconographies de l’écrivain. Du corps de l’auteur au corpus de l’œuvre », Interférences littéraires, n°2, 2009, pp 11-23.

38 Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Paris, Slatkine érudition, 2007.

39 José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire: scénographies auctoriales à l'époque romantique, Paris, Honoré Champion, 2007.

40 Vincent Laisney, En lisant en écoutant. Lectures en petit comité, de Hugo à Mallarmé, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2017.

Vaillant41, se penchent ainsi sur les enjeux de représentations médiatiques de l’auteur. Plus rares sont les études qui se consacrent exclusivement aux représentations du lecteur. Les anthologies des représentations visuelles du littéraire proposent le plus souvent un inventaire qui mêle deux instances rassemblées sous l’égide du livre : l’auteur et le lecteur. C’est ainsi que l’Éloge du livre de Pascal Dethurens42, ou le Livre dans la peinture de Robert Bared43, se divisent chacun en une partie consacrée aux représentations picturales de l’écrivain d’une part, et du lecteur d’autre part.

À la lecture de ces ouvrages, un premier constat s’impose : là où les images de l’auteur sont souvent consacrées à la figuration de personnalités littéraires, les tableaux de lecteurs mettent en scène des anonymes. À travers ces iconographies se dessine en creux la tension entre singularisation et généralisation, pluriel et singulier, qui nous préoccupera dans cette partie. Ainsi, là où les titres des tableaux d’auteurs mentionnent une identité patronymique définie (voir l’Emile Zola ou le Stéphane Mallarmé d’Edouard Manet ; le Portrait d’Edmond Duranty d’Edgar Degas ; le Portrait d’Erasme par Hans Holbein le Jeune ; le Portrait de Charles Baudelaire par Gustave Courbe, etc.), les tableaux de lecteurs sont accompagnés de titres aux accents allégoriques et impersonnels (à l’instar du Rat de bibliothèque de Carl Spitzweg ; de la Liseuse d’Auguste Renoir, de la Jeune fille lisant de Jean-Honoré Fragonard ; de La lecture d’Edouard Manet, où le substantif désigne l’activité et non le statut de l’individu). Dans ces qualifications pléonastiques, le lecteur est caractérisé avant tout par son activité de lecture. L’apparition de la photographie prolongera encore cette dichotomie : le portrait de « célébrité » (voir Jérôme Meizoz sur les portraits de Cendrars et de Houellebecq44), qui vaut par la singularité de l’individu représenté, s’oppose aux anthologies de lecteurs « ordinaires » et sans identité, photographiés « sur le vif »45, et dont la valeur repose au contraire sur une mise en collection anthologique (sur laquelle nous reviendrons plus loin). Adeline Wrona identifie un fonctionnement général du portrait selon deux postulats contradictoires, entre idéalisme et réalisme, sublimation et ordinaire, anonymat et célébrité46. À l’extraordinaire du portrait de l’auteur répond ici l’ordinaire du portrait du lecteur, qui se traduit par « la prééminence de la catégorie sur l’individu »47.

41 Alain Vaillant, « Modernité, subjectivation littéraire et figure auctoriale », Romantisme, n°2, 2010, pp. 11-25.

42 Pascal Dethurens, Éloge du livre. Lecteurs et écrivains dans la littérature et la peinture, op. cit.

43 Robert Bared, Le livre dans la peinture, Paris, Citadelles & Mazenod, 2015.

44 Jérôme Meizoz, « Cendrars, Houellebecq : Portrait photographique et présentation de soi », COnTEXTES. Revue de sociologie de la littérature, [En ligne], n°14, 2014. URL : https://journals.openedition.org/contextes/5908.

45 Voir André Kertesz, On reading, New York, W. W. Norton & Company, 2008 ; George S. Zimbel, Le livre des lecteurs, Lyon, Lieux Dits, 2011.

46 Adeline Wrona, « Moi-même comme une autre : sur le portrait dans les magazines féminins », Communication &

langages, n°152, 2007, pp. 69-77.

47 Adeline Wrona, « L’ordinaire en portraits : une forme impossible ? Biographies au travail dans les séries d’été des Echos », Communication & langages, n°158, 2008, pp. 3-12.

