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PARTIE I – S’ÉCRIRE COMME LECTEUR

Chapitre 1 – Iconographies du lecteur : un parcours généalogique généalogique

1) Figurations invisibles d’un lecteur modèle

Étudier le lecteur, c’est envisager le schéma communicationnel du côté de la réception : les représentations du lecteur constituent d’abord une métonymie du public comme récepteur. La première image du lecteur est celle qui se situe en filigrane dans le texte médiatique, en tant que construction d’un public projeté et idéal. Ces lecteurs invisibles auxquels on s’adresse constituent une première figuration implicite, en germe dans le texte littéraire, puis déclinée dans d’autres contextes médiatiques, mais toujours reléguée au hors-champ.

1.1 Le lecteur modèle comme horizon d’attente du texte littéraire

C’est dans le domaine des études littéraires que cette anticipation de la réception a d’abord été théorisée à partir des années 60. L’esthétique de la réception de l’École de Constance identifie cette « mise en texte des consignes, explicites ou implicites, qu’un auteur inscrit dans son œuvre afin d’en produire la lecture correcte, c’est-à-dire celle qui sera conforme à son intention »10. Chaque texte présuppose un type de lecteur, qui correspond au public idéal envisagé par l’auteur.

Dans la lignée de ce courant de recherche, des auteurs comme Alexandra Saemmer se sont plus

7 Pierre Fresnault-Deruelle, « Pour l’analyse des images », Communication & langages, n°1, vol. 147, 2006, pp. 3-14.

8 Louis Marin, « La lecture du tableau d'après Poussin », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, vol. 24, n°1, 1972, pp. 251-266.

9 Emmanuel Souchier, « Le carnaval typographique de Balzac. Premiers éléments pour une théorie de l’irréductibilité sémiotique », op. cit.

10 Roger Chartier, « Du livre au lire », in Roger Chartier (dir.), Pratiques de la lecture, op. cit, p. 104.

récemment penchés sur la place ménagée au lecteur au sein du texte numérique, conditionnée par les fonctionnalités propres à ce régime spécifique11. Le lecteur y était alors envisagé comme déchiffreur de texte, littéraires ou non : nous nous focaliserons ici uniquement sur la construction anticipée du lecteur de littérature.

1.1.1 Adresses au récepteur

Les théories de la réception ont ainsi montré que tout texte figure implicitement son destinataire : c’est bien une image du lecteur qui se dessine en creux de tout récit. Appelée « narrataire » chez Gérard Genette12, « lecteur modèle » chez Umberto Eco13, « lecteur implicite » chez Wolfgang Iser14, cette image fantôme hante toute œuvre littéraire à des degrés divers. Elle peut prendre la forme d’adresses au destinataire du texte : plusieurs chercheurs se sont ainsi penchés sur ces formes d’interpellations (voir par exemple les analyses de ce procédé dans les romans balzaciens, menées par Jean Rousset15, Franc Schuerewegen16, Eric Bordas17 ou Aude Duruelle18). Le lecteur est soudain rendu « visible » par l’auteur, qui le fait exister dans le cadre du récit. C’est un lecteur anonyme, sans visage et sans nom, qui existe avant tout dans une fonction essentialisante de récepteur.

1.1.2 Mise en fiction du lecteur

Cette figuration de la réception peut également prendre la forme plus explicite d’un protagoniste lecteur intégré au récit, dont a été mis en évidence le rôle de (contre) modèle pour les lecteurs

« réels » (voir les études d’Anne-Claude Ambroise Rendu19, Joelle Gleize20, ou Nathalie Ferrand21). Des Contes des Mille et Une Nuits à Don Quichotte, en passant par Madame Bovary, la lecture est tour à tour présentée comme une pratique salvatrice ou aliénante, incarnée par des héros qui envisagent leur vie « comme un roman ». Nous reviendrons plus loin sur les enjeux d’identification soulevés par ces figurations fictives, que Christine Montalbetti désigne comme des

