acteur sur le plan politique national
III.3. Le chef coutumier : l’acteur et ses stratégies de lutte politique
III.3.2. Autres stratégies de lutte politique des autorités traditionnelles
Il est question d’épingler trois autres stratégies qui participent toutes à la lu/e du pouvoir traditionnel. Il s’agit des stratégies de neutralité, du choix entre l’opposition et l’engagement aux côtés du pouvoir établi. Le chef coutumier est tenu d’en opérer le choix ou de les utiliser cumulativement dans la mesure où ces stratégies ne s’opposent pas entre elles.
S’agissant de la neutralité du chef coutumier, celle‑ci demeure une donne importante dans la quête de son statut sur le plan national. En effet, la neutralité des autorités traditionnelles est consacrée par les dispositions de l’article 4 des statuts de l’A.N.T.C. qui dispose : « L’A.N.A.T.C/ASBL
est apolitique. Elle est neutre vis‑à‑vis des partis et des regroupements politiques ainsi qu’à d’autres organisations à coloration politique ».
Le chef coutumier se garde souvent de prendre parti pour un acteur politique « moderne » parmi les nombreux qui se présentent à lui pour
diverses raisons. Notons d’abord que le chef se considère sinon il est considéré comme le père de sa communauté. Celle‑ci peut être un village, un groupement ou une chefferie. Par conséquent, il a des obligations vis‑ à‑vis de ce/e communauté tel un père à l’égard de ses enfants. De ce point de vue, le chef doit protéger sa communauté et la défendre, tant bien que mal, contre tous les dangers internes et externes, visibles et invisibles mais aussi l’obligation de réserve devant des situations qui engagent aussi bien sa personne que son pouvoir. Ce/e obligation de réserve garantit l’action non partisane du chef coutumier.
Comme un père, le chef se refusera donc d’entrer en conflit avec l’un de ses nombreux enfants. Il doit demeurer juste et équilibré, disons neutre pour ne pas froisser un acteur politique moderne que le chef coutumier considère à tout égard comme son fils. Evariste Boshab ne croit pas dans ce/e neutralité des chefs quand il écrit : « lorsqu’ils sont interrogés sur leur
préférence politique ou sur le candidat de leur choix, ils répondent qu’en leur qualité de gardiens du temple, ils doivent protection à tous, car s’ils opèrent un quelconque choix, ils diviseraient la population. Or, ils ont le devoir d’accueillir tout le monde. Ce-e réponse cache mal leur embarras, parce que, finalement, face aux urnes, ils opéreront tout de même un choix »174. Ne nous y trompons pas. La neutralité du chef ne veut pas dire que le chef coutumier est un lâche qui ne sait pas se décider dans une situation de conflit d’intérêts entre les membres de sa communauté. Son indifférence sinon sa neutralité est apparente voire hypocrite car le chef coutumier a, souvent, une préférence parmi les protagonistes de la scène politique. Le chef sait déclencher une campagne insidieuse à travers ses réseaux. La neutralité du chef nous paraît comme une tratégie de diversion dans certains cas afin de ne pas froisser quelques membres de sa communauté au profit d’autres.
Ibanda N’kelenge nous raconte sa mésaventure lors de la campagne électorale des élections législatives du 30 juillet 2006. En effet, Monsieur Ibanda N’kelenge, candidat à la députation nationale ba/ait campagne dans le territoire de Kasongo‑Lunda, à la suite d’un accident de parcours, il est rejoint par un autre candidat, Monsieur Grégoire Mengi dans le village Imwela‑Mbandu dans le groupement Swa Ibanda. Norbert Ibanda N’kelenge qui s’apprêtait à tenir le meeting de sa campagne électorale se fit l’obligation de se concerter avec le nouveau venu, Monsieur Grégoire Mengi qu’il considéra simplement comme son aîné – oubliant qu’il était
174. BOSHAB, E., Pouvoir et droit coutumiers à l’épreuve du temps, Ed. Bruylant-Academia, Louvain- La-Neuve, 2007, P. 82.