Historiquement, la représentation des individus en peinture se répand avec le courant humaniste pendant la Renaissance48. Les portraits des gens de lettres font partie des premiers portraits qui marquent la naissance de l’individu dans l’art, qui affirment la singularité du sujet représenté autant que celle du sujet représentant49. Dans cette perspective, l’écrivain incarne une singularité qui se prête bien au processus d’individuation, traversant l’histoire des représentations artistiques, là où la nature générique et interchangeable du lecteur rend ce dernier plus insaisissable. Il existe cependant des points communs entre ces deux types de figurations. Tout portrait d’auteur est aussi en creux un portrait de lecteur, ce qui contribue à l’élaboration d’une iconographie commune.

Dans En lisant en écoutant, Vincent Laisney note la systématisation d’une « représentation livresque de la littérature »50 dans l’iconographie à l’âge classique. L’objet livre constitue alors le dénominateur commun des mises en images d’une identité littéraire. À l’image, le livre tient un rôle synecdochique, en signalant par proximité la personne » du lecteur, de l’écrivain, du poète ou du philosophe »51. Les identités de l’individu lisant ou écrivant sont alors brouillées, hybridées derrière ce rapport commun à l’objet. Il faudrait cependant distinguer le motif du livre comme accessoire symbolique (la bibliothèque en arrière-plan, les couvertures entassées sur le coin d’un bureau), du motif du livre lu. Pascal Dethurens souligne la nature archétypale du « personnage penché au-dessus d’un livre sur lequel il concentre toute son énergie et sur lequel est attirée l’attention du spectateur »52. S’il suffit à désigner un statut d’homme de lettres par sa seule présence à l’image, le livre doit être agi, c’est-à-dire lu, pour faire signe vers un statut de lecteur.

La mise en image du lecteur devient alors indissociable de la mise en scène du corps lisant.

2.1.2 Corporalités d’un lecteur sans visage

La lecture du roman mobilise une « technique du corps », qui se transmet à la fois comme pratique individuelle et savoir collectif53. L’allégorie picturale repose alors sur une figuration combinée d’un livre et d’un corps lisant. Cette représentation stéréotypée de la lecture comme activité est indissociable d’une représentation du corps comme image. Le motif visuel du corps lecteur repose alors la question de sa médiagénie. En effet, par bien des aspects, la lecture constitue une activité difficile à représenter par l’image. La place privilégiée occupée par cette pratique de l’intime dans les traditions picturales relève du paradoxe, dans la mesure où la posture du lecteur, par définition,

48 Tzvetan Todorov, « La représentation de l’individu en peinture », in Bernard Foccroulle, Robert Legros, Tzvetan Todorov, La naissance de l’individu dans l’art, Paris, Grasset & Fasquelle, 2005, pp. 13-39.

49 Ibid.

50 Vincent Laisney, En lisant en écoutant, op. cit., p. 20.

51 Pascal Dethurens, « L’homme aux livres : entre pouvoir et énigme », in Peter Schnyder (dir.), L’Homme-Livre, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 18.

52 Cécile Rabot, « Pour une histoire des représentations du livre et de la lecture. Une galerie de portraits d'Hommes au(x) livre(s) à travers les siècles », Acta fabula [en ligne], vol. 9, n° 1, 2008. URL : https://www.fabula.org/revue/document3810.php.

53 Jean-Marc Leveratto, Mary Leontsini, Internet et la sociabilité littéraire, op. cit., p. 145.

échappe à celui qui le scrute. Pascal Dethurens interroge ainsi cette fascination pour un sujet complexe :

S’intéresserait-on à lui, en peinture et en littérature, qui ne s’intéresse pas à nous ? Avouons qu’il y a quelque légèreté à interroger cet être qui, en lisant, […] n’a aucune expression à soumettre à notre examen et ne daigne pas, quand bien même nous nous efforcerions de venir à lui, nous adresser le moindre signe. […] Nos lecteurs ne sont donc pas des êtres de l’image, ni du langage. Ils n’ont rien à montrer, rien à dire. Au lieu de cela, ils ont en eux tous les rêves du monde, et ces rêves, que nous ne connaîtrons jamais, ils nous signifient par leur silence qu’ils sont là, sous nos yeux mais pas pour nous, à la manière d’un trésor montré du doigt mais scellé54.

