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PARTIE I – S’ÉCRIRE COMME LECTEUR

Chapitre 1 – Iconographies du lecteur : un parcours généalogique généalogique

1) Du lecteur « authentique » au lecteur « personnage »

Dans ce contexte médiatique particulier, l’idéal de « transparence » et d’authenticité transmis par le discours d’escorte des réseaux sociaux numériques rencontre la conception humaniste de la littérature comme « médiation d’une expérience de vie »6. Pour autant, l’inscription identitaire sur les plateformes numériques implique nécessairement des formes de narrativité qui engagent la

1 Gustavo Gomez-Meja, Les fabriques de soi ? Identité et industrie sur le web, op. cit.

2 Laurence Allard, Frédéric Vandenberghe, « Express yourself ! Les pages perso. Entre légitimation technopolitique de l'individualisme expressif et authenticité réflexive peer to peer », Réseaux, n°117, 2003, pp. 191-219 ; Étienne Candel, Pergia Gkouskou-Giannakou, « S’instituer par l’écriture en ligne », Communication & langages, n° 192, 2017, pp. 19-26 ; Fanny Georges, « Représentation de soi et identité numérique. Une approche sémiotique et quantitative de l'emprise culturelle du web 2.0 », Réseaux, n° 154, 2009, pp. 165-193 ; Gustavo Gomez-Meja, Les fabriques de soi ? Identité et industrie sur le web, op. cit. ; Fabien Granjon et Julie Denouël, « Exposition de soi et reconnaissance de singularités subjectives sur les sites de réseaux sociaux », Sociologie, vol. 1, n°1, 2010, pp. 25-43.

3 Dominique Cardon, « Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du web 2.0 », Réseaux, vol. 152, n°6, 2008, pp. 93-137.

4 Gilles Bonnet, « Je est un internautre » conférence Écrivains, personnages et profils : l’éditorialisation de l’auteur [en ligne] prononcée à l’université de Montréal, Canada, 25 mai 2016. URL : https://hal-univ-lyon3.archives-ouvertes.fr/hal-01728715/document.

5 Gustavo Gomez-Meja, Les fabriques de soi ? Identité et industrie sur le web, op. cit., p. 26.

6 Yves Jeanneret, « Les amis de Christophe : genèses d’une figure sociale de la lecture », op. cit.

L

production d’un « personnage-écran »7, nécessitant – à des degrés divers – la mise en fiction de soi-même comme lecteur.

1.1 « Je lis donc je suis »8 ?

1.1.1 La lecture comme écriture de soi

Dans son article « Je lis donc je suis », l’historien Michel Jeanneret rappelle que depuis la Renaissance, l’exégèse des textes « joue un rôle structurant dans la connaissance de soi, dans la construction du moi »9. Il détaille cette intersection entre construction du sujet et herméneutique du récit de la manière suivante :

Invité à scruter une œuvre, le lecteur doit faire des choix, porter des jugements, préciser ses goûts, autrement dit intervenir en tant que sujet capable de discernement et de sentiment. La lecture prend la valeur d’une expérience ontologique dans la mesure où tâcher de comprendre, se transporter dans un système autre et se l’approprier, c’est un geste qui engage et qui distingue, c’est un acte qui favorise l’introspection et, comme tel, aiguise la conscience d’une différence.10

L’interprétation des textes est constitutive d’une construction du sujet. L’humanisme érige la lecture en « expérience ontologique »11, où « l’être spirituel atteint une conscience de soi exceptionnelle »12 : lire c’est d’abord apprendre à se connaître. De Michèle Petit13 à Marielle Macé14, de nombreux chercheurs ont cherché à souligner la manière dont la lecture constituait un processus de subjectivation, d’élaboration d’un « style » personnel. L’écho particulier du texte littéraire chez chaque individu, ainsi que la manière de lire contribuent à définir une posture. C’est cet enjeu d’intériorité, où la compréhension de l’autre n’est qu’un détour vers la compréhension de soi15, qui fera déplorer à Bourdieu la « complaisance narcissique de la tradition herméneutique »16. La lecture se définit dans cette perspective comme un « geste d’autoréflexivité »17 qui ramène l’individu à lui-même. Pascal Dethurens évoque ainsi la figure de ces lecteurs hermétiques, silencieux, tout entier tournés vers eux-mêmes :

7 François Perea, « L’identité numérique : de la cité à l’écran. Quelques aspects de la représentation de soi dans l’espace numérique », Les Enjeux de l’information et de la communication, n°1, 2010, pp. 144-159.