11 Alexandra Saemmer, Rhétorique du texte numérique, op. cit.

12 Gérard Genette, Nouveau discours du récit, Seuil, Poétique, 1983.

13 Umberto Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 1985.

14 Wolfgang Iser, L’acte de lecture, Bruxelles, Mardaga, 1985.

15 Jean Rousset, Le Lecteur intime : de Balzac au journal, op. cit.

16 Franc Schuerewgen, « Réflexions sur le narrataire. Quidam et Quilibet », Poétique, n° 70, 1987, pp. 247-254.

17 Eric Bordas, Balzac, discours et détours. Pour une stylistique de l’énonciation romanesque, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1997.

18 Aude Deruelle, « Les adresses au lecteur chez Balzac », Cahiers de Narratologie [en ligne], op. cit.

19 Anne-Claude Ambroise-Rendu, « Figures de lecteurs, poses de lecture dans la littérature du XIXe siècle », Le Temps des médias, n°2, 2004, pp. 26-38.

20 Joelle Gleize, Le double miroir. Le livre dans les livres de Stendhal à Proust, Paris, Hachette, 1992.

21 Nathalie Ferrand, Livre et lectures dans les romans français du XVIIIe, Paris, Puf, 2002.

« images » de lecteurs22, soulignant ainsi leur dimension (métaphoriquement) visuelle. Ces mises en texte plus ou moins explicites constituent elles-aussi un miroir tendu aux lecteurs « réels ».

Ces scénarisations de l’acte de lecture contribuent à faire circuler des imaginaires relatifs aux pratiques littéraires. À travers ces descriptions, se dessine une « figure sociale de la lecture », décrite par Yves Jeanneret comme « cette médiation qui, sans être le simple reflet des pratiques lectorales ni pure fantasmagorie illusoire, constitue un véritable construit social qui interprète et oriente le rapport entre texte, lecteurs et univers culturel »23. Nous avancerons que cette figuration déborde le seul cadre du texte romanesque, pour se fondre dans d’autres contextes médiatiques.

C’est ainsi que la figure du lecteur modèle réémerge à la télévision, notamment dans les émissions littéraires.

1.2 Le lecteur modèle comme construction d’un idéal télévisuel

Yves Chevalier identifie, dès le début des années 70, l’émergence d’une volonté de « représenter ou de simuler le public sur le plateau »24. Les figures du lecteur mises en scène à la télévision sont largement tributaires d’une vision anticipée du public par les producteurs médiatiques. Ainsi, pour justifier la programmation à la télévision, ces derniers élaborent de nombreuses théories sur « les

“besoins”, les “demandes”, les “attentes” des individus vis à vis de la télévision compte tenu de leur expérience sociale et des “tendances” socioculturelles »25. Cette nécessité de représenter l’absence s’exprime notamment par la mise en scène d’un groupe de spectateurs en arrière-plan des scénographies télévisuelles. Ce dernier a pour rôle d’incarner à l’écran les « communautés imaginées »26 que le média audiovisuel cherche à rassembler. Benedict Anderson insiste sur l’importance de l’image dans la création de ces communautés inaudibles mais visibles27 : l’image virtuelle du public en puissance dans le texte littéraire devient image visuelle du public en actes dans le « texte » télévisuel.

1.2.1 Incarner un public : figurations de l’audience dans La Grande Librairie

Dans le cadre spécifique de l’émission littéraire, la scénographie désigne implicitement ce groupe muet d’individus comme une communauté de lecteurs. Une rapide analyse de la disposition du

22 Christine Montalbetti, Images du lecteur dans les textes romanesques, op. cit.

23 Yves Jeanneret, « Les amis de Christophe : genèses d’une figure sociale de la lecture », Association Romain Rolland, op. cit.

24 Yves Chevalier, L’« expert » à la télévision. Traditions électives et légitimité médiatique, Paris, CNRS Editions, 1999, p. 53.

