• Aucun résultat trouvé

Le parallélisme : logique de l’isomorphie

Le problème du dualisme

5. Le parallélisme : logique de l’isomorphie

La dernière figure de l’œuvre bachelardienne nous conduit, au terme de ce chapitre, à la considération de l’être humain comme totalité complexe, en dehors de toute hiérarchie ou discrimination évaluative des domaines dans lesquels son être double, soumis aux puissances de la sensibilité et de l’intellectualité, trouve à s’exprimer par un dépassement de la vie commune. Il s’agit de considérer le rationnel et le poétique comme étant d’égale dignité et méritant une égale considération. On aborde ainsi la dimension d’un principe d’accueil différentiel, qui se présente comme un idéal régulateur, un horizon jamais atteint, dont La Psychanalyse du feu entrevoyait déjà la ligne de fuite en affirmant que si « les axes de la science et de la poésie sont d’abord inverses », il s’agit néanmoins « de rendre la science et la poésie complémentaires, de les unir comme deux contraires bien faits »1. Sans insister ici sur ce dernier axe de réflexion, que nous développerons ultérieurement, nous nous conterons de citer un texte lumineux mais peu connu de Bachelard, où celui-ci nous livre une version inattendue des rapports du scientifique et du poétique, à l’occasion des entretiens privés des Rencontres internationales de Genève, déjà évoquées précédemment. Voilà ce que nous propose Bachelard, à la suite d’une question de Jean Lescure, concernant la possibilité d’une communication des destins poétique et scientifique de l’être humain :

La question que vous avez posée est philosophiquement énorme. Ce serait vraiment faire œuvre d’immodestie si on voulait révéler le destin de l’humanité. J’ai pris précisément l’adjectif destinal dans Baudelaire. Il n’est pas courant. J’ai voulu dire que la science avait une vertu destinale, par conséquent, qu’elle était pour un individu vraiment un destin. Quelqu’un qui accomplit une tâche scientifique, au soir de sa vie, peut dire qu’il a suivi, écouté un grand destin. Il aurait pu en entendre d’autres.

Quant à la communication, je ne pense pas en toute sincérité qu’elle puisse avoir les mêmes dimensions dans chacun de nous. Prenons un philosophe, qui est le représentant de la modestie vis-à-vis de la science et vis-à-vis de l’art, il ne peut pas avoir la prétention de brimer le savant et il ne peut pas avoir la prétention de brimer l’artiste ; tout de même, il peut se donner plusieurs joies. Il peut se donner la joie d’être rationnel et presque celle d’être irrationnel. Mais si

1

vous me demandez de mêler les deux voies, c’est là que je vous dis : eh bien, interrogez l’homme de jour et interrogez l’homme de nuit. Quand je vais écouter un concert, quand je vais visiter une galerie, j’ai l’impression que je n’ai plus un raisonnement à faire. Je ne dois pas obliger le peintre, l’artiste, à prendre les valeurs de l’homme de science, mais vous sentez bien que l’humanité réelle a toutes les possibilités et que nous devons être des hommes de plusieurs façons. J’ai toujours dit qu’il était bon pour celui qui pense de venir réjouir ses yeux dans une galerie ; mais alors je fais l’invitation inverse, il serait bon que les artistes se fissent de modestes écoliers ; ils ne comprendraient pas tout, mais ils comprendraient que des hommes s’acharnent à comprendre. Il y aurait une communication d’estime et d’admiration réciproque. J’ai rappelé une phrase de Lamartine dans ma conférence : « Le don d’admirer est bien plus rare que celui de juger ». Nous jugeons trop et nous nous jugeons trop les uns et les autres. Il faudrait vivre dans une estime commune1.

