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Le pouvoir traditionnel et sa légitimation

Du pouvoir politique traditionnel et de ses fondements

I.5. Le pouvoir traditionnel et sa légitimation

Depuis  l’antiquité  grecque  jusqu’à  l’époque  contemporaine,  certains  philosophes et autres penseurs ont, « à travers les siècles qui les séparent,  une démarche politique commune : celle de justifier le pouvoir absolu et de  légitimer l’autorité politique, que ce soit par le monarque chez Platon, le roi  héréditaire de Bodin, le prince conquérant chez Machiavel, le despote absolu  de Hobbes ou l’Etat rationnel de Hegel »52. En fait, ces différents penseurs justifient le pouvoir absolu d’une part mais  de l’autre ils veulent ce pouvoir « moral », « légal », « rationnel », « éclairé », 

51. Pathé DIAGNE, Pouvoir politique traditionnel en Afrique Occidentale, Présence Africaine, Paris, p. 101.

52. MICHEL RICHARD, Les doctrines du pouvoir politique. Du totalitarisme à la démocratie, Ed. Chronique sociale, Lyon, 1986, p. 15.

c’est‑à‑dire légitime53. C’est autour de différents caractères ci‑haut indiqués  que se conçoit également la légitimation du pouvoir traditionnel.

I.5.1. Le pouvoir traditionnel en tant que pouvoir moral

Le  pouvoir  traditionnel  répond  à  une  obligation  morale,  c’est‑à‑dire  il  s’exerce dans le respect des mœurs, des règles de conduite en usage dans la  société traditionnelle. Il tient compte des valeurs qui règlent la conduite de  la population sous son autorité.

En République Démocratique du Congo, le caractère moral du pouvoir  traditionnel justifie sa pérennité en dépit de la vocation moderniste du pouvoir  étatique.  C’est  au  pouvoir  coutumier  que  recourt  souvent  la  population  dans les milieux ruraux pour régler leurs conflits en dépit de l’existence des  tribunaux de paix dans le pays. Dans les villes et cités, l’arrangement qualifié  « d’amiable » se concrétise dans le respect de la coutume de la famille lésée.  C’est  le  cas  pour  une  grossesse  d’une  célibataire. Dans  la  cité  de  Kenge54 siège  un  tribunal  coutumier.  Par  cité,  il  faut  entendre  le  chef‑lieu  de  Sous‑

Région Rurale ou de Zone Rurale. C’est aussi toute agglomération urbaine à forte  concentration ouvrière et démographique ayant une population de 15.000 habitants  au  moins55.  Ce  tribunal  est  compétent  pour  connaître  les  affaires  civiles  et  coutumières.  Les  affaires  pénales  sont  de  la  compétence  du  tribunal  de  police qui, lui aussi, est un tribunal coutumier fonctionnant aussi niveau du  territoire.

Bien  souvent,  dans  les  chefferies  et  les  groupements,  pour  moraliser  la  justice,  les  greffiers,  les  magistrats  se  trouvant  dans  les  milieux  urbains,  commis aux tâches judiciaires, se font accompagner des juges traditionnels.  Ceux‑ci sont plus imprégnés des mœurs de la population et aptes à proposer  des  sanctions  positives  ou  négatives  à  appliquer  conformément  aux  us  et  coutumes. 

Notons également qu’un pouvoir moral est celui qui cherche le bien de  ses usagers. Jean Lombard note que le commandement de la cité consiste en  un ensemble d’actions et de qualités qui perme/ent d’a/eindre le bien que  poursuit la cité, ici et maintenant56. Le pouvoir traditionnel s’évertua à établir 

53. MICHEL RICHARD, op. cit., p. 18.

54. La cité de Kenge est le chef-lieu du district du Kwango dans la province de Bandundu. 55. Ordonnance-Loi n°82-006 du 25 février 1982 portant organisation territoriale, politique et

administrative de la République, article 147, Journal Officiel n° 6 du 15 mars 1982. 56. LOMBARD, Jean, Aristote : politique et éducation, coll. Education et Philosophie, L’Har-

l’ordre public souvent troublé par la désertion des pouvoirs publics de leurs  tâches régaliennes.

