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La dialectique de l’intuition et du concept

L’activité dialectique de l’esprit

3. La dialectique de l’intuition et du concept

Afin de prolonger l’analyse des dialectiques du nouvel esprit scientifique, nous allons clarifier le problème de l’intuition tel qu’il se pose dans le contexte de la réflexion de Bachelard sur les processus d’invention, ainsi que de réfléchir sur le statut de l’intuition dans la dynamique inventive de la pensée scientifique. En première approximation, on est tenté d’opposer intuition et concept comme deux modes de connaissance antithétiques, contradictoires, et de conclure à une séparation de la rigueur discursive et de l’évidence intuitive. En termes de logique, la relation serait disjonctive : « le concept ou l’intuition ». Mais la question se pose de savoir si la pensée intuitive implique nécessairement un abandon de la rigueur, et si la pensée discursive a pour conséquence systématique le rejet inconditionnel de toute forme d’intuition. Car il ne suffit pas de poser que l’intuition et le concept sont antithétiques, avec dogmatisme. Il est au contraire nécessaire, pour saisir la pensée scientifique dans ses multiples actions, de déterminer les fonctions respectives de l’intuition et du concept relativement aux problèmes que la science cherche à élucider, ainsi qu’étudier ces questions sur des exemples précis. C’est ce que nous nous proposons de faire dans le cadre de cette question, afin de donner des illustrations détaillée de cette dialectique spéciale de la pensée rationnelle, qui engage une complémentarité possible de la pensée discursive et de la pensée intuitive, de l’analyse et de la synthèse, dans l’horizon d’un couplage entre invention et rigueur. Il va donc s’agir de mettre en évidence, dans leur détail, les fonctions réciproques de la pensée intuitive et de la pensée discursive, afin de souligner le rôle moteur de cette complémentarité pour la pensée scientifique, en examinant dans quelle mesure l’intuition peut jouer un rôle dans la constitution d’une connaissance rigoureuse. Cette enquête permettra de mieux comprendre la « libération intuitive »1 et la « refonte corrélative des intuitions et des concepts »2 évoqués plus haut. L’enjeu est ici de penser la dynamique même de la pensée scientifique, et d’identifier les conditions du progrès des connaissances. Si la science ne procédait que déductivement et analytiquement, il serait difficile de comprendre son dynamisme inventif, et sa capacité à renouveler les modes d’explication des phénomènes, dans la mesure où l’invention semble supposer l’avènement d’une nouveauté imprévisible, alors qu’une méthode logico-déductive se contente de dériver les connaissances des données observationnelles disponibles.

1 PN, p. 104.

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Nous allons maintenant restituer les données du problème. Pour atteindre l’exactitude qui caractérise les connaissances objectives, il paraît nécessaire de quitter le terrain des perceptions immédiates et des intuitions premières, dans le but de développer une connaissance non seulement basée sur des données fiables, mais aussi construite et enchaînée rigoureusement. C’est le sens par exemple de la fameuse distinction entre les qualités premières et les qualités secondes, établie en premier lieu par Galilée, avant Locke. Les données immédiates de la sensation n’étant pas fiables, dans la mesure où elles ne font que traduire les effets d’un objet externe sur les récepteurs sensibles d’un sujet particulier, qui ressent son expérience de manière irréductiblement singulière, il faut pouvoir extraire de la perception des données quantifiables et mesurables, qui seront valables pour les sujets de façon identique et invariable. Ainsi, la sensation de chaleur, éminemment variable selon les individus, doit être abandonnée au profit de la mesure de la température. Selon ce schéma classique, la connaissance objective consiste alors à organiser les données observables au moyen d’outils mathématiques, qui permettront de formaliser les relations à l’œuvre entre les éléments de la nature. Cependant, l’histoire réelle des sciences montre clairement que les savants peuvent être contraints de dialectiser leurs catégories de pensée pour que la connaissance progresse, si cela s’avère nécessaire. Les principes rationnels peuvent être ainsi remis en cause en fonction d’une expérience particulière, révélant les insuffisances de nos modèles explicatifs existants. En ce sens, on a de bonnes raisons de penser qu’il y a une véritable dynamique de la connaissance scientifique, qui se traduit par une rectification corrélative des intuitions et des concepts, et une disposition d’ouverture l’intégration de la nouveauté.

