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Préambule – Espaces littéraires et poétique de la localisation

4) Flâneries numériques et productivité catégorielle

Face aux corpus numériques, on ne peut faire l’économie d’une phase d’immersion, voire d’errance, au sein de ces contrées inexplorées. Surmonter le vertige de cette plongée en terre inconnue, c’est déjà accepter le caractère aléatoire de la recherche. Flâner de compte en compte, de lien hypertexte en lien hypertexte, de hashtag en hashtag, revient alors à s’approprier la logique de sérendipité proposée par le web. L’instrumentalisation de cet heureux hasard, de cette faculté à trouver ce qu’on ne cherchait pas, permet un certain nombre de « trouvailles vernaculaires »203 qui peu à peu structurent l’analyse et font émerger de nouvelles interrogations. Cependant, cette flânerie reste toujours encadrée par le fonctionnement algorithmique des plateformes, qui circonscrit la dimension hasardeuse de nos démarches préliminaires.

4.1 Une recherche en collaboration avec le dispositif

La structuration de notre corpus exploratoire reste ainsi tributaire du système de recommandation intégré dans les dispositifs, qui nous permet de faire émerger des contenus par effet de voisinage.

Ce système s’appuie sur un double mécanisme : une suggestion de mots-clés associés aux recherches effectuées par les usagers, et une suggestion de contenus similaires à ceux déjà

« suivis » par l’usager, en fonction de la nature des comptes auxquels il est déjà abonné. Nous avons constitué un pré-corpus à partir d’un fonctionnement en entonnoir : une première phase de recherche à partir d’une recherche des mots-clés « Bookstagram », « Booktube » et « Booklr » (détaillée plus haut), combinée à l’abonnement à des comptes suggérés par l’architexte ; puis une phase d’exploration des contenus proposés par la plateforme d’après ces abonnements. Ainsi, une recherche du mot-clé « Bookstagram » sur Instagram entraîne un mécanisme de suggestion en deux temps, illustré dans la figure ci-dessous.

203 Gustavo Gomez Mejia, « Capturer des écrans : désirs, disparitions, débordements », séminaire Corpus nativement numériques, organisé par Christine Barats, CEDITEC, 25 janvier 2019.

Figure 12. Suggestions algorithmiques sur Instagram

Source : capture d’écran du 28/06/2019, page d’accueil Instagram.

Le terme recherché est d’abord associé à plusieurs hashtags (entourés en jaune, et dont nous venons d’analyser le fonctionnement) et à plusieurs comptes (entourés en rouge). La pertinence des comptes suggérés ici relève de dynamiques de sélection propres aux logiques du dispositif, dont on ne peut que supposer qu’elles s’appuient à la fois sur la « popularité » des comptes sélectionnés automatiquement, et sur le travail d’étiquetage de leurs contenus effectué par les usagers eux-mêmes, qui font apparaître le terme « Bookstagram » dans leur pseudonyme. Par ailleurs, l’abonnement à plusieurs de ces comptes suggérés en barre de recherche entraîne l’émergence d’une seconde fonctionnalité de recommandation : une rubrique intitulée

« Suggestions pour vous » (entourée en vert), propose alors une sélection personnalisée de comptes, en fonction des abonnements préalables.

La première phase de notre recherche a ainsi consisté à nous abonner massivement et « à l’aveugle » (sans critères de distinction initiaux) à ces comptes « élus » par l’algorithme. En suivant la même démarche, mutatis mutandis, pour Tumblr et YouTube, nous nous sommes abonnée à une centaine de comptes sur chaque plateforme. Après cette première étape d’abonnement sans autres critères de distinction que les suggestions algorithmiques, nous avons ensuite effectué un second travail de sélection. Ce pré-corpus initial d’environ 300 comptes a ainsi été réduit de moitié, selon nos propres critères plus subjectifs, fonction à la fois de :

- leur popularité : en postulant que la médiagénie des pratiques homotopiques leur conférait une visibilité plus importante, nous avons privilégié les comptes les plus « populaires »,

tout en ayant conscience de la relativité de cette appellation. Procédant par élimination, nous avons gardé tous les comptes ayant plus de 5000 « abonnés » (à quelques exceptions près), chiffre à la fois conséquent et dérisoire comparé à l’audience de plusieurs millions d’abonnés dont bénéficient d’autres producteurs de contenus relatifs à la mode, l’humour ou les jeux vidéos dans ces espaces.

