acteur sur le plan politique national
III.5. Les jeux des acteurs politiques : la théâtralisation du pouvoir politique traditionnel
III.5.2. La théâtralisation par les chefs coutumiers
Les comportements, les a/itudes et les actes des chefs coutumiers participent aussi à la théâtralisation du pouvoir dont ils sont détenteurs. Il n’est pas rare d’assister à des comportements théâtralisés des autorités traditionnelles modernisées. Nous désignons par autorités traditionnelles modernisées, cet ensemble de chefs coutumiers investis de pouvoir coutumier qu’ils exercent mais happés mieux a/irés par le pouvoir moderne sur le plan national et passent le gros de leur temps à Kinshasa pour exercer les fonctions au sein des institutions politiques nationales particulièrement au parlement.
Depuis les années 1980, certains chefs coutumiers dits « grands chefs » notamment le Nyimi des Bakuba, le M’siri ou Mwami de Bayeke, le Mwant Yav, le roi des Lunda, le chef Kabongo, les Baami du Kivu et les Byamvu du Kwango sont constamment au sein du parlement pour un mandat national. La situation des parlements de transition de 1990 à 2006 est révélatrice de ce/e permanente présence des chefs coutumiers au parlement avec un mandat octroyé. Au fait, le cumul des fonctions traditionnelles et modernes ne se réalise pas sans conséquence pour le chef coutumier. Celui‑ci participe au pouvoir d’Etat, instance de régulation du pouvoir coutumier. Ce/e participation freine les ardeurs des abolitionnistes qui prônent la suppression pure et simple du pouvoir traditionnel comme structure et de son chef comme organe de l’Etat. Etant donné que les chefs coutumiers assistent ou participent à la prise de décisions sur le pouvoir coutumier, ils influent sur elles quant à la place et au rôle de ce pouvoir au sein de l’Etat. Ce/e influence connaît sa consécration avec les dispositions de l’article 207 de la constitution qui institue le pouvoir traditionnel par sa reconnaissance. Cet article dispose : « L’autorité coutumière est reconnue (alinéa 1) ; elle est dévolue conformément à la coutume locale, pour autant que celle‑ci ne soit pas contraire à la Constitution, à la loi, à l’ordre public et aux bonnes mœurs » (alinéa 2). Qui plus est, les chefs coutumiers sont cooptés aux parlements provinciaux et au Sénat suivant les dispositions de l’article 152 de la loi n° 06/006 du 09 mars 2006 portant
organisation des élections présidentielles, législatives, provinciales, urbaines, municipales et locales.
La présence permanente des chefs coutumiers à Kinshasa et leur absence prolongée dans leurs entités traditionnelles ont aussi des effets pervers sur ce pouvoir. Il connaît l’effritement de son prestige dans son milieu et partant sa désacralisation. En effet, l’absence prolongée du chef de son entité démontre à ceux qui sont ancrés dans la coutume qu’ils peuvent vivre sans la présence de leur chef traditionnel qui est considéré comme protecteur contre les dangers visibles et invisibles.
Une autre conséquence de ce/e absence prolongée est la diminution de l’aura mystique du chef sur ses sujets. Il survient un système d’autono‑ misation des sujets vis‑à‑vis du pater. Le mythe du chef tombe. Il n’est pas étonnant de voir Nyimi en tenue de ville à Kinshasa aujourd’hui et demain en tenue coutumière recevant en audience une autorité moderne à Mweka. Est‑ce la théâtralisation par l’accoutrement ? Cela marque aussi une évolu‑ tion de ce pouvoir, s’adaptant aux circonstances. Le vide laissé par les « grands chefs » appelés à assumer les fonctions institutionnelles nationales participe à la montée en puissance des chefs de groupement par rapport aux chefs de chefferie. Auréolés par l’absence des grands chefs, les chefs de groupement revendiquent leur place et leur « grandeur » au sein de l’A.N.A.T.C.. Les chefs de groupement jouent sur leur nombre au sein de ce/e alliance. Ils représentent l’A.N.A.T.C. au sein du parlement au même titre que les grands chefs. Le cas de Mbumba Mabiala du Bas‑Congo est révélateur dans la mesure où celui‑ci a participé à tous les parlements de transition comme représentant des chefs coutumiers. Mbumba Mabiala ne peut être qu’un chef de groupement dans le Bas‑Congo où n’existe aucune chefferie. Sûrement, son expérience dans l’administration du territoire et son niveau intellectuel sont des éléments de son influence. La tendance est à l’équilibrage des forces entre les grands chefs qui sont peu nombreux et les petits chefs représentés par les chefs de groupement qui sont très nombreux. Au fait, nous rangeons sous le label de grands chefs, les chefs des grands empires et royaumes disloqués mais dont le pouvoir résiste (Lunda, Luba, Nyimi, M’siri, …) auxquels nous associons les chefs de chefferie dont le nombre s’élève à 261 chefs contre 5.434 petits
chefs représentant les groupements. Le gonflement de l’importance de chefs de groupement renvoie aussi à la théâtralisation.