C’est précisément dans le mystère de la lecture que réside tout l’enjeu et l’intérêt de ses représentations picturales. Comment retranscrire à l’image le déploiement mental et invisible qui se joue au sein des corps lisants ? Le « silence des tableaux » fait écho au silence de la lecture, en même temps qu’il s’y heurte. Concentré sur le livre, le visage du lecteur se dérobe, là où celui de l’auteur soutient le regard du peintre qui dresse son portrait. Cette différence de focalisation (le portrait posé de l’auteur pour représenter une singularité versus les images d’un lecteur comme saisi à son insu) rapproche cette figure du lecteur-allégorie de celle du lecteur-public évoquée précédemment. Ces deux instances sont dépourvues de visage, d’identité propre, et la valeur de leur représentation tient davantage à ce qu’ils font qu’à ce qu’ils sont.

En peinture, et a fortiori en photographie, le corps du lecteur est alors envisagé comme symptôme de la lecture ; il la révèle en l’incarnant. Figurer l’individu dans une posture absorbée, le regard fuyant, un livre sur les genoux ou devant le visage, suffit à faire résonner un imaginaire de lecture.

L’image fixe constitue ainsi un régime sémiotique adapté pour représenter la lecture anonyme et silencieuse. Mais avec le passage du visuel à l’audiovisuel le mystère s’épaissit, et l’irréductibilité sémiotique augmente. Comment représenter à l’écran un sujet à la fois immobile et mutique ? La lecture silencieuse, motif privilégié en peinture et en photographie, devient motif délaissé en vidéo. Il faudra désormais faire parler le lecteur, plus que le faire lire.

2.2 Lecteur parlant et ventriloquie télévisuelle

La lecture silencieuse, démocratisée au tournant du XIXe siècle55, contredit en effet le principe même de l’« image parlante » aux fondements du régime audiovisuel. La lecture à voix haute se heurte quant à elle à une « impossibilité spectaculaire »56 qui rend très difficile sa mise en œuvre à la télévision. Si ce mode de figuration présente l’avantage de résoudre l’enjeu du simulacre

54 Pascal Dethurens, Éloge du livre, op. cit., p. 12.

55 Roger Chartier (dir.), Pratiques de la lecture, op. cit., p. 97.

56 Dorothée Kopp, « La lecture télévisée » : étude de la médiamorphose d’un procès médiatique, mémoire de master recherche en sciences de l’information et de la communication, CELSA, 2005 p. 42.

inhérent à l’image fixe (un lecteur qui lit à voix haute en vidéo est un lecteur qui lit vraiment), cette garantie d’authenticité ne peut suffire à assurer la médiagénie de la pratique. Elle peut être prise en charge par le présentateur ou l’auteur invité, mais doit se réduire à une lecture brève d’extraits. Contrairement à la radio, où les émissions consacrées à la lecture orale se multiplient57, le régime télévisuel s’avère peu adapté à l’exercice, qui doit alors être combiné à des prétextes spectacularisants (déclamations par des « superlecteurs » tels que Guillaume Galienne ou Sandrine Bonnaire dans La Grande Librairie, érotisation de l’acte de lecture, performé par de jeunes femmes légèrement vêtues dans l’émission Voyage au bout de la nuit58, etc.).

Cette irréductibilité sémiotique introduit un déplacement dans la nature des représentations : là où l’image fixe figure le corps lisant (enjeu d’intériorité, de fermeture), la vidéo privilégie des représentations du corps prescrivant (enjeu d’ouverture, de relationnel). Le livre ne constitue plus le point de focalisation du regard du lecteur, mais le point de focalisation du regard du spectateur : d’ouvert et lu, il devient fermé et brandi. La situation de communication ne se joue plus entre l’individu et le texte, mais entre l’individu et son audience, dont le livre constitue alors le prétexte conversationnel. Ce changement de posture repose sur l’institution du lecteur comme médiateur : en prenant en charge la prescription du texte, l’individu s’extrait de son statut de récepteur. Dès lors, la prise en charge du statut de lecteur ne peut plus se faire aussi aisément par des anonymes.