8 Michel Jeanneret, « Je lis, donc je suis. Herméneutique et conscience de soi à la Renaissance », op. cit.

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Ibid.

12 Ibid.

13 Michèle Petit, Éloge de la lecture. La construction de soi, Paris, Belin, 2017.

14 Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011.

15 Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 20 ; cité par Michel Jeanneret, op. cit.

16 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, op. cit., p. 492.

17 Pascal Dethurens. Éloge du livre, op. cit., p. 134.

La lecture n’a rien à leur apporter qui serait étranger ; elle ne les projette pas dans un mouvement qui, comme le veut l’imagination courante, leur permettrait de s’évader, de prendre enfin congé d’un moi encombrant. Lire en réalité ne leur enseigne rien qu’ils ne sachent déjà, et sans doute les meilleures lectures sont-elles celles qui les ramènent […] à ce qu’ils ont de plus personnel : au centre d’eux-mêmes ? Les grands lecteurs le savent bien : lire ne les rapproche pas du monde, mais rapproche le monde d’eux et les rapproche d’eux-mêmes. […] Si la femme ou l’homme qui lit est par excellence l’être heureux, cela tient à ce qu’en lisant, c’est lui et lui seul qu’il va découvrir, au terme d’une des expériences les plus fondamentales de l’existence.18

Pour autant, la lecture ne peut se limiter à ce premier moment de fermeture sur soi. « Il n’y a pas d’un côté la littérature et de l’autre la vie »19 : c’est en ces termes que Marielle Macé rappelle le lecteur à l’ouverture. Si la lecture constitue une « stylisation de l’existence »20, c’est que le rapport texte-individu se joue aussi à l’extérieur, dans un jeu de circulation permanent entre le dedans et le dehors. La passion de la lecture repose alors sur deux « formes du régime corporel de l’échange »21 : le régime « égoïste » du corps à corps avec le livre, et le régime « altruiste » du partage convivial de la lecture avec autrui22. Il faudrait donc envisager l’expérience littéraire comme un double mouvement : lire ramène à soi, parler de ses lectures ouvre aux autres. Le moi s’écrit puis se figure, s’expose, se publie. En affirmant « c’est moi que je peins »23, Montaigne se donne à voir publiquement à travers ses écrits. De la même manière, les cénacles et les salons littéraires constituent des lieux qui permettent de performer une posture de lecteur aux yeux de ses semblables24. Si la lecture est un mouvement vers l’intérieur, la mise en scène de sa posture de lecteur est nécessairement externalisée, et constitue le second temps d’une construction identitaire qu’il est nécessaire de confronter au regard d’autrui.

C’est cette nécessité de donner à voir, de projeter la construction d’un espace en soi qui fait des plateformes étudiées un médium propice à l’élaboration d’une posture de lecteur. Si la lecture consiste à « se lire », les réseaux sociaux invitent à « se dire » : ils deviennent dès lors le lieu privilégié de la publicisation des figures de lecteur.

1.1.2 S’écrire sur les réseaux sociaux : paradoxes d’une « curated authenticity »

Les trois plateformes étudiées sémiotisent le même imaginaire du récit de soi, exhortant les usagers à être authentiques. L’incitation à se raconter est ainsi au cœur du discours

18 Ibid.

19 Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, op. cit.

20 Ibid.

21 Jean-Marc Leveratto, Mary Leontsini, Internet et la sociabilité littéraire, op. cit., p. 85.

22 Ibid.

23 Michel de Montaigne, Essais I, Paris, Gallimard, 2009 [1580], p. 117.

24 Vincent Laisney, En lisant, en écoutant, op. cit., p. 78.

d’accompagnement de YouTube25, résumé dans ce qui fut son slogan jusqu’en 2012 : « Broadcast Yourself ». Cet imaginaire du dévoilement de soi est entièrement assumé par les créateurs de YouTube eux-mêmes, en témoigne la déclaration de Chad Hurley à USA Today : « Les gens vivent des tas d’expériences, et ils veulent les partager. C’est de ça qu’il s’agit. Nous sommes la plus

Restez authentique. Vos spectateurs doivent avoir l’impression que vous leur parlez, car c’est le cas.

Pour y parvenir, exprimez-vous avec honnêteté et sincérité lorsque vous vous adressez à eux. […] Il est important que vos vidéos aient l’air authentique, et cela viendra naturellement si vous êtes réellement inspiré et passionné28.

