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Chapitre IV. Inventaire des imaginaires visuels mobilisés dans les xiangce

2. Les trois styles photographiques

2.2. Le style européen

Le style européen (ouzhou de fangshi 欧 洲 的 方 式 ) a comme caractéristique principale d’utiliser des imaginaires visuels véhiculés via la globalisation. Nous y retrouvons donc des robes blanches munies d’un long voile, mais aussi tout un décor (souvent surchargé) visant à reproduire les châteaux européens. Comme cet imaginaire est souvent véhiculé en Chine en utilisant des productions cinématographiques nord-américaines, j’ai questionné mes contacts pour comprendre pourquoi cette école ne se nommait tout simplement pas l’école occidentale. Les réponses ont été unanimes, et un informateur en particulier a résumé l’ensemble des propos que j’ai entendus à ce sujet : « Tu sais, l’Europe est remplie de romantisme. Les États-Unis, c’est très bien matériellement, pour y vivre, mais ce n’est absolument pas romantique »62

.

Les ressentis sur cette école sont ambivalents. En effet, la jeunesse chinoise connait son histoire en ce qui concerne les guerres de l’opium et les concessions octroyées63

, et les politiques mises de l’avant actuellement entretiennent un sentiment nationaliste dans la population. Du coup, il est de bon ton pour les Chinois de souligner pour les étrangers l’Histoire et la richesse culturelle de leur civilisation, et de souligner que l’Occident n’a pas que des bons côtés.

Je ne sais pas vraiment comment analyser ces discours qui furent récurrents lors de mon terrain. En effet, un autre discours entendu du Nord au Sud du pays est le fait que le pouvoir communiste est constitué de gens déconnectés des réalités qui imposent des politiques à sa population sans se préoccuper de son bien-être (j’ai même entendu une personne comparer le Parti communiste à une mafia). Ces discours ne m’ont jamais été 62 La plupart des gens que j’ai côtoyés espère pouvoir émigrer à l’étranger à moyen terme. Si quelques

francophiles veulent aller en France, la quasi-totalité de la jeunesse éduquée de Pékin regarde les États-Unis comme un eldorado qu’il faut tenter de rejoindre, et l’Angleterre comme un bon choix pour y faire ses études.

63 A contrario, j’ai pu constater qu’ils n’associent pas le Petit livre rouge à Mao, mais à une plateforme

adressés directement, mais avaient lieu lors de discussion entre Chinois. Ils se finissaient tous par un constat qui pour le coup me semblait aussi adressé : « mais nous sommes si nombreux en Chine. Le pouvoir fait ce qu’il peut, mais ne peut pas faire plus vu la taille et la population du pays ». Je ne sais toujours pas si ce dernier argument est avancé comme une vérité, ou sert de défense, d’excuse aux critiques avancées précédemment. Je sais par contre par expérience que les services de renseignement chinois sont omniprésents (tout du moins à Pékin), et envoient des avertissements (tout du moins aux expatriés) qu’il vaut mieux prendre en considération64

.

Je sais également que les Chinois eux-mêmes changent parfois de comportement à la vue d’un étranger (combien de fois, dans des toilettes publiques excentrées, ma présence a fait que les utilisateurs en train de sortir faisaient demi-tour pour se passer les mains sous l’eau). J’essaie de montrer par ces exemples qu’il est difficile de savoir si les critiques de l’Occident et le fait de magnifier la Chine est un discours rodé qu’il faut dire aux étrangers, ou si la population le pense vraiment, et a intégré cela comme une vérité indiscutable. Toujours est-il que le style européen connait bien plus de succès que l’école chinoise dans la constitution des xiangce. Les

imaginaires varient évidemment d’un xiangce à l’autre, allant de choix assez léger sur le plan visuel à des images surchargées au maximum. La Figure 21 est une des images les moins surchargées de ce style dont je dispose :

Figure 21: Photographie de style européen L5, S5, C11

64 J’ai par exemple décidé de ne plus capter d’image de la démolition de certains hutong dont j’ai été

Les Figures 22 et 23 sont plus représentatives de l’effet visuel généralement rendu :

Figure 23: Photographie de style européen L9, S5, C10

Ces différents clichés essaient de rendre compte de la grande diversité que peut offrir ce style.

D’ailleurs, une sous-école a émergé en son sein : le style français (faguo de fangshi 法国 的 方 式 ). Cette dernière joue sur un cliché (un imaginaire) partagé par de nombreux pays non francophones que l’auteur de ses lignes ne connait que trop bien, étant lui-même de cette nationalité : « les Français sont romantiques »65.

Pour ce qui est de l’aspect visuel, cette branche de l’école européenne mobilise des décors grandiloquents cherchant à reconstituer le château de Versailles tel qu’imaginé par la population chinoise. Les clichés suivants en sont quelques exemples :

65 Les racines historiques de la galanterie, d’où découle l’idée du romantisme « à la française » se trouvent

dans les cours d’Europe du Sud, et plus particulièrement en Italie (la première cour pour laquelle nous avons des témoignages est celle d’Urbino, qui est à l’époque tenue par une duchesse). Par la suite, Louis XIV capte ce mouvement et l’instrumentalise dans le but de démontrer que les Français éduqués sont les hommes qui traitent le mieux les dames. Avec Louis XIV, la galanterie devient le soft power de la monarchie française, exerçant un effet d’attirance extraordinaire sur les autres peuples (Habib, 2006), et influençant les imaginaires de ces peuples jusqu’à nos jours.

De manière plus spécifique, les Chinois ont généralement « l’image d’une ‘France langman’ [France romantique qui] correspond à l’idée d’une vie sociale confortable et xiaosa (潇洒) [(élégante)] » (Liu, 2014 : 36).

Figure 25: Photographie de style français L5, S4, C4

L’école française met en pleine lumière le fait que les décors ne cherchent aucunement à être réalistes (ici, des brides de bibles en anglais le soulignent encore plus), mais bien à mobiliser des imaginaires partagés par la population. L’intérêt est donc d’essayer de comprendre pourquoi les fiancés qui choisissent des photographies de l’école française souhaitent projeter un tel imaginaire autour d’eux, mais nous y reviendrons plus loin. Il faut par contre souligner que le romantisme est un imaginaire qui peut être mobilisé via les autres écoles, et qu’il n’est absolument pas cloisonné aux styles français. Il véhicule donc, malgré les discours entendus et les premières impressions que suggéraient les pages précédentes, un imaginaire ayant aussi d’autres caractéristiques. Retenons tout de même que l’imaginaire romantique est hybride, car il mélange des imaginaires véhiculés à l’échelle globale, tout en les teintant d’imaginaires locaux.

En ce qui concerne le style européen dans son ensemble, il faut souligner que l’écriture chinoise peut également rehausser ce style, plaçant sciemment, et à la demande de certains couples la scène dans le Shanghai des concessions européennes (voir le Livre 9). À première vue, le style européen est donc complexe, mélangeant des imaginaires d’ouverture sur le monde et d’idée nouvelle dans les concessions, des imaginaires d’une

Chine lésée et contrainte par d’autres pays, et des imaginaires reliés à un romantisme de type français.

De plus, si le style européen et sa variante française sont utilisés de façon soutenue, certains xiangce ne la retiennent pas en leur sein. Non, le style qui est omniprésent dans l’ensemble des xiangce dont je dispose, et qui est aussi majoritaire en volume de clichés sélectionné est le coréen.