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Chapitre II. Question de recherche et concepts mobilisés

3. L’hybridation comme corollaire de la globalisation

3.3. L’hybridation

Le concept d’hybridation35

a été envisagé comme l’une des caractéristiques centrales et emblématiques de la globalisation (Hannertz 1996, Kraidy 2005, Pieterse 1995). L’hybridation découle de l’informatisation des domaines techniques et communicationnels, et influe sur les changements des cultures et des identités touchées par la globalisation. D’abord utilisée en linguistique, en sémantique et en analyse littéraire (voir Bakhtine 1978), l’hybridation est utilisée par la suite pour référer à de multiples concepts utilisés en anthropologie : interappropriation, syncrétisme, acculturation, brassage, entrecroisements, branchement, assemblage, métissage… (Bernadot et Thomas, 2016)

Dans le monde postcolonial, l’hybridation est une « réappropriation des termes dominants par redéfinition de leurs significations (Bojsen 2002). Présente chez Stuart Hall (2007) et chez Gayatri Spivak (2009), c’est surtout avec Homi Bhabha (2007) que la notion d’hybridity devient déterminante. Elle désigne alors une opération d’appropriation- réarticulation, par mimétisme (mimicry) du discours colonial et impérial occidental par les dominés permettant sa subversion » (Bernadot et Thomas, 2016). D’autres chercheurs utilisent l’hybridation pour parler de la dissolution des liens sociaux concrets qu’ils croient percevoir comme intrinsèques à la globalisation (Bauman, 1999) ou encore pour analyser les transformations institutionnelles des structures capitalistes et étatiques (Boyer, 2003).

Or, par ces utilisations multiples36, l’hybridation est devenue un concept polysémique, qui demande à être précisé lorsqu’il est utilisé. La définition qui sera retenue ici est celle de Nestor Garcia Canclini qui la décrit comme des « processus socioculturels dans lesquels des structures ou des pratiques discrètes, qui existaient de façon séparée, se combinent pour engendrer de nouvelles structures, de nouveaux objets et de nouvelles pratiques » (Canclini, 2010 [1990] : 19). Cette définition a l’avantage à mes yeux d’insister sur la discrétion. En effet, le genre humain fait de multiples choses sans même y prêter attention, et les pratiques hybrides que j’ai aperçues en Chine sont rarement

35 L’hybridation a des usages multiples dans le domaine académique, notamment en biologie où il définit la

transmission de patrimoine génétique entre deux individus d’espèces différentes. Je ne traiterai ici que de son utilisation par les sciences sociales.

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rationalisées par les informateurs auxquels j’ai eu accès, et sont donc bien des structures discrètes pour les gens qui les mettent en place.

De plus, si la pratique est ici des plus visibles, elle engendre de nouveaux objets (les clichés évoluent), et de nouvelles pratiques. Cette définition de l’hybridité permet aussi d’interpréter les données sans apriori méthodologique, la plupart des interprétations du concept d’hybridation que j’ai consulté se référant au contexte précis de la décolonisation, ce qui est réducteur dans la mesure où l’hybridation est pour moi à l’œuvre (de façon plus ou moins prononcée, il est vrai) dans l’ensemble de notre monde contemporain.

L’utilisation de ce concept s’est évidemment accompagnée de critiques à son sujet (voir Anthias, 2001; Hutnyk, 2003; Spivak, 1999; Wade, 2005). Conscient des différentes problématiques que l’utilisation de ce concept a soulevées sur le plan théorique, je ne peux que souligner la faiblesse de certaines critiques avancées37. Je dois cependant retenir ceux de la sociologue Anthias38, qui souligne que si la réunion d’éléments de cultures différentes peut effectivement transformer leur signification par hybridation, cela ne se vérifie pas toujours (Anthias, 2001). En effet, l’écoute d’un style musical portant de multiples référents culturels ne sert parfois qu’à danser, ou à créer une ambiance sonore. Le morceau n’est alors qu’un produit festif le temps d’une soirée, dont personne ne se souviendra vraiment le lendemain. Le morceau n’est alors qu’un produit de consommation quelconque et éphémère.

Anthias s’accorde aussi avec Friedman sur le fait que de nombreux chercheurs utilisant ce concept ignorent les inégalités issues de la globalisation économique, au profit d’une vision magnifiée du déplacement et de l’hybridité (Anthias, 2001 : 619-641 et Friedman, 2000 : 636-656). Cette critique est également recevable39.

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- phénomène d’auto-narcissisme de la part d’une diaspora académique se présentant comme représentative des cultures dont elle est issue (Cette critique n’est peut-être pas totalement infondée, mais n’a, après analyse, aucun rapport avec la pertinence de l’utilisation ou non du concept lui-même).