De manière un peu moins explicite, Instagram encourage également à la présentation de soi, à travers l’usage de la photographie mobile. Le slogan de la plateforme – « Bringing you closer to the people and things you love » – souligne davantage sa fonction de médiation, il n’en reste pas moins que les différentes fonctionnalités sont présentées comme une opportunité de « s’exprimer » pour les internautes29. Lev Manovich souligne ainsi la manière dont la revendication d’un

« style », d’une « esthétique » visuelle permet à la fois de définir une appartenance communautaire et de signaler une identité sur cette plateforme30. Les outils d’éditorialisation des photographies (filtres, etc.) sont ainsi présentés par la marque comme autant de potentialités pour affiner et

« individualiser » des personnalités31. C’est paradoxalement à travers le choix de certaines fonctionnalités prédéterminées que l’internaute est invité à faire la démonstration de sa singularité.

25 Notons cependant que Burgess et Jean nuancent cet imaginaire de YouTube comme une plateforme d’expression personnelle. À l’origine, la plateforme était ainsi envisagée comme simple lieu de stockage personnalisé, en témoigne le choix du slogan initial, « Your digital video repositery ». C’est seulement avec l’évolution des imaginaires d’Internet (rhétorique du « web 2.0 » et de la révolution menée par les usagers) que YouTube devient progressivement associé à un lieu de médiatisation de l’intime. In Jean Burgess, Joshua Green, YouTube: Online video and participatory culture, Cambridge, Polity press, 2013, p. 29.

26 Chad Hurley, cité par Graham Jefferson, « Video Websites pop up, invite posting », USA Today [en ligne], novembre 2005. URL : https://usatoday30.usatoday.com/tech/news/techinnovations/2005-11-21-video-websites_x.htm. Traduction de Charlotte Bouillot, YouTube, Broadcast Yourself. Le début de la révolution vidéo sur Internet, 50 minutes, 2016.

27Jean Burgess, Joshua Green, YouTube: Online video and participatory culture, op. cit., p. 29.

28 URL : https://creatoracademy.youtube.com/page/lesson/creative-fundamentals-bootcamp?hl=fr.

29 URL : https://about.fb.com/technologies/instagram/.

30 Lev Manovich, Instagram and Comtemporary Image, op. cit., p. 40. Citation originale : « People use particular visual aesthetics and styles to define their membership in subcultures, to signal their “identities” and to identify with particular lifestyles. » (nous traduisons).

31 Ibid.., p. 90.

Enfin, Tumblr se distingue de YouTube et d’Instagram par sa filiation directe avec l’une des formes les plus anciennes de récit de soi sur Internet : le blog. Pour Evelyne Broudoux, la forme blog entraîne trois conséquences sur la nature des textes publiés : la « promotion des écritures ordinaires et éphémères », l’« exhibition d’un processus autoritatif » et l’« incarnation des auteurs dans le texte »32. L’auctorialité autorisée par la forme blog permet avant tout à l’individu de se raconter, et la mise en scène des subjectivités apparaît particulièrement médiagénique lorsqu’elle se fond dans ce cadre éditorial qui recycle l’imaginaire du journal intime. Dès lors, il est peu surprenant de retrouver dans la rubrique « à propos » du site l’injonction « Soyez vous-même »33, qui fait écho au « Broadcast Yourself » de YouTube. Cet enjeu d’authenticité souligne l’injonction énoncée dans la rubrique « règles communautaires » : « Nous voulons que vous utilisiez Tumblr pour montrer à la planète entière qui vous êtes vraiment : ce que vous aimez, pensez, voyez, ou croyez »34. L’énumération des verbes d’action contribue à renforcer l’illusion d’une médiation neutre, où Tumblr serait le simple miroir des états d’âme des individus. L’emploi de l’adverbe

« vraiment » souligne une opposition implicite entre un Moi authentique et un Moi artificiel. Cette généalogie littéraire récupérée par la forme blog exacerbe une rhétorique de la transparence, qui fait la part belle à l’expression des émotions associées à la lecture.

Ainsi, l’imaginaire humaniste de la lecture comme dévoilement de soi trouve sur les plateformes numériques un espace qui réinvestit cette forme d’expression individuelle. La valorisation de la singularité opérée par les dispositifs numériques y redouble la valorisation séculaire de la singularité du lecteur, autant qu’elle la transforme. En proposant leur autoportrait en lecteur, les internautes souscrivent au cadrage éditorial du dispositif, tout en s’inscrivant dans la lignée du

« c’est moi que je peins » proclamé par Montaigne. Cette reconfiguration d’un héritage littéraire par un contexte médiatique, matériel et économique spécifique aboutit alors à la mise en scène d’un individu lecteur à la fois singulier et standardisé, à travers une injonction paradoxale à l’authenticité.