Ces problèmes prennent une tournure spécifique avec la science contemporaine, notamment avec la microphysique, dont Bachelard nous dit qu’elle est production de phénomènes nouveaux qui introduisent une franche rupture dans notre compréhension habituelle du réel. Or dans le contexte de la réflexion sur la physique contemporaine, la question de l’intuition prend chez Bachelard une forme paradoxale. Alors qu’il parle au chapitre V de L'Activité rationaliste de la physique contemporaine de la révolution introduite par Planck par l’inscription du dénombrable (quantum d’énergie) au cœur de phénomènes jusqu’alors situés dans le règne du continu (énergie), Bachelard parle d’une certaine « intuition » de Planck, de même qu’il parle aussi de l’intuition einsteinienne du corpuscule de rayonnement lumineux, à savoir le photon. Il est dans un premier temps étonnant, en raison des critiques adressées avec insistance à la pensée intuitive, de trouver une forme d’intuition à ce stade de la pensée scientifique contemporaine, caractérisé par

l’austérité (beauté ?) abstraite du formalisme mathématique. Mais il est encore plus perturbant de lire quelques lignes plus loin, toujours sous la plume de Bachelard, que la constante de Planck échappe à toute intuition ! Le problème semble épineux et embrouillé, car d’un côté la quantification des phénomènes énergétiques dépend d’une intuition géniale de Planck, alors que d’un autre côté la constante de Planck, qui permet de rationaliser cette quantification, semble échapper à toute forme d’intuition. Tout se passe comme s’il fallait distinguer deux niveaux du problème de l’intuition en science, mettant en jeu deux sens et deux moments de compréhension du rationalisme de l’énergie. De sorte que l’on peut légitimement se demander non seulement si Bachelard, sans le préciser et sans fournir d’explications, ne fait pas jouer ici deux significations distinctes de la notion d’intuition, mais aussi, et peut-être surtout, si l’explicitation de cette différentielle de l’intuition n’engage pas en fait une compréhension plus fine de l’activité inventive de la science. De ce nœud problématique découle toute une série d’interrogations : y a-t-il deux types d’intuition à l’œuvre dans la pensée scientifique, qui nous permettraient de rendre compte de ses mutations brusques et de sa capacité inventive ? Ne doit-on pas distinguer, dans le cadre de la pensée scientifique, une intuition purement de nature empirique et une intuition de nature intellectuelle ? Si tel est le cas, quelle est la légitimité de cette intuition que Bachelard désigne souvent comme nouménale ? Voilà les questions que nous allons tenter d’élucider maintenant, en les resituant dans le contexte global de l’épistémologie historique de Bachelard.

Comme nous l’avons déjà rappelé, un point essentiel de cette épistémologie est l’importance attribuée à l’étude de la formation des idées. C’est toute la dimension de la psychologie de la recherche et de l’histoire des sciences, auxquelles Bachelard accorde une importance capitale dans sa réflexion. L’étude de la formation des idées lui semble toute aussi importante, si ce n’est plus, que l’analyse des idées elles-mêmes, en tant que contenus de connaissance, de même qu’une réflexion sur la formation des connaissances est tout aussi féconde que l’étude des connaissances elles-mêmes en tant que résultats du savoir. Dans « Idéalisme discursif », publié en 1934, Bachelard soutient déjà qu’« aucune idée isolée ne porte en soi la marque de son objectivité. A toute idée il faut adjoindre une histoire psychologique, un processus d’objectivation pour indiquer comment cette idée est parvenue à l’objectivité. Si intuitive que soit l’origine d’une idée, aucune contemplation ne nous livre cette idée d’emblée1. On comprend par-là qu’il faut mettre en évidence une