L’émission littéraire, structurée depuis Apostrophes autour d’un modèle conversationnel avec un ou plusieurs écrivains invités, mobilise un imaginaire spécifique du partage et de l’expérience des textes. Dans ce contexte médiatique, l’image du lecteur apparaît souvent en creux de celle de l’auteur, constituant la part d’ombre du régime de visibilité cathodique. Et pour cause, celui qui écrit est par définition celui qui parle, celui qui prend en charge le récit autour de la genèse du roman, et qui incarne la singularité créative à l’écran. Dans les années 60 à 70, certaines émissions ont cependant tenté de mettre en scène des figures de lecteurs anonymes : nous proposons de dresser ici une typologie non exhaustive de ces modes de figuration. Lorsqu’il est intégré à l’espace intra-scénique, les prises de paroles de l’individu lecteur se déclinent en plusieurs modalités énonciatives : dialogue entre l’auteur invité et les téléspectateurs (Aujourd’hui Madame), récits de vies de lecteurs « ordinaires » (Lire c’est vivre), ou encore micro-trottoirs « sur le vif » (Le Livre de Poche). Dans tous les cas, cette délégation de la parole caractéristique des dispositifs télévisuels est ici qualifiée en phénomène de réénonciation : il ne s’agit pas seulement de recueillir la parole individuelle, mais de l’inscrire dans un cadrage éditorial qui l’oriente et la remodalise. La promesse de démocratisation de la lecture au cœur de ces émissions s’accompagne d’une reformulation ventriloque de la parole recueillie. C’est cette vocation pédagogique d’une

57 Voir par exemple l’émission de Guillaume Gallienne, « Ça ne peut pas faire de mal », France Inter, 2009–2020 ; Richard Gaitet, « Nova Book Box », Radio Nova, 2019–2020.

58 Nous analyserons ce processus d’érotisation dans le chapitre 8 (partie III).

télévision « culturelle » que nous analyserons ci-dessous dans trois émissions : Aujourd’hui Madame, Lire c’est vivre et Bibliothèque de poche.

2.2.1 Aujourd’hui Madame et le dialogue public-auteur

Créée en mai 1970 et diffusée jusqu’en janvier 1982 sur Antenne 2, Aujourd’hui Madame, présentée par Jacques Garat et Nicole André, s’adresse spécifiquement aux femmes au foyer, tous les jours en début d’après-midi. Cette émission n’est pas spécifiquement littéraire, mais compte quelques numéros consacrés à la littérature : une à deux fois par mois, les téléspectatrices sont invitées à venir débattre sur le plateau avec un écrivain. Nous proposons d’analyser ici l’émission du 19 mai 1970, qui met René Barjavel face à trois téléspectatrices.

Lorsque les lectrices sont introduites par les présentateurs, un bandeau apparaît à l’écran, avec trois indications : le nom de l’intervenante, sa ville d’origine, et sa fonction de « téléspectatrice ».

Les femmes qui prennent la parole sont donc identifiées davantage par leur appartenance au public de la télévision que par leur statut de lectrice. Ce bandeau réapparaîtra à intervalles réguliers au fil de leurs interventions, afin de rappeler leur identité au téléspectateur. Le statut de l’auteur invité est également indiqué à l’écran, à travers la mention de son nom et du titre de son livre. Cette première mise en équivalence scénographique contribue à suggérer une relation d’égal à égal entre l’écrivain et ses lectrices : il n’y a pas de rupture sémiotique majeure qui induirait une séparation hiérarchique. Néanmoins, l’indication du titre de l’ouvrage contribue à souligner le statut de créateur de l’auteur, là où la mention « téléspectatrice » rappelle la simple fonction de réception des interlocutrices.

Lorsqu’elles prennent la parole, les lectrices sont cadrées de la même manière que l’auteur invité : plan rapproché (coupé au buste), et fixe. Elles sont intégrées à la scénographie du dispositif, prenant place dans le cercle des invités. Cette mobilisation de l’imaginaire du cénacle renforce l’idée d’appartenance, même temporaire, à une même communauté de « gendelettres »59. À la fin de l’émission, elles sont remerciées au même titre que l’écrivain (« Je crois, Jacques, qu’il est le moment de remercier René Barjavel et nos amies téléspectatrices de cette conversation si passionnante »). Aujourd’hui Madame est l’une des rares émissions où le lecteur ordinaire fait face à l’auteur pour lui partager directement son ressenti. Cet échange se traduit scéniquement par un enchaînement de champs/contre-champs, donnant à voir le visage attentif ou rieur de Barjavel pendant l’intervention de chacune des lectrices.