Bachelard défend ainsi, en partant de la prémisse que nous aurions à « être homme de plusieurs façons », qui constitue un postulat ouvert sur la nature humaine, qu’il incomberait à chacun d’assumer cette tâche d’être homme, qui fait de l’existence individuelle un destin. Le problème la plus prégnant de l’œuvre bachelardienne, la préoccupation la plus sourde et la plus persistante disséminée dans l’œuvre, pourrait donc être compris dans le sens de la prise en charge réfléchie et de la coordination heureuse de la bipolarité psychique, non pas d’un point de vue abstrait, dans le but de constituer un système théorique, un modèle anthropologique ou une image générale de l’être humain, mais du point de vue des actes de l’esprit et des comportement du sujet. Non seulement du point de vue de la vie spirituelle et de l’expérience concrète, voire inquiète, de la conscience, mais aussi et surtout du point de vue d’un engagement existentiel. Il s’agit alors bien de se placer du point de vue de l’homme de vingt-quatre heures2, qui constitue l’horizon du problème, son espace de déploiement plus que sa solution, la façon dont cet être double qu’est l’homme, travaillé par une tension interne et une division intime, peut mobiliser des facteurs de consolidation et de coordination de son être pluriel. Comme le souligne La poétique de la rêverie, l’homme ne peut espérer atteindre une synthèse définitive des différentes forces à l’œuvre dans son être, conjurant ainsi par avance toute tentation d’une maîtrise prométhéenne du sujet sur soi, et tout rêve d’une unité définitivement acquise, libérant l’homme de sa finitude :

1 G. Bachelard, « Cinquième entretien privé », in L’homme devant la science, op. cit., pp. 385-386.

2 Cf. ENG, p. 47 : « Si l’on voulait donner à l’ensemble de l’anthropologie ses bases philosophiques ou métaphysiques, il faudrait et il suffirait de décrire un homme dans vingt-quatre heures de sa vie ».

Une fois évincée toute référence à des polarités physiques, le problème de polarité psychologique qui a tant occupé les romantiques restent posé. L’être humain pris aussi bien dans sa réalité profonde que dans sa forte tension de devenir est un être divisé, un être qui se divise à nouveau à peine s’est-il confié un instant à une illusion d’unité. Il se divise puis se réunit. Sur le thème d’animus et d’anima, s’il allait à l’extrême de la division, il deviendrait une grimace de l’homme. […] La bonne nature tend à éliminer ces excès au profit d’un commerce intime, dans une même âme, des puissances d’animus et d’anima1.

On comprend que c’est dans une optique existentielle que se joue le commerce intime des puissances d’animus et d’anima. On touche par-là au « problème de l’agglomération des actes spirituels dispersés et disparates », envisagé dès La dialectique de la durée, dont le premier enjeu est de régler les « ondulations temporelles du psychisme », de « consolider les structures temporelles de la spiritualité », de réorganiser la vie de l’esprit et le tissu temporel de l’âme par l’intermédiaire de pratiques permettant d’instituer des « diversités temporelles bien réglées » et de faire advenir une harmonisation réciproque des rythmes de l’individu. Il s’agit de conjuguer les dimensions rationnelles, affectives et sensibles de l’être humain, sans sacrifier l’une au profit de l’autre ou l’y réduire. Comme le souligne Bachelard : « Pour une détermination complète de l’être humain, il faut donc faire le total d’un être nocturne et d’un être diurne. Il faut essayer de trouver les dynamismes qui vont d’un pôle à l’autre entre songe et pensée »2. Et d’ajouter : « Plus serrée sera la synthèse du nocturne et du diurne en nous, plus alertée sera la rythmanalyse des valeurs nocturnes et des valeurs diurnes et plus fulgurantes et nombreuses seront nos expériences d’éveil et nos expériences de réveil »3. Ainsi, au-delà de la vie spirituelle, un enjeu plus lointain se profile, concernant l’harmonisation des diverses tendances à l’œuvre dans le sujet, et son inscription sensible et intelligible dans le monde, autant de problèmes métaphysiques qui font de Bachelard un authentique philosophe. Car il est question finalement de notre être, et de notre être au monde, dont nous avons à articuler les différents aspects dans un processus d’individuation complexe et inachevé, oscillant entre les phénomènes de croissance de l’être et les risques irréductibles d’éparpillement dans une existence morcelée.

1 PR, pp. 78-79.

2 CAU, pp. 90-92.

3

CHAPITRE 2