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Chapitre IV. Inventaire des imaginaires visuels mobilisés dans les xiangce

2. Les trois styles photographiques

2.3. Le style coréen

Avant de présenter le style coréen (hanguo de fangshi 韩国的方式), interrogeons-nous tout d’abord sur son appellation, le nom de l’école chinoise comme celui de l’école européenne étant plus limpide. Les productions culturelles de la Corée (du sud) rayonnent actuellement en Asie et plus largement dans le monde. Ce phénomène communément appelé la « vague coréenne » (hallyu est le terme popularisé par les médias chinois au tout début des années 2000 pour décrire ce phénomène) est une exportation de productions culturelles remportant un large succès à l’étranger. La Chine, après le Japon, est indéniablement conquise par cette vague66.

En effet, les images d’acteurs d’origine coréenne comme de groupes de K-pop sont fortement présentes en Chine continentale. À écouter de très jeunes femmes chinoises que j’ai moi-même rencontrées, les Coréens seraient beaux et attentionnés, à la différence des hommes chinois. Pour comprendre cela, il faut noter que les premières séries sud- coréennes ont été diffusées à la télévision chinoise en 1993 et qu’elles y connaissent un véritable succès depuis 1997 (Thévenet, 2017 [2013] : 6), au point qu’en 2006, il y avait plus de séries télévisées coréennes diffusées que l’ensemble des autres séries d’origine étrangère (Faiola, 2006)67. L’engouement pour cette école n’est donc pas le fruit du 66 Outre les effets culturels que nous allons décrire ici, cette vague s’explique aussi par les choix politiques

des Sud-Coréens : « dans le droit fil du modèle japonais, la Corée du Sud a choisi de placer tous ses moyens dans l’audiovisuel d’abord, les nouvelles technologies ensuite » (Maurus, 2016 : 113).

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Actuellement, les drama coréens ne passent plus sur les grandes chaines chinoises suite au déploiement du système antimissile THAAD. En effet, bien que les Coréens et les Américains présentent ce système comme une réponse défensive qui n’est déployée qu’en réponse aux menaces Nord-Coréennes (Park et Pearson, 2017), la Chine l’interprète comme une menace à sa souveraineté. Elle a donc en réponse au déploiement du THAAD pris des mesures sur de nombreuses importations Sud-Coréennes dont celles de l’industrie du divertissement, et ce malgré l’accord bilatéral de libre-échange signé entre les deux pays en 2015 (Yonhap, 2018). La détente relative actuelle entre la Corée du Sud et la Corée du Nord ne permet pas pour le moment de savoir ce qu’il adviendra du système THAAD. De plus, dans la mesure où la Chine

hasard. Arrivé à cette constatation, se pourrait-il que la pratique du xiangce soit passée de la Corée à Taiwan, puis de Taiwan à la Chine ? La réponse est négative, les Coréens ne constituant pas à proprement parler de xiangce spécifiques au mariage, bien que la

photographie fasse partie intégrante du rituel depuis les années 1980 (Kendall, 2006 : 3)68. La différence essentielle réside dans le moment où les photos sont prises (avant ou

pendant la cérémonie), mais celles-ci font partie intégrante du rituel en Chine comme en Corée. Reste toujours la question de savoir pourquoi ce style est « coréen », et pourquoi de nombreux studios professionnels de Pékin mettent ce critère en avant de leur façade ? Il y a là aussi plusieurs pistes de réponse possibles.

Tout d’abord, en Chine contemporaine, l’histoire comme les intérêts géopolitiques font qu’il est plutôt mal vu de copier ouvertement les modes qui sont en vogue au Japon, alors que s’inspirer de la vague coréenne n’est pas connotée négativement. Surtout, les images envoyées de Corée, et les imaginaires qu’ils contiennent69

offrent une hybridation fort intéressante pour les jeunes Chinois, des imaginaires à la fois teintés d’esthétique asiatique et occidentale, tout en maintenant une apparence « cute » et inoffensive qui plaît au régime. En effet, alors que la Corée du Sud a refusé l’importation de la culture populaire japonaise jusqu’en 1998,70

« cette interdiction, paradoxalement, a contribué, par les pratiques de diffusion souterraine et de plagiat, à rapprocher les imaginaires des deux pays, et surtout à conforter l’influence japonaise dans la production coréenne » (Thévenet, 2017 [2013] : 6). Le cliché suivant pris par Françoise Huguier devant une

réalise de plus en plus de séries du même type, il est possible que la vague coréenne faiblisse avec le temps dans le pays. Mais, pour le moment, les jeunes Chinois préfèrent majoritairement les productions télévisées et musicales coréennes à leurs copies chinoises, et sont prêts à se les procurer vie le marché noir de VCDs.