- leur activité : nous avons privilégié les comptes les plus actifs, publiant du contenu régulièrement (au moins une fois par semaine), afin de pouvoir évaluer l’évolution des publications sur plusieurs mois, et de bénéficier d’un matériau de base assez dynamique pour appréhender les tendances à l’œuvre dans une perspective diachronique.

- leur nationalité : les comptes ont également été sélectionnés selon une volonté de parité représentative entre comptes anglophones et comptes francophones. Il s’agissait de pouvoir identifier les nombreux points communs dans les normes esthétiques et discursives, sans pour autant écraser les éventuelles spécificités culturelles entre ces différents espaces.

Notons cependant que la taille relativement restreinte de notre corpus nous permet d’identifier plus aisément des enjeux d’uniformisation que l’influence des spécificités nationales sur la nature des contenus publiés, qui aurait nécessité une analyse à plus grande échelle. Nous supposons également que notre choix de focalisation sur des pratiques qui revendiquent leur homotopie, et donc leur adéquation à des fonctionnements standardisés, masque par définition les initiatives plus marginales qui viseraient au contraire à faire valoir des différences en fonction des pays.

- leur diversité : l’hétérogénéité de ces comptes tient en premier lieu au statut de leurs propriétaires. Nous avons tenu à mettre en regard les comptes de particuliers avec des comptes de professionnels des métiers du livre (éditeurs, auteurs, libraires…). Cette différence de postures nous permet d’évaluer les dynamiques de circulation à l’œuvre dans la production de contenus relatifs à la littérature. Tout en restant circonscrits aux mêmes espaces médiatiques (Instagram, YouTube ou Tumblr), ces contenus traversent différentes strates sociales qui les requalifient à l’aune de logiques marchandes, promotionnelles, pédagogiques, etc.

La suggestion de contenus constitue donc un outil privilégié de notre démarche exploratoire. Mais cette dernière ne repose pas seulement sur une stratégie d’abonnement qui suppose un geste actif de la part de l’internaute. Elle fonde également son accessibilité sur un « déjà-là » visible en permanence. De nos pratiques d’abonnement découlent en effet des suggestions de contenus personnalisés, rassemblées sous la rubrique « Recommandations » sur YouTube, et

« Exploration » pour Tumblr et Instagram (symbolisées sur ces deux plateformes par une boussole, entourée en rouge sur les images ci-dessous).

Figure 13. Une exploration orientée

Source : captures d’écran du 30/11/2019, suggestions de contenus sur YouTube, Tumblr et Instagram.

La métaphore spatiale est filée à travers l’axiologie mobilisée par les dispositifs, qui proposent de

« guider » l’internaute dans son « exploration » pour « découvrir » de nouveaux contenus. Ce champ lexical de l’aventurier, se frayant un chemin parmi la prolifération des contenus, masque la puissance du cadrage éditorial où le fonctionnement algorithmique prend entièrement en charge l’agrégation de ces contenus proposés au sein d’une même scène visuelle. C’est à partir de ces assemblages automatisés et à grande échelle que nous avons établi notre propre travail de sélection et d’archivage des contenus. Ainsi, aux premiers gestes de recherche exploratoire par mots-clés, en

« collaboration » avec le dispositif, se substitue un travail heuristique de veille, portant à la fois sur les contenus publiés par les internautes « suivis » (gestionnaires de comptes auxquels nous sommes abonnée), et une exploration ponctuelle de ces nouveaux contenus suggérés.

Cette navigation à la fois aléatoire et orientée s’est rapidement imposée comme un exercice quotidien : de septembre 2017 à décembre 2019, tous les matins, pendant une heure, nous nous sommes livrée à un travail de veille sur les trois plateformes étudiées. Cet ancrage dans le « temps long » – deux années qui paraissent dérisoires à l’échelle d’une histoire des médias traditionnelle, mais déjà significatives à l’aune de la « temporalité Internet » – entraîne une systématicité qui permet d’identifier dans une certaine mesure des tendances, des formes particulièrement circulantes, des éléments récurrents, etc.

Au sujet de l’activité sociale liée à la littérature, Jérôme Meizoz souligne la possibilité d’observer des « régularités » plutôt que des « règles », dans la mesure où « les acteurs sociaux y exercent des improvisations capables d’en dérégler les routines »204. C’est ce repérage de régularités que nous visons par cette veille quotidienne au long terme, combinée à un appui sur les systèmes de recommandation. Ainsi, s’il est difficile de définir à notre échelle les usages littéraires des plateformes en termes de proportions (minoritaires ou majoritaires ?), nous pouvons néanmoins nous référer à la standardisation industrialisée de ces pratiques (appui sur les systèmes de recommandation) et à notre propre ancrage temporel pour en faire émerger les saillances. Fixer des bornes temporelles au travail d’exploration permet alors de prendre du recul vis-à-vis du matériau étudié, et de pondérer l’écueil de la « valorisation de l’exception comme métaphore de l’ensemble »205. Cette étape heuristique est indissociable d’un geste d’archivage, à travers des captures d’écran, qui permettent de garder la trace de ces parcours éphémères.