25 Éric Macé, « Le conformisme provisoire de la programmation », Hermès, La Revue, vol. 37, n° 3, 2003, pp. 127-135.

26 Benedict Anderson, Imagined communities : Reflections on the origin and spread of nationalism, Londres, Verso, 1983.

27 Ibid.

plateau de l’émission de François Busnel, La Grande Librairie, nous permet d’illustrer cette volonté d’instituer le téléspectateur en lecteur, par son intégration au monde des gens de lettres.

C’est d’abord sémiotiquement que se donne à voir cette mise en scène d’une appartenance complice, qui passe par la collusion symbolique écrivains / public. La disposition du plateau vise à atténuer la coupure sémiotique entre l’espace de prise de parole des protagonistes et l’espace d’écoute des spectateurs. Ces derniers sont assis sur des bancs qui paraissent disposés à même la scène du plateau, dans une volonté d’intégration du public. S’ils ne participent pas à la conversation, ils y sont agrégés par procuration, dans la mesure où il n’existe aucun obstacle entre eux et l’espace du spectacle : pas de rampe, pas d’estrade, pas de rideau. Le public est littéralement « au même niveau » que les intervenants. Il fait dans une certaine mesure office d’invité silencieux, qui participe à cette mise en circulation des discours lettrés. Mais si le public est bien représenté en tant que partie intégrante du plateau, il l’est comme une foule indistincte bien davantage que comme une somme d’individualités. De fait, lorsqu’il apparaît à l’écran c’est au détour d’un travelling dont il n’est pas l’objet principal. Pas de focalisation sur des visages attentifs, pas de tentative de personnalisation, il est la plupart du temps la première victime d’une mise au point qui le floute au profit des écrivains au premier plan.

Ce lecteur-public invisibilisé existe finalement moins par les images que par les mots. Au-delà de la mise en scène visuelle, cette intégration du spectateur est surtout appuyée par un métadiscours singularisant. C’est par la construction de la figure d’un lecteur marginalisé dans un monde de consommateurs que passe la singularisation du public de La Grande Librairie. « Les lecteurs sont des personnes qui résistent à l’esprit du temps et à l’injonction sociale. Il y a une forme d’héroïsme à lire »28 : c’est ainsi que François Busnel définit la spécificité de son public, à contre-courant du contemporain. C’est l’acte de lecture qui ferait de l’individu un héros, par définition hors du commun. En se donnant à lire comme différent, le contenu télévisuel produit un imaginaire de réception différenciant, par la mise en place d’une rhétorique du téléspectateur « pas comme les autres ». Ce dernier capte ainsi, par capillarité, la spécificité affichée de l’émission : le simple acte de visionnage fait de lui un être à part. C’est ainsi que le présentateur, lorsqu’il évoque le Palmyre de Paul Veyne, prend soin de préciser que ce livre est à acheter absolument, mais « à condition que vous soyez curieux (intonation appuyée), ce que vous êtes sinon vous ne regarderiez pas cette émission »29. Cette promesse de distinction est renforcée par un leitmotiv discursif, l’expression

« si vous le voulez bien », qui ponctue sporadiquement les interventions de François Busnel. Au-delà du tic de langage, cette interpellation suggère une performativité spectatorielle : de manière

28 Baptiste Thion, « François Busnel : Au lycée, j’avais pris l’option école buissonnière », Le Journal du Dimanche [en ligne], 13/09/2015. URL : https://www.lejdd.fr/Medias/Television/Francois-Busnel-Au-lycee-j-avais-pris-l-option-ecole-buissonniere-750781.

29 Adrien Soland (réalisateur) et François Busnel (présentateur), La Grande Librairie, France 5, émission du 05/11/2015.

illusoire, car purement rhétorique, le téléspectateur est invité à donner son approbation concernant le déroulement de l’émission.