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nuance décisive pour la compréhension de la connaissance objective, car il n’est pas tant question d’objectivité que d’objectivation. Il s’agit de considérer un processus, pas un état. Pour qu’une idée devienne objective, il est nécessaire que ses données initiales soit réélaborées dans le cadre d’un processus d’abstraction, en fonction d’un certain nombre d’opérations de désensibilisation et d’intellectualisation des données de la perception. Bachelard récuse l’idée de donné, et même si l’origine de l’idée est intuitive, il y aura tout un travail de rectification à opérer sur la forme première de la représentation : l’évidence reçue dans l’intuition devra être reprise et analysée par des preuves discursives, par des moyens objectifs d’étude, y compris la certitude intime du cogito, dont Bachelard récuse à l’encontre de Descartes la dimension de fondement originaire et de vérité première. En sorte que l’objectivité d’une idée résulte d’une activité corrélative du sujet et des objets, et se confirme par une possibilité de réalisation expérimentale. C’est une idée-force de Bachelard, qui cherche un point d’équilibre entre la conception impérialiste du sujet défendue par l’idéalisme, et la conception d’un sujet passif, propre à l’empirisme : le critère d’objectivité est la réalisation phénoménotechnique. On doit donc souligner que pour lui l’activité de connaissance se comprend selon un schème fonctionnel et dialectique, dans le sens d’un dialogue entre les esprits au travail et les phénomènes. C’est dans la relation dialectique du sujet et de l’objet que se comprend le processus d’objectivation. La pensée scientifique requiert un travail, une activité attentive et finalisée des sujets épistémiques, lesquels se conforment dans leur enquête à une méthodologie et des règles impersonnelles. L’esprit scientifique ne s’éclaire pas d’une « lumière naturelle ». Il faudrait même dire que l’objectivité se conquiert, par une transformation corrélative de l’objet d’étude et du sujet étudiant. C’est ce qu’illustre une confidence de Bachelard dans L'Eau et les Rêves, qui est devenue proverbiale :

On ne s’installe pas d’un seul coup dans la connaissance rationnelle […] Rationaliste ? Nous essayons de le devenir, non seulement dans l’ensemble de notre culture, mais dans le détail de nos pensées1.

Mais si l’accession à la pensée objective nécessite une implication du sujet, comment penser cette implication du sujet dans le processus d’objectivation, et selon quelles modalités le sujet de la science accède-t-il concrètement à la pensée objective ? Quelles opérations cognitives sont ici impliquées ?

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C’est à ce niveau qu’il nous faut examiner la nature et le statut de l’intuition immédiate, dans la mesure où c’est en pensant contre les idées primitives données dans l’intuition commune que le sujet peut se déprendre de son expérience première. Or l’implication première du sujet dans le processus d’objectivation est identifiable comme déformation de la psychologie de l’expérience commune. Comme nous l’avons esquissé à propos de la psychanalyse de la connaissance e, le sujet doit déformer sa façon première de penser, afin de s’engager dans un type de pensée spécifique et autonome. Si l’on se réfère à ce que dit Bachelard dans « La richesse d’inférence de la physique mathématique », on voit que pour lui « l’intuition prend toujours la direction de la synthèse, elle comprend en assimilant, elle n’ouvre voie à l’analyse et à la différenciation »1. Le problème de l’intuition immédiate réside ainsi dans sa tendance à l’assimilation, ce qui expose au risque de procéder à des synthèses erronées. L’intuition première favorise une synthèse directe, sans passer la mise en question du phénomène observé. Si on veut préciser maintenant le contexte de cette intuition, afin de montrer en quoi elle constitue un obstacle au processus d’objectivation, il faut souligner qu’il est celui de l’expérience première, qui n’est jamais neutre, d’emblée objective, car les pseudo-objets de la perception sont en fait marqués par des valorisations issues de la subjectivité. Soutenues par une activité valorisante de l’ordre de l’affectivité et de l’inconscient, les idées primitives gagnent une force de conviction propre à bloquer l’évolution du psychisme. La valeur psycho-affective a une véritable action psychologique, car elle déforme le jugement. Et plus la valorisation est forte, plus l’est aussi la déformation du jugement. L’exemple du feu, déjà rencontré, est une figure paroxystique de cette précompréhension des phénomènes par les valorisations affectives. Le feu est toujours un symbole signifiant pour l’esprit soumis aux tendances naturelles de l’inconscient, un symbole de vie ou de mort, de création ou de destruction. Nous sommes alors sous l’emprise d’une séduction première dont il est difficile de se déprendre. Si l’intuition immédiate est vague, du fait de son enracinement dans l’expérience affective, au contraire l’objectivité est liée au détail et à la différenciation. Comme le dit Bachelard :