Contrairement à la ville province de Kinshasa, dans le district du Kwango la procédure de cooptation prescrite par la C.E.I, fut respectée et les candidatures à la cooptation pour la province de Bandundu furent déposées. Le chef de la chefferie Pelende Nord s’y porta candidat ; le chef de groupement Mwambu, l’un des 25 groupements de sa chefferie Monsieur Kabadi est lui aussi candidat. A l’issue du vote, pour le moins serré, le Kyamvu Tsumbi Mwata Mbanza II fut désigné pour la cooptation à l’Assemblée provinciale de la province de Bandundu avec 22 voix contre 16 voix pour son chef de groupement Kabadi. Malheureusement, il ne sera pas coopté à ce/e assemblée lors de la sélection au chef‑lieu de la province. Le Kyamvu Kasongo Lunda des Bayaka n’a pas été élu ou coopté pour l’Assemblée provinciale de Bandundu au profit d’un chef de groupement de sa chefferie. Le cas de non cooptation de Kyamvu Kasongo Lunda illustre la montée en puissance des petits chefs au détriment des grands chefs.
Une autre forme de théâtralisation du pouvoir traditionnel par les chefs coutumiers eux‑mêmes est l’investiture au pouvoir coutumier des hommes sans qualité, c’est‑à‑dire des hommes qui héréditairement n’ap‑ partiennent pas à la lignée chéfale. Ce sont souvent des hommes politiques modernes qui sont investis. Ces investitures au pouvoir traditionnel des ac‑ teurs politiques modernes se réalisent sous les projecteurs de la télévision. De telles investitures suscitent des questions de fond : à quel pouvoir et en remplacement de qui est investi un politicien vivant à Kinshasa ? Quelle est son entité coutumière pour exercer ce pouvoir ? Combien de fois un chef coutumier doit‑il être investi de ce pouvoir ? Les réponses à ces questions peuvent nous montrer le caractère théâtralisé de ces investitures.
Il s’avère que les acteurs politiques modernes qui se font investir chefs coutumiers ne les sont en remplacement d’aucun chef décédé, démis ou incapable. Aucune vacance de pouvoir n’est déclarée pour justifier l’investiture d’un chef. D’ailleurs, l’on affirme avoir investi un politicien aux fonctions de chef coutumier sans porter des précisions sur la chefferie ou le groupement auxquels cet acteur moderne accède au pouvoir.
L’entité à laquelle le pouvoir de l’acteur moderne est lié demeure non précisée au bout de compte. Le pouvoir coutumier a toujours des liens
avec le sol. Dans la chefferie Pelende Nord, par principe et même en réalité, aucune investiture ne peut être justifiée sans qu’une vacance de pouvoir ne soit déclarée au préalable. Il en est ainsi partout ailleurs. Bien souvent, la théâtralisation par l’investiture au pouvoir politique traditionnel des acteurs politiques modernes se réalise avec le consentement du chef coutumier qui est le responsable de l’entité où l’acte d’investiture théâtralisé s’accomplit. Détenteur des a/ributs du pouvoir coutumier, le vrai chef coutumier ne s’en dessaisit pas au profit de l’acteur politique investi, à la « va vite », au pouvoir traditionnel. Dans ce contexte, des faux a/ributs du pouvoir tradi‑ tionnel peuvent être ainsi confiés au chef moderne « investi » étant donné que les a/ributs vrais sont détenus par le véritable chef coutumier qui ne s’en débarrasse pas au profit du chef théâtralisé. Celui‑ci va se contenter de la queue de la cive/e comme a/ribut sans valeur de pouvoir traditionnel. En effet, le chef coutumier consent à la pratique théâtralisée d’investiture soit par contrainte soit au prix des libéralités lui offertes par celui qui sol‑ licite ce/e investiture soit encore pour bénéficier du soutien politique du demandeur sur le plan national. Il est vrai que les demandeurs résident, pour la majorité, à Kinshasa où sont prises les décisions politiques impor‑ tantes mêmes celles de reconnaissance des chefs coutumiers par le ministre de l’intérieur.