68 L’industrie photographique dédiée spécifiquement aux mariages existe de longue date en Corée du Sud,

et les prises de clichés lors des cérémonies font partie intégrante du mariage depuis au moins les années 1980 (Kendall, 2006 : 3). L’industrie de l’époque les valorise alors comme des cérémonies faisant partie du progrès promis par le discours étatique de cette décennie, et faisant de ce nouveau type de mariage un « rite

of modernization » (Kendall, 1994; 1996 et 2006). Cette généralisation des halls de mariage est amplifiée

par le fait que de nombreux ruraux migrent vers les villes, et que les halls proposent également d’organiser des mariages traditionnels pour ceux qui le souhaitent (Kendall, 2006 : 4-5). L’association avec l’Occident et la culture Nord-Américaine est assumée, mais évolue pour tenir compte du climat nationaliste, comme des mouvements prodémocratie de l’époque (Kendall, 1996 : 71-81). À la fin des années 1980, l’immense majorité des Coréens les utilisent, alors même que les temples bouddhistes et les églises chrétiennes en incorporent des caractéristiques dans leurs propres cérémonies, dont les prises de photographies deviennent également une composante faisant entièrement partie du mariage (Kendall, 2006 : 5-6).

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Patrick Maurus, spécialiste de la Corée, voit dans ce pays une « société en perpétuelle représentation. Des images qui montrent des images » (Maurus, 2016 : 3). Il nous dit également que « la Corée croit aux images qu’elle fabrique » (Maurus, 2016 : 5).

salle de concert de Séoul (voir la Figure 26) montre le melting-pot visuel qu’offrent les admirateurs de K-pop actuel en Corée du Sud, et ce mélange d’imaginaires occidentaux

et asiatiques :

Cette touche visuelle coréenne, ces imaginaires visibles sur les images, est également perceptible dans le travail de plusieurs photographes d’art du pays, notamment dans ceux de Chan Hyo Bae qui, installé en Angleterre, travaille sur les contes au fondement de l’imaginaire occidental et ceux de Dorothy M. Yoon vivant entre Séoul et Londres, et qui s’interroge à travers son art sur la définition de la beauté au- delà des frontières culturelles:

Figure 26: Huguier, 2016 : deux fans de K-pop devant une salle de concert à Séoul

Enfin, les clichés de Sang Hyun Lee qui joue à mélanger l‘ancien et le moderne, en y ajoutant de l’irrationnel de manière humoristique montre que la Corée du Sud a bien une « Korean touch » visuelle, qui s’explique bien sûr par sa modernisation ultra rapide et récente, mais aussi (et surtout) par les imaginaires que les Coréens mobilisent pour se montrer au reste du monde.

Figure 29: Sang Hyun Lee, 2009, One Day of History

Comme nous le voyons avec ces différents exemples, le style coréen regroupe de très nombreuses caractéristiques. Il permet aux fiancés, dans le cadre du xiangce, d’avoir de nombreuses libertés dans la mise en scène du cliché.

Un des traits caractéristiques de l’école coréenne est le fait d’être souvent kitch, de rechercher un côté rétro:

Les clichés de cette école sont également souvent humoristiques :

Figure 31: Photographie de style coréen L10, S6, C7

Ils peuvent se faire à l’extérieur comme en studio, allant d’une ambiance bucolique à un décor de fête foraine. La robe de la fiancée est le plus souvent blanche, mais souvent moins volumineuse que celles utilisées dans le style européen : traîne et voile allégés, voire absents (un diadème est lui très souvent visible). Les arrières plans intérieurs sont épurés au possible, ce qui tranche radicalement avec le style européen. Le mari est pour sa part souvent habillé de manière kitch s’approchant par certains aspects de la mode britannique des années 1980, mais qui est en réalité inspiré du style vestimentaire des admirateurs de K-pop.

Pour une majorité de mes informateurs, ce style est le plus cool et hype du moment, les mots « mignon » (ke’ai 可 爱 ), « rigolo » (xiequ 撷 取 ), et « romantique » (langman 浪 漫 ) revenant sans cesse pour le décrire. Nous voyons donc que ces trois styles

photographiques véhiculent chacun des imaginaires spécifiques, et que le style européen comme le style coréen sont clairement hybrides. Le fait que le style chinois évolue en clichés humoristiques (ce qui est une des caractéristiques récurrentes du style coréen) montre qu’il est également influencé par la globalisation.