L’objectivité apparaît au niveau d’un détail, comme une tache sur un tableau. Alors que l’intuition semblait nous donner tout d’un seul regard, la réflexion s’arrête sur une difficulté particulière. Elle objecte une exception.2

1 ENG, p. 114.

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Il fait comprendre par-là que le processus d’objectivation substitue à la pensée naturelle l’analyse minutieuse des détails et des variations décisives pour la compréhension d’un phénomène. Si l’intuition est de bonne foi, la réflexion doute, critique, examine voire contredit les données premières. Bachelard disait dans La Psychanalyse du feu que « loin de s’émerveiller, la pensée objective doit ironiser. Sans cette vigilance malveillante, nous ne prendrons jamais une attitude vraiment objective »1. La conquête de l’objectivité implique donc une forme de conversion rationnelle, dans le cadre de laquelle l’esprit prend acte du caractère illusoire des idées premières, et prend conscience de ses propres erreurs. Car la rectification des erreurs premières, selon Bachelard, ne s’opère que par un processus rigoureux d’analyse et de critique du phénomène immédiat : « Il ne saurait y avoir de vérité

première. Il n’y a que des erreurs premières »2. Néanmoins, pour préciser ces vues et approfondir la réflexion sur l’intuition, il est préférable de se confronter à un problème précis. Nous allons donc maintenant comparer la pensée intuitive et la pensée discursive dans leurs rôles en suivant la réflexion sur l’atomisme, exemple d’autant plus intéressant que l’ouvrage de Bachelard dédié à cette question s’intitule Les Intuitions atomistiques. Dans ce texte, Bachelard explique que son but est de souligner les « traits intuitifs des doctrines atomistiques, de montrer aussi comment une intuition devient un argument, comment enfin un argument cherche une intuition pour s’éclaircir »3, afin de mettre au jour la base intuitive constituant le dénominateur commun des diverses doctrines de l’atome. Il s’agit d’identifier la persistance d’une dialectique des éléments intuitifs et des arguments. Cette nécessité de clarification, de facture didactique et pédagogique, est présentée par Bachelard comme une tâche préliminaire pour comprendre la différence entre la facilité de l’atomisme philosophique et la lente constitution de la science atomistique contemporaine, ce qui implique de classer les intuitions et les arguments ayant joué un rôle dans l’évolution de l’atomisme naïf vers une science aujourd’hui rigoureuse. Mais quelle est la matrice commune des doctrines atomistiques ? La base intuitive de l’atomisme philosophique, selon Bachelard, nous renvoie à l’expérience usuelle des divers phénomènes de la poussière, car ces phénomènes ont une valeur éminemment intuitive. En tant qu’intermédiaire entre le concept de solide et le concept de fluide, ils nous rapprochent d’une intuition directe de la diversité matérielle : l’expérience des solides nous donne la leçon des assemblages et des formes, l’expérience des fluides nous donne la leçon du devenir et des mélanges, alors que

1 PF, p. 12.

2 ETU, p. 79.

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