Un autre fait de théâtralisation du pouvoir coutumier est l’investiture multiple d’une même personne à plusieurs pouvoirs traditionnels. Ce fait est l’œuvre des chefs d’Etat en fonction. Il y a lieu de le rappeler pour Mobutu, en effet, dans sa tentative de vouloir devenir le chef coutumier suprême afin de diriger ce qui est devenu l’Alliance Nationale des Autorités Traditionnelles du Congo, il avait obtenu l’investiture au pouvoir coutumier dans les provinces de Bandundu et de l’Equateur ; les provinces du Kasaï et du Katanga la lui avaient refusé. Nguz a Karl I Bond avait fait investir son épouse d’origine Kongo Wivine Landu Kavidi, comme princesse Lunda.
Aujourd’hui, la théâtralisation du pouvoir coutumier par investiture multiple est aussi mise en oeuvre avec Joseph Kabila. En effet, le 07 juin 2006, à Ankoro, Joseph Kabila s’est vu reme/re les « a/ributs du pouvoir traditionnel » faisant de lui un chef coutumier selon les chefs coutumiers du Nord Katanga ayant organisé la cérémonie. Un jour plus tôt à Kamina fut organisé une première investiture similaire de Joseph Kabila au pouvoir coutumier. Le 21 juillet 2006 à Lodja, dans le territoire du même nom en
district de Sankuru, dans la province du Kasaï Oriental eut lieu l’intronisation de Joseph Kabila à un autre pouvoir coutumier213.
Toutes ces cérémonies ne répondent que de la théâtralisation. Ce qui peut être vrai, c’est le fait que l’on ait organisé toutes ces cérémonies pour la remise des fétiches à Joseph Kabila sans faire de lui chef coutumier d’Ankoro, de Kamina ou de Lodja. Le pouvoir magique et sa puissance résideraient dans les choses qui lui ont été données.
Le 06 décembre 2006, à l’occasion de sa prestation de serment constitutionnel au Palais de la Nation à Kinshasa, et comme pour marquer l’hybridation inéluctable entre les pouvoirs moderne et traditionnel, après avoir reçu les insignes de l’Etat moderne lui conféré par la cour suprême de justice, Joseph Kabila reçut immédiatement, devant les témoins venus de tous les coins du monde, les insignes du pouvoir coutumier214. Cet acte symbolique d’hybridation du pouvoir politique en République Démocratique du Congo indique que le pouvoir d’Etat se réfère au pouvoir coutumier dans sa conception, dans sa gestion et dans une certaine mesure dans sa dévolution. L’Etat est devenu le lieu de confrontation des différents pouvoirs et de fragmentation sociale215.
La théâtralisation du pouvoir est un acte conscient des acteurs politiques aussi bien modernes que traditionnels. C’est une stratégie gagnante de conquête de pouvoir moderne par les acteurs politiques traditionnels ; la conquête du pouvoir traditionnel par les acteurs politiques modernes demeure frileuse et fugitive. La théâtralisation du pouvoir, c’est aussi un acte de soumission des certains acteurs politiques modernes au pouvoir coutumier.
Elle est également un acte de mise en confiance, « mise sous tutelle ! » des chefs coutumiers par les acteurs politiques modernes. La théâtralisation est une stratégie gagnante pour toutes les parties à la scène autant qu’elles y croient et s’y conforment. Elle est une pratique qui scelle aussi l’hybridation du pouvoir politique en République Démocratique du Congo. De ce point de vue, Sophia Mappa constate : « L’Etat colonial hérité et conservé après
213. Ces cérémonies furent transmises sur les chaînes de télévision nationales particulière- ment Digital Congo Télévision et la Radio, Télévision Nationale Congolaise, la télévision officielle.
214. Cette cérémonie fut retransmise en direct à la télévision publique nationale congolaise. 215. MAPPA, S., Pouvoirs traditionnels et pouvoir d’Etat en Afrique. L’illusion universaliste,
l’indépendance a été investi par le système traditionnel des obligations hiérarchiques. (…) Les pratiques sociales comme d’ailleurs celles de l’Etat, sont régies par les conceptions traditionnelles en la matière »216.
Les chefs coutumiers comme acteurs du champ politique congolais ont multiplié les stratégies de lu/e du pouvoir traditionnel. Ces stratégies sont nombreuses et diversifiées. Elles tiennent au rôle particulier des chefs coutumiers dans l’organisation de la vie politique notamment leur rôle légal dans l’organisation des élections, le parrainage des candidatures des politiciens modernes par les chefs coutumiers ou l’instrumentalisation de ceux‑ci par ceux‑là, la participation des chefs coutumiers à la conception et l’application de la politique nationale. Ils conçoivent de multiples stratégies de leur lu/e politique et de survie du pouvoir dont ils sont détenteurs. Ce sont des acteurs politiques qui comptent dans la vie politique congolaise où ils sont actifs au sein de l’administration territoriale et au sein des institutions politiques. 216. MAPPA, S., Ibidem, p. 51.