La construction d’un téléspectateur modèle (plus ou moins différent du spectateur réel), participe donc au récit de légitimation du lecteur, et par ricochet de l’émission elle-même. À travers la nature du spectateur-modèle mis en scène, l’émission affirme et construit son style30. Au-delà de ces figurations du lecteur implicite se dessine un point de vue réflexif sur le rôle que s’attribuent les médias eux-mêmes dans les médiations culturelles. Ainsi, le « mode d’emploi » présent de manière latente dans les textes médiatiques dit quelque chose de leur propre rôle, à travers le déploiement d’un discours sur le rôle du lecteur/téléspectateur.

1.2.2 Des énonciations ventriloques

Géraldine Poels identifie ce processus de ventriloquie, qui consiste à « faire parler » les téléspectateurs en s’exprimant en leur nom pour affirmer une ligne éditoriale31, comme un exercice répandu sur le petit écran :

On a souvent dit du public de la télévision qu’il était ventriloque. En effet, la grande majorité des sources n’émanent pas des téléspectateurs eux-mêmes, mais de nombreux acteurs et institutions qui, à titres divers, revendiquent une expertise sur le public et le droit de s’exprimer en son nom, sinon à sa place. Les professionnels de la télévision ne peuvent travailler sans s’imaginer le destinataire auquel ils s’adressent. C’est également au nom du téléspectateur qu’est pris un certain nombre de décisions quant à l’orientation des programmes : les faire parler est donc un enjeu stratégique32.

Mais ce processus n’est pas propre au discours télévisuel : en 1865, Emile Zola faisait déjà

« parler » les lecteurs du Petit Journal, recourant à leur incarnation fictionnelle pour mettre en scène l’expression de leur gratitude envers ce média. L’écrivain y décrit « une créature faite de toutes les créatures, un géant colossal résumant un peuple entier »33. Cette figure fantasmagorique, qui lui serait apparue en rêve, c’est la figure du lecteur. Ce dernier lui fait alors part de ses exigences, décrivant en creux la ligne éditoriale du Petit Journal (« Mon être lui-même demande des lectures aimables et douces, et c’est justement parce que je suis un peuple que je demande des lectures qui conviennent à un peuple. Je souhaite être instruit un peu et intéressé beaucoup »34).

30 Virginie Spies, « De l’énonciation à la réflexivité : quand la télévision se prend pour objet », Semen. Revue de sémio-linguistique des textes et discours [en ligne], n°26, 2008. URL : https://journals.openedition.org/semen/8458.

31 Géraldine Poels, « De l’autre côté de l'écran : faire l'histoire des publics et de la réception télévisuelle », Sociétés &

Représentations, vol. 35, n°1, 2013, pp. 117-129.

32 Ibid.

33 Adeline Wrona, Zola journaliste. Articles et chroniques, Paris, Flammarion, 2011, p. 56.

34 Ibid., p. 57.

Cette représentation du lecteur fantasmé prend ici la forme de ce qu’Adeline Wrona décrit comme une « annonce déguisée »35, ayant pour but d’inciter à l’achat du journal.

Les instances de production médiatique s’attachent depuis longtemps à construire une image du public fantasmé. Il ne s’agira pas tant ici de prolonger les nombreuses lectures postmarxistes de la ventriloquie (envisagée comme un processus de dépossession des individualités par un système hégémonique), que de la considérer comme une construction médiatique en perpétuelle redéfinition, influencée par un certain nombre d’imaginaires sociaux, et donc à analyser en tant que telle. Nous verrons que sur les plateformes numériques, cette figure du lecteur modèle ne disparaît pas : les internautes s’adressent également à un public invisible, souvent désigné sous le terme de « communauté », dont il faut aussi bien anticiper les besoins qu’influencer les pratiques.

À cette figure du lecteur-modèle invisible, dont l’image s’inscrit en filigrane du texte littéraire ou en arrière-plan flou à la télévision, s’oppose la figure du lecteur représenté visuellement, comme enjeu central de la mise en scène.