- parler d’hybridation réifie et essentialise des cultures non hybrides (Cette approche nie d’abord le fait que les cultures sont en constantes transformations, puis la possibilité qu’une hybridation deviennent avec le temps une partie totale de la culture locale).

38 En rejetant expressément l’importance trop grande accordée à la culture de son point de vue, au détriment

du biologique dans la construction des identités.

Enfin, la critique principale utilisée par exemple par le sociologue Mattelart ou l’anthropologue Assayag, consiste à mettre de l’avant la sophistication du concept pour souligner ensuite sa faiblesse empirique40, et le reproche d’une vision anhistorique de l’Histoire fait par Cooper (Cooper, 2010).

L’ensemble de ces critiques me semble recevable et constructif pour affiner le concept d’hybridation en sciences sociales, mais elles ne rendent pas le concept (et sa compréhension actuelle) inopérant. Ces critiques demandent plutôt aux chercheurs de faire montre de prudence dans son utilisation. De plus, si les implications méthodologiques et éthiques de ces critiques doivent être prises en compte, ces reproches visent surtout les incohérences de grandes analyses macroscopiques s’appuyant sur l’hybridation (et parfois les imaginaires), ce qui ne sera pas le cas ici. En effet, si mon analyse cherche à expliquer et à faire ressortir certaines constances dans les données qui ont été recueillies, et si mon interprétation s’articule effectivement autour du concept d’imagination hybride, et donc de l’hybridation, les conclusions à venir ne se veulent aucunement généralisables ou en encore explicatives des changements du monde d’un point de vue macroscopique.

En ce qui concerne le choix d’utiliser ce concept, il découle plutôt de ma réflexion à son sujet, et du fait que je considère qu’il n’est ni bon ni mauvais en soi. Très utile pour penser le monde actuel, c’est son utilisation par le chercheur qui peut se révéler caricaturale et problématique, et non le concept en lui-même.

De plus, la définition retenue ici permet dans un premier temps de se placer en dehors des deux positions le plus souvent adoptées : l’hybridation interprétée comme la domination d’une culture hégémonique provoquant des résistances, ou encore comme la simple rencontre de cultures différentes s’influençant les unes aux autres. Évidemment, Canclini est lui-même partie prenante de ce débat41, et comme lui, je ne souhaite pas m’extraire 40 « Si l’intérêt porté aux entrelacs des médiations, des négociations et des hybridations a permis de rompre

avec les schémas dichotomiques des relations de pouvoir, il a aussi permis de mimer la contestation en esquivant toute critique qui s’en prend aux causes structurelles des grands déséquilibres du monde » (Mattelart, 2007 : 76).

41 Canclini estime que l’Amérique latine traverse un processus d’hybridation résultant de la rencontre de

cultures traditionnelles et d’États à organisation moderne. Il souhaite que ce processus aboutisse sur une organisation culturelle démocratique tournée vers la connaissance, tout en évitant de succomber à des visions élitistes du futur, et aux forces coercitives des médias et de la communication.

des implications politiques qui sont attachées à l’utilisation de ce concept, mais je souhaite avant tout mobiliser l’hybridation pour les angles de recherche possible que ce concept ouvre aux chercheurs.

Canclini a aussi l’avantage d’ajouter au concept d’hybridation celui d’hybridation restreinte. Cette hybridation restreinte souligne que l’hybridation est parfois teintée de discrimination (Canclini, 2010 [1990] : 32).

À côté du débat académique lourd de conséquences possibles décrit ci-dessus, certains refusent tout simplement ce concept dans la mesure où parler d’hybridation présuppose « l'existence d'un passé culturel qui serait ‘pur’, quelque chose comme un état de culture naturel, sans mélanges » (Taguieff, 2009). Notons à l’attention de Taguieff que l’utilisation du concept d’hybridation est défendue par Canclini dans la mesure où « ce terme permet de mieux appréhender différentes formes de brassage culturel, autre que celui de métissage, limité aux mélanges entre races, ou celui de syncrétisme, qui se réfère quasi toujours à des phénomènes de fusion de mouvements religieux ou de symboliques traditionnels. » (Canclini, 2009 : 78-79). Ajoutons aussi, et sans même avoir à répondre sérieusement aux arguments de Taguieff, que l’utilisation de ce concept s’explique avant tout par le fait qu’il place la tension global-local comme site privilégié d’analyse (Kraidy,2005), site qui me semble incontournable pour pouvoir interpréter les données qui me sont disponibles.