Sur Tumblr, Instagram ou YouTube, l’injonction à l’expression de soi relative aux identités littéraires se manifeste par une forte incitation à « être soi-même »35, à « être unique »36 et à affirmer ses opinions « honnêtes »37 sur les livres lus. Il s’agit alors de produire une projection identitaire au plus proche de ce que serait l’internaute dans la « vraie vie ». Dans cette perspective, les déclinaisons des identités de lecteur en ligne se rapprochent de ce que Dominique Cardon décrit comme le « modèle du phare ». Il décrit ce dernier comme une forme de valorisation de la

32 Evelyne Broudoux, « L’exercice autoritatif du blogueur et le genre éditorial du microblogging de Tumblr », Itinéraires, op. cit.

33 URL : https://www.tumblr.com/about.

34 URL : https://www.tumblr.com/policy/fr/community, nous soulignons.

35 URL : https://www.tumblr.com/tagged/book-blog-tips.

36 URL : https://www.tumblr.com/tagged/how-start-a-book-blog.

37 URL : https://www.tumblr.com/tagged/how-start-a-book-blog.

visibilité à travers « des connexions initiées par les individus pour mêler des traits de leur individualité avec les thèmes des productions qui les lient aux autres »38. Le réseau relationnel ne s’y crée plus à partir d’un cercle de proches, mais autour d’un centre d’intérêt commun. Le sociologue situe le modèle du phare du côté d’une identité agissante (où l’internaute se définit davantage par ses activités que par la mise en avant d’une ontologie immuable), plus proche de l’axe « réel » (identité en ligne qui recoupe en partie l’identité hors ligne) que de l’axe « projeté » (identité en ligne qui diffère de l’identité hors ligne). En se définissant par ses lectures (« je suis ce que je lis »), l’internaute sur YouTube, Instagram ou Tumblr construit sa singularité, mais seulement pour s’inscrire dans des dynamiques communes de mimétisme.

1.1.3 Des chiffres, des lettres, des émojis : deux « profils » de lecteurs sur Instagram

Dans Les fabriques de soi, Gustavo Gomez-Mejia montre que la construction de l’identité en ligne passe quasi-systématiquement par la documentation des productions culturelles (« musicales, télévisuelles, littéraires, cinématographiques »39) consommées. Il explique que les architextes de certains réseaux sociaux intègrent une forme de questionnaire de Proust (« dis-moi ce que tu consommes, je te dirai qui tu es ») qui incite au dévoilement de soi. Ainsi, indiquer sur sa page les livres « aimés » entraîne « un certain transfert de connotation entre les objets cités et la personnalité concernée »40. L’internaute se définit à travers son mode de consommation littéraire.

De la même manière qu’en littérature ou en peinture, « la présence [du livre] institue la lectrice et le lecteur en être singuliers »41, en contexte numérique « placer un livre dans un profil, c’est faire du livre un moyen de désigner une personnalité »42. Pour se définir comme lecteur, il lui suffit alors de s’inscrire dans un « système d’objets » spécifiques, qui font signe vers un mode de vie

« littéraire », notamment en renseignant la nature de ses lectures. Gustavo Gomez-Mejia et Etienne Candel parlent à ce titre de « livre étiquette »43 pour désigner l’usage du livre comme signe d’une identité, « parce qu’il affiche la personnalité de l’individu en affichant ses goûts »44. C’est ce principe de « livre-étiquette » qui s’affiche sur certains profils de Bookstagrameurs.

38 Dominique Cardon, « Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du web 2.0 », op. cit.

39 Gustavo Gomez-Mejia, Les fabriques de soi ? Identité et industrie sur le web, op. cit., p.74.

40 Ibid., p. 75.

41 Pascal Dethurens, Éloge du livre, op. cit., p. 109.

42 Gustavo Gomez-Mejia, Etienne Candel, « Littératures de salon. Des “régimes sociaux” du littéraire dans les

“réseaux en ligne” », op. cit.

43 Ibid.

44 Ibid.

Figure 18. Des énonciations entre singularité et standardisation

Source : Captures d’écran du 20/11/2018, comptes Instagram annickpassionlecture et lemondelivresquedisaline.