C’est lui qui s’est affirmé avec l’affaiblissement de l’Etat dans les milieux  ruraux  et  même  dans  les  hinterlands  des  villes.  Il  y  a  lieu  d’affirmer  que  le pouvoir traditionnel ne doit pas sa légitimité à l’affaiblissement de l’Etat  «  moderne  »  ;  il  l’était  avant  que  ce  dernier  n’existe  en  R.D.  Congo  et  il  le  demeure malgré lui.

I.5.2. Le pouvoir traditionnel en tant que pouvoir légal

Nous avons démontré suffisamment comment le pouvoir traditionnel est  à  tout  point  de  vue  légal,  c’est‑à‑dire  conforme  à  la  loi,  reconnu,  encadré  par les lois et la constitution du pays. Disons simplement que depuis l’Etat  léopoldien jusqu’à nos jours, – la décennie 1970 exceptée –, quelle que soit  l’administration directe ou indirecte que l’Etat a adopté pour la gestion du  Congo, l’autorité étatique n’a jamais renié le pouvoir traditionnel. La légalité  du pouvoir traditionnel contrairement à sa légitimité n’était pas à priori ; elle  l’est devenue à posteriori avec les actes de reconnaissance et de confirmation de  leurs entités et du pouvoir de leurs chefs par les pouvoirs publics modernes.  Depuis lors, il s’est installé dans sa légalité.

Les  textes  légaux  ont  reconnu  et  intégré  le  pouvoir  traditionnel  dans  la  structure  politico‑administrative  de  l’Etat.  Il  est  également  reconnu  au  détenteur  du  pouvoir  coutumier  le  statut  d’agent  de  l’Etat  par  l’autorité  gouvernementale. 

Le  pouvoir  traditionnel  ne  s’exerce  pas  en  marge  de  la  loi.  Il  est  légal,  partant légitime, en ce que les entités coutumières sont reconnues à travers les  textes légaux. En effet, le décret royal du 6 octobre 1891 l’affirme quand il note  que dans les régions déterminées par le Gouverneur Général, les chefferies  indigènes seront reconnues comme telles, si les chefs ont été confirmés, par  le gouverneur général ou en son nom, dans l’autorité qui lui est a/ribuée par  les coutumes (art.1).

L’investiture  et  la  reconnaissance  gouvernementales  du  chef  coutumier  offrent  davantage  de  légalité  au  pouvoir  traditionnel.  Sa  légitimation  par  la loi est un fait incontestable qui date de plus d’un siècle, c’est‑à‑dire elle  remonte à l’Etat léopoldien, Etat Indépendant du Congo.

I.5.3. Le pouvoir traditionnel en tant que pouvoir rationnel

La  légitimité  fondée  sur  la  raison  s’appuie  notamment  sur  la  théorie  du  contrat  social  d’Hobbes  et  de  Jean  Jacques  Rousseau.  Ce  contrat  ayant  été voulu, il est l’expression de ce/e rationalité politique d’où le souverain  tire sa légitimité.

En effet, « le prince de Hobbes doit gouverner rationnellement, c’est‑à‑dire selon 

les  règles  de  la  raison  et  des  intérêts  des  citoyens,  et  non  pas  en  fonction  de  ses  passions personnelles »57. De ce point de vue, le pouvoir traditionnel est exercé  selon les règles coutumières qui fondent le pouvoir dans une entité donnée.  Ce pouvoir s’exerce dans l’intérêt des populations soumises aux coutumes. Il en découle que les raisons qui poussent les populations régies par les  différentes coutumes à s’y soume/re participent à la légitimation du pou‑ voir traditionnel. Ce sont, en fait, les exigences et les pratiques intrinsèques  de la coutume qui concourent à la légitimation du pouvoir traditionnel. En  d’autres termes, le pouvoir traditionnel doit sa légitimité aux populations  autochtones qu’il régit dans la mesure où celles‑ci l’acceptent.

I.5.4. Le pouvoir traditionnel en tant que pouvoir éclairé

La notion du prince éclairé fut exploitée par Aristote qui dispensait des  enseignements à Alexandre afin de faire de lui un monarque éclairé58. Si la  clairvoyance  s’acquiert  par  l’instruction  pour  le  prince  aristotélicien,  c’est  souvent  le  caractère  mythique  du  pouvoir  coutumier  qui  la  justifie  pour  l’autorité  traditionnelle.  En  effet,  le  mythe  est  construit  pour  exalter  la  vaillance, le courage, la vertu, (…) afin de légitimer l’autorité. 