204 Jérôme Meizoz, « “Écrire, c’est entrer en scène” : la littérature en personne », COnTEXTES [en ligne], 2015.

URL : http://journals.openedition.org/contextes/6003.

205 Laurent Gervereau, « Le musée, source ou moteur de recherche ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 4, n°72, pp. 125-131 ; cité par Julia Bonaccorsi, Fantasmagories de l’écran : Pour une approche visuelle de la textualité numérique, op. cit.

4.2 Le chercheur et le screenshot : réflexions sur nos propres pratiques taxinomiques

Après deux ans et demi de veille systématisée, notre dossier « Captures d’écran » compte plusieurs milliers d’images. La part quantitative de notre recherche réside ainsi dans ce minutieux travail d’exploration, de repérage et de tri : à partir des systèmes de recommandation de chaque plateforme, qui contribuent à faire émerger des contenus sans cesse renouvelés, s’opère notre propre travail de sélection et de qualification manuelle.

Le screenshot relève d’un principe de fixation, que Julia Bonaccorsi définit comme un double geste d’élection de l’image (« en quelque sorte “choisie” pour devenir archive ») et de désignation (« le chercheur la documente, l’indexe en fonction de ses critères propres de codage et de référenciation »206). Cette pratique ordinaire de la capture d’écran, qui relève davantage de la chasse au trésor que de la collecte systématisée, a été notamment revendiquée par Gustavo Gomez-Mejia et Etienne Candel, qui proposent d’assumer cette méthode qui « ne se veut ni ethnologique, ni sociologique »207, guidée avant tout par une « sensibilité sémiologique »208. Cette première étape de sélection nous place d’emblée dans le sillage des chercheurs préférant les « saillances discursives »209, les « observations informelles »210, la « valeur de l’exemplification »211, et la qualité de « l’explicitation réflexive »212 à la quête d’exhaustivité. C’est donc par un geste de fixation et de transformation du visuel que nous opérons notre propre échantillonnage d’images ainsi mises en collection.

La pratique du screenshot relève d’une dynamique de reproduction, mais également de transformation de l’image initiale. Le choix du cadrage traduit d’emblée une posture de recherche : en nous attachant à capturer non seulement l’image publiée, mais également ce qu’il y a autour (l’interface du site qui l’encadre, la mention du nombre de likes, les commentaires associés…), nous nous inscrivons dans une tradition sémiotique qui souligne l’importance du contexte de production et de circulation, confèrant « son statut et sa valeur »213 à l’image. Ne pas dissocier les contenus de l’environnement médiatique d’où ils émergent nous permet ainsi de constituer des collections sans écraser les spécificités du milieu d’origine. À ce premier geste de cadrage s’ajoute un second geste d’éditorialisation : en entourant des détails sur certaines images, nous modifions le

206 Julia Bonaccorsi, Fantasmagories de l’écran : Pour une approche visuelle de la textualité numérique, op. cit., p.

83.

207 Etienne Candel et Gustavo Gomez-Mejia, « Le bouton like : poétique du clic, vertige des discours », Semen [en ligne], n°42, 2017. URL : http://journals.openedition.org/semen/10623.

208 Ibid.

209 Ibid.

210 Lev Manovich, Instagram and Comtemporary Image, publié en ligne – Licence Creative Commons, 2017, p. 101.

211 Guillaume Heuguet, Métamorphoses de la musique et capitalisme médiatique. Au prisme de YouTube (2005-2018), thèse de doctorat en Sciences de l'information et de la communication, Paris, CELSA, 2018.

212 Yves Jeanneret, « L’optique du sustainable : territoires médiatisés et savoirs visibles », Questions de communication, n°17, 2010, pp. 59-80.