aussi son concurrent –, à qui il demanda de prendre la parole le premier. Celui‑ci refusa de prendre la parole et ne parla plus. Il n’avait pas livré au public, dans ce village d’Imwela‑Mbandu, son message de propagande car l’incident se produisit la veille des opérations de vote du 30 juillet 2006. Cependant, le soir même et aux petites heures de la journée des élections le chef de groupement Swa Ibanda donna une consigne de vote en demandant à ses sujets à travers ses crieurs publics « de voter pour le fils du coin, Monsieur Grégoire Mengi, fils de Swa Ingindu ». La consigne fut respectée en dépit du beau discours du candidat Ibanda N’kelenge175. Dans le secteur de Panzi, devant une multitude des candidats, le chef Panzi avait enjoint aux « aventuriers », selon ses propres termes, de ne pas ba/re campagne pour donner la possibilité à Monsieur Emmanuel Kutonda de se faire élire dans le secteur de Panzi et Edouard Wenzi dans le secteur de Mawanga, en territoire de Kasongo‑Lunda.
Dans la chefferie Pelende Nord, le Kyamvu Tsumbi Mwata Mbanza II, mesurant l’enjeu politique des élections législatives du 30 juillet 2006 et comptant sur le poids démographique de sa chefferie n’hésita pas à convoquer, pendant la période de la campagne électorale deux réunions de sensibilisation auxquelles furent invités les vingt‑cinq chefs de groupements de sa chefferie. Au cours de ces réunions, le chef de chefferie Pelende Nord enjoignit aux chefs de groupements de demander à leurs populations respectives, au‑delà du nombre élevé des candidats originaires de sa chefferie, de ne voter que pour Théophile Mbemba Fundu et Matadi Wamba. Ce/e consigne de vote fut respectée dans une large mesure en faveur des deux candidats dans la mesure où ce sont les deux candidats qui avaient recoltés plus des votes dans la chefferie. Mais seul Théophile Mbemba a été élu.
Par ailleurs, la communauté cesse parfois d‘être sectaire – par oppor‑ tunisme ou par nécessité –, avec l’avènement de l’AN.A.T.C.. La commu‑ nauté nationale est politiquement revendiquée par les chefs coutumiers comme un champ d’exercice de son pouvoir. Cela justifie la nécessité, pour les chefs coutumiers, de centrer leurs actions sur les institutions politiques nationales.
Un autre exemple qui montre que la neutralité des chefs coutumiers ne signifie pas absence de préférence est la prise de position de l’actuel Mwant Yav Mushid III, le roi des Lunda, qui brusquement s’est souvenu des liens historiques entre le peuple Lunda du territoire de Kapanga au
175. Propos recueillis auprès de Monsieur Norbert IBANDA N’KELENGE à Kinshasa, le12/08/2006.
Katanga où il règne et les familles régnantes dans le district du Kwango176. En fait, les populations régnantes dans le Kwango sont les conquérants Lunda; c’est le cas de Pelende Nord dans le territoire de Kenge et le Pelende Sud dans le territoire de Kasongo‑Lunda. En effet, du 25 octobre au 30 oc‑ tobre 2006, Mwat Yav a séjourné dans le district du Kwango accompagné de Ibula Mwana Katakanga Jules et de Kabeya Pindi Pasi pour ba/re cam‑ pagne en faveur de Joseph Kabila au second tour des élections présiden‑ tielles du 29 octobre 2006. C’est dire donc que Mwant Yav a manifesté sa préférence entre Jean ‑Pierre Bemba et Joseph Kabila, les deux candidats au second tour.
Disons enfin que la neutralité du chef coutumier face aux jeux et enjeux politiques en tant qu’acteur lui‑même répond à un choix de principe dans la mesure où le chef a aussi ses préférences. Il donne l’impression de jouer à la neutralité tout en sachant que la décision politique lui revient au bout du compte. C’est par stratégie que le chef coutumier joue à la neutralité. Par ailleurs, le chef coutumier peut opérer le choix de l’opposition.