La présence simultanée de l’auteur et son lectorat permet de mettre en évidence une situation de communication où l’écrivain devient paradoxalement le récepteur de son lecteur. Inversement,

59 Honoré de Balzac, Monographie de la presse parisienne, Paris, Mille Et Une Nuits, 2003 [1842], p. 21 ; expression reprise par Régis Debray, in Le pouvoir intellectuel en France, Paris, Ramsay, 1979.

lorsque ce dernier prend la parole, le contre-champ se fait sur le visage absorbé, conquis ou dubitatif des trois lectrices. Ce face à face permet d’établir un rapport avec l’auteur qui déjoue la traditionnelle « obligation de l’hommage »60. Ici le dialogue autorise même les contradictions : une lectrice, Mme Weltert, formule explicitement son rejet de certains passages de l’ouvrage de Barjavel (« dans votre livre, ça m’a heurtée également », « Personnellement, je viens d’un milieu catholique, (...) que j’avoue vous maltraitez beaucoup dans votre livre, ça je dois le dire, ça fait énormément de peine »). Cette même lectrice n’hésite pas, non seulement à contredire l’écrivain, mais également à le couper à plusieurs reprises :

René Barjavel : « Je vous demande pardon, je ne maltraite pas l’église en tant qu’église, ni le prêtre en tant que prêtre, je leur reproche de ne plus mener les gens à Dieu… »

Mme Weltert : « Ça c’est pas possible. »

René Barjavel : « ...ils conduisent les gens à une espèce de vocabulaire et d’habitude… » Mme Weltert : « Oh non ! Ça je peux pas entendre ça ! »

René Barjavel : « ...et de choses sclérosées derrière lesquelles il n’y a plus rien… » Mme Weltert (en marmonnant) : « C’est impossible d’écouter ça. »

René Barjavel : « ...d’ailleurs on le voit très bien, c’est la désaffection des gens envers les églises, je ne dis pas seulement envers l’église chrétienne mais envers les églises. C’est parce qu’ils n’y trouvent plus rien, ce sont des granges vides. »

Mme Weltert : « Cette désaffection… »

Au cours de l’intégralité de cet échange, Mme Weltert aura interrompu René Barjavel une dizaine de fois, manifestant ouvertement son indignation. Cette liberté de ton reste cependant nuancée par le rôle de médiation des présentateurs, qui, la plupart du temps, « autorisent » préalablement la prise de parole des lectrices en formulant leur désir d’intervention (« Weltert veut intervenir »,

« Mme Lévy ? », « Mme Brachet, vous vouliez dire quelque chose ? »). Cette posture d’autorité est renforcée par un langage corporel spécifique des deux présentateurs, qui se traduit par une gestuelle d’attribution/retrait de la parole. Intégrées au dispositif intra-scénique, ces paroles de lectrices restent par ailleurs dépendantes de la figure de l’écrivain autour de laquelle elles gravitent. À l’inverse, l’émission Lire c’est vivre propose de se consacrer uniquement à l’expérience du lecteur.

60 Pierre Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.

2.2.2 Lire c’est vivre, reportage au cœur d’une lecture ordinaire

Créée le 2 septembre 1975 et diffusée sur Antenne 2 jusqu’en septembre 1987, Lire c’est vivre (titre déjà évocateur d’un imaginaire de lecture passionnée) constitue la « seule véritable tentative de présentation du livre du point de vue de sa lecture ordinaire »61. L’émission repose sur la mise en scène d’individus que le dispositif institue comme lecteurs, et se présente sous la forme d’un ensemble de séquences où des individus « ordinaires », pour la plupart issus des classes populaires, livrent leurs impressions sur des « classiques » de la littérature tels que Germinal ou Madame Bovary. Ces derniers sont interrogés successivement depuis leur domicile, sur leur lieu de travail,

Créée le 2 septembre 1975 et diffusée sur Antenne 2 jusqu’en septembre 1987, Lire c’est vivre (titre déjà évocateur d’un imaginaire de lecture passionnée) constitue la « seule véritable tentative de présentation du livre du point de vue de sa lecture ordinaire »61. L’émission repose sur la mise en scène d’individus que le dispositif institue comme lecteurs, et se présente sous la forme d’un ensemble de séquences où des individus « ordinaires », pour la plupart issus des classes populaires, livrent leurs impressions sur des « classiques » de la littérature tels que Germinal ou Madame Bovary. Ces derniers sont interrogés successivement depuis leur domicile, sur leur lieu de travail,