213 Julia Bonaccorsi, Fantasmagories de l’écran. Pour une approche visuelle de la textualité numérique, op. cit. p. 70.

statut du document par une orientation de sa réception. Sélectionner un détail dans une image, c’est nécessairement « en modifier le format et matériellement, transformer l’image, la faire disparaître pour en faire advenir une autre »214. Ce processus de fixation transforme également les temporalités : en « capturant » des stories, ces vidéos et photographies vouées à n’exister que pendant 24h sur Instagram, nous subvertissons leur nature éphémère pour les transformer en archives. Ce travail de collection est donc également un travail de production à part entière : c’est à travers une série d’opérations sur les images que nous faisons émerger notre corpus.

Les captures d’écran constituent ainsi des représentations de représentations. L’élection de l’image (qui s’effectue toujours au détriment de milliers d’autres contenus potentiels) se cristallise dans la production de catégories d’archivage construites arbitrairement. Les images ainsi « capturées » au gré d’une certaine subjectivité sont ensuite classées dans des dossiers qui nous serviront par la suite de source privilégiée. Ces pratiques de découpage font advenir du sens à travers la création de catégories propres au regard que nous portons sur nos objets. La constitution de notre propre dossier « captures d’écran » traduit un premier travail taxinomique informel, en constante évolution, et guidé par une intuition heuristique plus que par une vision d’ensemble prédéterminée.

Figure 14. Ébauche de catégorisation des images « capturées »

Source : capture d’écran du 23/04/2020, extraits du contenu de notre dossier « Captures d’écran ».

À l’euphorie exploratoire succède alors la rationalisation thématique. Cette phase de

« rangement » iconographique est à l’origine de la structuration de nos réflexions, redistribuées à partir de ces ensembles hétéroclites. C’est également à partir de ces catégories herméneutiques que seront constituées les planches d’images figurées en annexe. Julia Bonaccorsi souligne la

214 Ibid., p. 84.

dimension opérante d’une disposition tabulaire, qui permet de « faire se rencontrer les images »215. Disposer ces dernières en mosaïques présente un double avantage : ne pas écraser l’effet de sérialité indissociable de la circulation des images au sein des dispositifs numériques, et faire émerger du sens par effet de voisinage. Ainsi, sur Instagram, YouTube ou Tumblr, chaque image (ou vidéo) s’inscrit dans une logique de « feed », de flux, qui lui fait côtoyer d’autres contenus visuels. En reproduisant ce mode de présentation en annexe, nous prolongeons ce fonctionnement médiatique, tout en créant nos propres effets de sens. Cette reconstitution d’ensembles selon des critères qui nous sont propres permet ainsi de faire jaillir visuellement des similitudes, une esthétique commune, des scénographies récurrentes, etc. De ces constructions sérialisées seront ensuite extraites des images spécifiques, sélectionnées pour leur incarnation exemplaire de la

« catégorie » qu’elles représentent, et intégrées dans le corps de notre thèse. À chaque image analysée au fil de nos réflexions répondent ainsi des dizaines d’images similaires, dont certaines seront répertoriées à la fin de cette thèse. Ce principe de « citation iconographique »216 nous permet de limiter l’écueil de la surinterprétation artificielle d’une image isolée, en lui conférant une certaine valeur de représentativité a minima.

* * *

La production de sens est donc indissociable d’un travail de production catégorielle, qui s’articule à plusieurs niveaux. À l’échelle des imaginaires littéraires, des plateformes numériques et des pratiques du chercheur lui-même, se jouent des impératifs de compartimentation qui ont pour but d’ordonner le réel. Nous avons cherché dans ce préambule à jeter un premier éclairage, à la fois généalogique (historicité de la littérature envisagée comme fermeture), technique (fonctionnement de la plateforme comme espace à la fois neutre et catégorisant) et méthodologique (bricolage taxinomique du chercheur) sur la manière dont se constituent des ensembles signifiants, autour d’une distinction plus ou moins ambiguë entre le « dehors » et le « dedans ».

La constitution d’espaces dédiés à la médiation de la littérature au fil des siècles se situe ainsi sur la crête d’un partage entre l’intérieur et l’extérieur, le centre et les marges. La littérature s’affirme d’abord dans un geste de désignation des frontières. Le panorama historique proposé au début de ce préambule revient sur la constitution d’un idéal cénaculaire au XIXe siècle. L’industrialisation de la presse entraîne la réaction d’acteurs qui opposent le fonctionnement du média de masse à la

« pureté » de la littérature. Mais cette déclaration d’indépendance s’accompagne en réalité d’une

215 Ibid., p. 86.

216 Laurent Gervereau, Histoire du visuel au XXe siècle, Paris, Seuil, 2003, p. 486 ; cité par Julia Bonaccorsi, Fantasmagories de l’écran. Pour une approche visuelle de la textualité numérique, op. cit., p. 78.