A certains moments, les chefs coutumiers ont été astreints à choisir l’opposition comme stratégie de lu/e face aux tentatives du pouvoir d’Etat de vouloir supprimer leur existence en tant que pouvoir politique.
Pendant les périodes troubles, notamment au cours des années 1963‑ 1964, pendant la rébellion muleliste, il n’était pas rare de rencontrer des chefs coutumiers opposés soit au gouvernement central, soit à la rébellion.
Ce/e opposition se manifestait souvent par le refus de la part du chef à prêter mains fortes au gouvernement ou à la rébellion en le privant, par certaines astuces, des jeunes valides capables de faire la guerre. Soupçonné de soutenir une rébellion, le Kyamvu Mbuya Makabika Zacharie de la chefferie Pelende Nord fut suspendu par le gouvernement central.
Sous le régime de Mobutu, à la suite de la centralisation du pouvoir d’Etat au cours de la décennie 1970 avec l’avènement du M.P. R, Parti‑Etat, le régime Mobutu tenta de fonctionnariser de force le pouvoir coutumier en soume/ant leurs chefs à des affectations purement administratives par mutation comme des fonctionnaires ordinaires au mépris de la nature particulière du pouvoir coutumier. Ces mesures administratives de mutation des chefs coutumiers rencontrèrent l’opposition de tous ces derniers. Elles tombèrent en désuétude suite à l’opposition des chefs traditionnels.
176. En ce qui concerne le peuple Pelende, MATADI WAMBA KAMBA MUTU rappelle ces liens historiques dans son récit Espace Lunda et les Pelende-Khobo, CEEBA, Bandun- du, 1988.
Plus récemment, dans le contexte de la guerre civile ou d’agression, les chefs coutumiers se sont montrés plus que jamais opposés au système de razzia qu’imposa la guerre. Dans les Kivu et le Maniema, par exemple, certains mouvements de résistance Maï‑Maï s’étaient structurés autour des chefs coutumiers qui tiennent, tout au moins, à la défense des terres leurs léguées par leurs ancêtres. Dans ce contexte, ces chefs coutumiers ont été, la plupart de temps, la cible des assaillants. C’est pourquoi, l’on a dénombré l’assassinat de certains chefs coutumiers dans ces territoires du pays.
Rendant compte de l’état des lieux du pouvoir traditionnel, les Baami (pluriel de Mwami) de la province du Sud Kivu regroupés au sein du Collège des Baami du Sud Kivu, COBASKI/ASBL en sigle épinglent les difficultés rencontrées : « les membres du COBASKI ont connu des problèmes pendant les deux dernières guerres. Ils paraissent être les cibles des antagonistes. C’est ainsi que la quasi‑totalité avait été poursuivie et tentée d’être assassinée par les belligérants. (…) Les maisons des Baami ont été profanées, détruites, les bureaux pillés et démolis, les populations dévastées et enfin du triste compte, nous avons perdu trois Baami assassinés lâchement. Il s’agit de Baami Lenghe Kabala, François Bwami Nalwindi et Naluhwindja Philémon »177. L’opposition naît pour diverses raisons liées aux relations entre des individus ou les groupes d’individus. Elle peut aussi naître dans la situation de rapports entre les pouvoirs traditionnel et moderne à la suite d’un mauvais traitement que le détenteur de l’un de ces deux pouvoirs réserverait à l’autre.
Dans la chefferie Pelende Nord, deux Byamvu (pluriel de Kyamvu, Roi) sont entrés en opposition avec l’administration étatique, le Kyamvu Tsangala Kisumba et le Kyamvu Mbuya Makabika Zacharie. Les contours de l’opposition à laquelle ces Byamvu furent obligés méritent d’être expliqués. Nous examinons, à titre illustratif, ces deux cas de figure de l’opposition des chefs coutumiers Pelende au pouvoir étatique. Mais avant cela, nous donnons une brève présentation de la chefferie Pelende Nord. Il est question de fixer le lecteur sur les aspects historique, géographique et démographique de la chefferie Pelende Nord. La chefferie Pelende Nord est l’une des 261 chefferies de la R.D. Congo. Elle est située dans le territoire de Kenge, district du Kwango dans la pro‑ vince de Bandundu à près de 280 kilomètres de Kinshasa, capitale du pays. Elle est traversée par la route nationale n° 2 qui part de Kinshasa et passe par Kikwit pour aboutir à Lubumbashi en passant par les deux Kasaï. Histori‑
177. A.N.A.T.C : Rapport de l’Assemblée Générale extraordinaire et élective tenue au Palais du Peuple de Kinshasa du 06 au 08 février 2004. Annexe XIII, P. 72.