Ces deux images esquissent en creux trois modes de textualisation des identités littéraires que nous détaillerons dans la suite de ce travail : une logique du chiffre qui conditionne à la fois la légitimité du lecteur et la temporalité de la lecture, un fonctionnement emblématique qui permet une décorporalisation des identités, et une propension à brouiller volontairement la frontière entre le réel et la fiction.

Au sein de notre corpus, de nombreux Bookstagrameurs revendiquent ainsi leur statut de lecteur en indiquant dans leur « biographie » le nombre de livres lus par an. Le lecteur tire ici sa légitimité symbolique d’une quantification de sa pratique (un bon lecteur est un lecteur qui lit beaucoup), encouragée par la logique du réseau social (« mise en chiffre » permanente au cœur du fonctionnement des plateformes). Ces quelques lignes de présentation mentionnent le titre du livre lu au moment de l’écriture du profil (signalé par l’abréviation « CR », de l’anglais « currently reading »). L’idéal d’authenticité passe par un rapport au temps de lecture sans médiation, où l’internaute met régulièrement à jour ses informations pour indiquer ses lectures « du moment ».

Ce rapport immédiat à la temporalité suppose la production de traits identitaires mouvants : le

« profil » Instagram est sans cesse modifié au fil des lectures. Il ne s’agit alors plus de se définir par quelques livres fétiches, mais en affirmant un statut de lecteur compulsif45.

L’usage des émoticônes traduit la nature composite qui caractérise selon Marie-Anne Paveau les technodiscours46. À travers trois symbolisations du livre différentes (pile de livres, livre ouvert, livre fermé), ce sont plusieurs imaginaires qui sont convoqués (accumulation de l’objet versus lecture effective). Sur l’image de droite, les émojis « café » et « enfants » mêlent le littéraire au quotidien et à l’intime : le statut de lectrice est mis en équivalence avec celui d’amatrice de

45 Nous détaillerons cette mise en scène de la compulsion dans le chapitre 5 (partie II).

46 Rappelons que la chercheuse définit les technodiscours comme des discours en ligne qui doivent leur hétérogénéité à la « matérialité de la production des énoncés », in Marie-Anne Paveau, « Genre de discours et technologie discursive », op. cit.

boissons chaudes et de mère de famille. Notons qu’ici le lecteur n’apparaît pas sur l’image en médaillon destinée à une mise en portrait. Le visage du lecteur est remplacé par un avatar (un hibou lecteur à gauche), voire par une image de « coin lecture » (un canapé à droite). Ces deux

« bio » de lecteurs confirment ainsi le phénomène de décorporalisation via le fonctionnement emblématique décrit précédemment. L’hybridation de l’image et du texte permet aux internautes de s’affranchir des critères traditionnels du portrait (obligation de figurer les corps), pour produire des profils de lecteurs sans visages.

Sur l’image de gauche, l’émoticône éclair, utilisé quatre fois, remplit une double fonction syntaxique (séparer les groupes de mots) et symbolique (faire référence à l’univers d’Harry Potter). Le signe est redoublé par la mention de la maison d’appartenance de la lectrice dans l’univers magique du roman (« Serdaigle !!! »). Cette référence au récit littéraire dans un espace dédié à la mise en scène des identités lectorales dénote la valorisation d’une propension à « vivre sa vie comme un roman ». Nous verrons plus loin que ce brouillage revendiqué entre les frontières du récit et du « réel » participe d’une stratégie de distinction du lecteur, renforcée en contexte numérique.

Malgré quelques différences, ces deux comptes de lecteurs répondent à des critères d’identification similaires, tant sur le fond (nombre de livres lus, sémiotisation de la passion littéraire) que sur la forme (usage systématique d’émojis, portrait in absentia). D’un point de vue formel, cette logique de subjectivation passe par une incitation à personnaliser les formes génériques proposées en amont par le dispositif. Le « style » individuel de l’internaute s’exprime ainsi à travers les choix que ce dernier effectue dans une offre iconique limitée, pour remplir les cadres vides imposés par l’architexte. Les constructions identitaires s’inscrivent dans des dynamiques de mimétisme que Lev Manovich décrit de la manière suivante :

Quand des tendances culturelles émergent et se popularisent plus rapidement qu’auparavant, les individus développent en réponse de légères variations, plutôt que d’essayer de produire quelque chose

Quand des tendances culturelles émergent et se popularisent plus rapidement qu’auparavant, les individus développent en réponse de légères variations, plutôt que d’essayer de produire quelque chose