hybridation profonde entre « matrice littéraire » et « matrice médiatique »217. Paradoxe séculaire : la valeur littéraire s’affirme dans l’isolement, mais elle ne peut faire l’économie d’une circulation sociale pour exister. Cette aporie perdure aujourd’hui dans la rhétorique de l’émission littéraire, dont la marginalité sémiotisée participe à son intégration dans le paysage télévisuel. L’impossible rupture de la littérature avec le monde social invite alors certaines disciplines à la penser comme un processus communicationnel, travaillée par des forces centrifuges qui la poussent inexorablement vers l’« extérieur ». Érigée en hétérotopie dans certains contextes médiatiques, la littérature ne peut se départir d’un fonctionnement homotopique qui lui fait épouser en partie les logiques des dispositifs au sein desquels elle se fond pour exister.

À l’inverse, certains dispositifs médiatiques sémiotisent l’ouverture, tout en industrialisant la fermeture. La culture numérique mobilise un idéal de transparence et de libre circulation des contenus, qui se traduit par l’indéfinissabilité affichée des plateformes. YouTube, Instagram et Tumblr revendiquent un fonctionnement vicariant, en se présentant comme des espaces neutres que chaque usager pourrait façonner et « remplir » à sa guise. Cependant, ce discours d’escorte est nuancé (voire contredit) par des tendances systématiques à la production catégorielle. Le design de ces interfaces intègre en amont la nécessité de thématiser les contenus, et standardise des manies taxinomiques.

Dans ce contexte particulier, « il n’y a pas un espace littéraire mais des opérations littéraires sur les espaces »218. Ces opérations de thématisation font émerger des territoires à la fois pluriels et univoques, aux frontières floues et en évolution permanente. Les usagers pallient l’absence de catégorisation par le dispositif en proposant leurs propres taxinomies littéraires. C’est dans la production de néologismes que naissent les communautés discursives autodésignée que sont

« Bookstagram », « Booktube » et « Booklr ». L’invention de dialectes communs permet à la fois d’affirmer une singularité (enjeu de distinction par rapport aux autres « communautés »), et de revendiquer une appartenance à un environnement médiatique. Tout en étant spécifiques à la culture de chaque dispositif, ces terminologies permettent de créer des ponts entre les trois plateformes. Signe ultime de la permanence d’une dialectique littéraire entre hermétisme et perméabilité, cette production taxinomique initiée par les internautes sera réintégrée dans le fonctionnement industrialisé des dispositifs. Transformé en « tag », le néologisme permet l’indexation automatisée des contenus ainsi articulés à une tendance générale à l’indexation.

C’est à partir de ce fonctionnement catégoriel industrialisé que nous avons construit notre propre méthodologie de recherche. Les systèmes de recommandation intégrés aux plateformes, qui

217 Termes empruntés à Marie-Eve Thérenty, in La littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, op. cit.

218 Xavier Garnier et Pierre Zoberman (dir.), Qu’est-ce qu’un espace littéraire ?, Presses universitaires de Vincennes, 2006, p. 12.

permettent de faire émerger des contenus identifiés comme similaires, ont constitué l’instrument central de notre démarche exploratoire. C’est en épousant les logiques automatisées des dispositifs que nous avons choisi de délimiter notre corpus, sans pour autant éluder les écueils inhérents à cette analyse de l’outil par l’outil. La production de nos propres catégories thématiques, à partir de suggestions algorithmiques recensées quotidiennement, nous a permis d’opérer un travail d’objectivation taxinomique qui a constitué le point de départ de notre réflexion sur Booktube, Bookstagram et Booklr.

Cette immersion préliminaire dessine les contours d’une première intuition : la non prise en compte de la spécificité du littéraire par le cadrage éditorial n’est pas nécessairement le signe de l’inadéquation de ce type de contenus. La polychrésie du littéraire fait écho à l’indéfinissabilité affichée de la culture numérique : le défaut de thématisation en amont n’empêche pas la présence de contenus relatifs à la littérature au sein de ces espaces. Ce postulat d’une homotopie

Cette immersion préliminaire dessine les contours d’une première intuition : la non prise en compte de la spécificité du littéraire par le cadrage éditorial n’est pas nécessairement le signe de l’inadéquation de ce type de contenus. La polychrésie du littéraire fait écho à l’indéfinissabilité affichée de la culture numérique : le défaut de thématisation en amont n’empêche pas la présence de contenus relatifs à la littérature au sein de ces espaces. Ce postulat d’une homotopie