La conception machiavélienne du prince éclairé est ne/e. En effet, le prince 

éclairé impose sa propre force – vertu, à la force des événements – fortune, par le  biais  des  armes‑  stratégie,  qu’il  doit  traiter  froidement  mais  avec  une  conscience  claire de ce qui est possible, la politique étant l’art et la science du possible mis au  service  du  pouvoir59.  Ce  sont  ces  instruments  :  armes,  fortune  et  talents  qui  fondent la clairvoyance du prince.

Dans ce dessein, le pouvoir coutumier, à l’instar du pouvoir d’État, s’est  construit  son  propre  mythe.  Le  mythe  du  pouvoir  traditionnel  est  aussi  fondé  sur  l’exaltation  des  valeurs  coutumières  symbolisées  par  la  person‑

57. Michel Richard, op. cit., p. 47. 58. LOMBARD, Jean, op. cit., p. 14. 59. LOMBARD, Jean, op. cit., p. 27.

nalisation du pouvoir, la vertu de la palabre, le monolithisme politique qui,  du coup, légitiment le pouvoir traditionnel. Par ailleurs, le temps est un facteur de légitimation du pouvoir. En effet,  l’on estime souvent dans la société actuelle, qu’un pouvoir acquis par la force  notamment par le coup d’État finit par se légitimer, c’est‑à‑dire il finit par  s’exercer, avec le concours du temps, avec le consentement des gouvernés. Le  régime Mobutu et celui de Laurent‑Désiré Kabila sont revélateurs.

Tout  en  croyant  que  le  temps  est  un  facteur  de  légitimation,  nous  adme/ons  cependant  que  lorsque  les  fondements  de  la  légitimité  ont  été  rusés de façon irréparable par l’usurpation du pouvoir traditionnel qui, du  reste, est fondé sur la coutume, les gouvernés se méfient à travers le temps  de ce/e confiscation du pouvoir par l’usurpateur. 

D’ailleurs, l’histoire d’usurpation sera contée à travers le temps comme  celle  d’un  vol  :  l’usurpateur  ne  sera  pas  apte  à  acquérir  l’obéissance  des  gouvernés. Le problème de légitimité lié au temps s’était posé en 1420 à la  couronne en France : « Le roi adopte et désigne comme héritier, par le traité de  Troyes, le roi d’Angleterre. Le Parlement démontra la nullité de cet acte et cassa le  testament, en se fondant sur la légitimité. La coutume seule règle la succession, et  une coutume telle que les lois du roi ne peuvent ni la changer ni l’abroger »60. L’usurpation du pouvoir doit être comprise comme un pouvoir de fait à  verser dans l’usage de la force dans sa conquête. Notons avec Simone Goyard‑ Fabre que la soumission des sujets envers l’autorité légitime est fondée de  jure,  la  puissance  de  l’usurpateur  ne  s’exerce  que  de  facto61.  Ceci  est  vrai  que  dans  les  entités  politico‑administratives  traditionnelles  où  le  pouvoir  s’acquiert au mépris de la coutume qui le justifie ne se légitime pas toujours  à la faveur du temps que l’usurpateur l’aura exercé. D’où la persistance des  conflits de succession au pouvoir dans certaines entités coutumières. De nombreux conflits de succession au pouvoir coutumier – pour cause  d’usurpation ‑ portés au Ministère l’intérieur sont évocateurs d’un pouvoir  de fait non légitime62 .  Le pouvoir coutumier a ses fondements qui le justifient. Ce sont les mœurs,  les usages politiques, la culture et la capacité régulatrice de la coutume. La  terre constitue le substrat matériel qui légitime le pouvoir traditionnel. 

60. ELLUL, J., Histoire des institutions. Le Moyen Age, Tome 3, op. cit., p. 320. 61. GOYARD-FABRE, op. cit., p. 218.

62. Notre passage au cabinet du vice-ministre de l’intérieur en qualité de secrétaire du cabi- net nous a mis devant cette réalité.

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