quement, elle est fondée en 1780 par un seigneur Lunda venant de Musum‑ ba, au Katanga, émigré au Kwango, connu sous le nom de Pelende. C’est son nom qu’il donna à son empire et à l’ethnie dominante de cet empire. C’est un empire de conquête des terres occupées autrefois par les Batsamba.
Du point de vue géographique178, les Bapelende sont les principaux habitants de la région comprise entre la Wamba et l’Inzia depuis Kapanga jusqu’à Gabia. C’est une région située entre 5°45 à 4°30 de latitude Sud et 17° à 17°30 de longitude Est.
La chefferie Pelende Nord est un territoire de 6.056 km², plus ou moins le 1/3 de l’ensemble du territoire de Kenge qui s’étend sur une superficie de 18.126 km². La chefferie Pelende Nord est un territoire dont la superficie représente le double du grand duché de Luxembourg (2.586 km²), le ¼ du Rwanda (26.338 km²) et du Burundi (28.000 km²), et le cinquième du royaume de Belgique (30.507 km²).
Les limites sont constituées avec le secteur de Musamba par les rivières Hululu, affluent de la N’say, à l’Est et Muyosi, affluent de la Wamba, à l’Ouest. Les localités frontières à l’Est sont Nzau‑M’situ et Kibunzila. Au Nord, la chefferie Pelende Nord s’étend jusqu’à Gabia, limitrophe au secteur Kolokoso. Elle est aussi limitée par les secteurs de Bukanga‑Lonzo et de Dinga au sud.
La chefferie Pelende Nord est baignée par les rivières Bakali et Khonzi. La rivière Bakali est la plus importante et se je/e dans la rivière Wamba, dans le groupement Swa‑Yamvu non loin de Gabia.
Du point de vue climatique, la saison des pluies débute à la deuxième quinzaine du mois d’août jusqu’au 15 mai. A la saison des pluies succède la grande saison sèche du 15 mai au 15 août de l’année suivante. Enfin, vient la petite saison sèche de plus ou moins deux mois. C’est un pays de collines et de plateaux. La région connaît un climat tempéré et une végétation que lui offre la savane boisée et la forêt de galerie.
La chefferie compte 25 groupements pour une population de 331.491 habitants avec une densité de 55 habitants au km². Ce/e population
178. Les éléments essentiels que nous présentons sous cette rubrique sur la situation géo- graphique sont tirés de L’histoire générale de la chefferie Pelende-Nord présentée par une équipe des chercheurs conduite par E.L. ADRIAENS et DEWIN, J.P., de BEIR, L., que reprennent dans leurs études MATADI WAMBA, BUTANDU MFUMUKANDA et les autres. D’autres données sur la population résidente sont fournies par l’Institut National de la Statistique de la République Démocratique du Congo : TOTAUX DEFINITIFS :
est hétéroclite dont les Bapelende constituent la majorité. On trouve les populations Ngongo, Téké, Hungani et Yansi au Nord ; au Sud‑est habitent les Suku ; les Batsamba, premiers occupants et propriétaires des terres conquises par les Pelende se concentrent au Nord et au Nord‑Est de la chefferie, mais aussi dispersés et même dissimilés dans les différents villages. Khobo, le chef‑lieu de la chefferie est embusqué dans la forêt, à un endroit difficile à conquérir, lieu de l’emplacement de la capitale des Batsamba qui furent vaincus.