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Partie II La composante discursive - Le système des puissances surnaturelles dans le Sou shen ji surnaturelles dans le Sou shen ji

Chapitre 6 Les revenants

6.5 Le mariage entre les hommes et les revenantes

Il existe dans les trois chapitres un autre type d’histoires racontant le mariage et l’amour entre les revenants et les hommes. Dans certains cas, il s’agit de deux amoureux

séparés par le destin ou par la volonté de leurs parents et l’âme de la fille morte de chagrin rejoint son bien-aimé dans le monde des vivants. Dans d’autres cas, les histoires commencent par une aventure, une rencontre mystérieuse avec une belle fille dont la vraie nature ne tarde pas à se manifester. Ce genre de relations ne dure pas longtemps puisque « la voie des morts et celle des vivants divergent ». Donc au moment de la séparation, la revenante donne à son bien-aimé un objet de valeur comme témoignage d’amour. Et par cet objet le héros peut être reconnu par les membres familiaux de la fille, ceux qui sont souvent des gens riches et influents et qui vont accorder au héros une bonne carrière officielle ou une fortune considérable. Voyons un exemple :

Xin Daodu, était originaire du Longxi ; en voyage d’étude, il arriva à quatre ou cinq li des murailles de Yongzhou. Il aperçut à proximité une grande demeure ; une jeune fille en habit vert était appuyée sur la porte. Passant devant son huis, il lui demanda s’il pouvait souper. La jeune fille réintégra sa maison pour interroger une femme originaire de Qin qui l’invita à entrer. Du s’empressa de pénétrer dans le gîte. La femme de Qin était assise sur un lit déposé le long du mur occidental. Du déclina son identité et raconta des banalités. Quand il eut terminé, on lui donna le lit placé en face du précédent pour qu’il s’y asseye. Puis, on prépara boissons et dîner.

Quand ils eurent fini de manger, la femme parla à Du en ces termes :

« Je suis la fille du roi Min de Qin ; je fus envoyée pour épouser le seigneur de Gao. Malheureusement, le mariage ne se fit pas en raison du décès de mon promis. Voilà déjà vingt-trois ans qu’il est mort et que je vis seule dans cette demeure. Mon désir est que vous deveniez mon époux, maintenant que vous êtes ici. »

Trois jours et trois nuits passèrent. La femme reprit la parole :

« Vous êtes un homme vivant, moi je suis une revenante ; dans une vie antérieure, nous avons vécu ensemble, nous pouvons cohabiter trois nuits, mais pas éternellement, nous irions droit au désastre. Après avoir passé ensemble deux

ou trois nuits, nous n’avons pas encore tissé entre nous de vrais liens conjugaux. Nous allons nous séparer rapidement. Que vous donnerai-je en gage ? »

Elle lui demanda de prendre une boîte qui se trouvait derrière le lit et de l’ouvrir. Elle y prit un appuie-tête doré qu’elle donna à Du en gage de fidélité. Puis, au moment de se séparer, elle pleura en silence en détournnat la tête. Elle envoya une servante le raccompagner jusqu’au pas de la porte. Ils n’avaient pas fait quelques pas que déjà la maison avait disparu, ne laissant à sa place qu’une tombe. A ce moment, Du s’enfuit précipitamment. Il jeta un coup d’oeil sur l’appuie-tête doré qu’il portait sur lui, celui-ci n’avait subi aucun changement.

Il continua son chemin et arriva dans la principauté de Qin. Il se rendit au marché pour vendre l’appuie-tête. Or, il se trouva que la concubine du roi de Qin qui portait vers l’est aperçut l’appuie-tête doré que Du vendait. Prise d’un doute, elle demanda à l’examiner et questionna son vendeur pour savoir d’où il le tenait. Ce dernier lui rapporta toute l’histoire. En écoutant son récit, la concubine ne put maîtriser des larmes d’affliction. Pour ne plus avoir aucun doute, on envoya des hommes ouvrir la tombe. Ils descellèrent le cercueil, le fouillèrent et l’inspectèrent de fond en comble : seul l’oreiller manquait dans la bière.

En la quittant, Du l’avait regardée en montrant qu’il avait pour elle quelque amitié. Aussi, la concubine royale de Qin commença-t-elle à lui accorder confiance. Elle soupira : « Ma fille était d’une grande sagesse ; elle est morte voilà vingt-trois ans et a pu établir de bonnes relations avec ce vivant. Voilà un vrai gendre. »

On confia alors à Du le titre d’officier général de la cavalerie d’escorte. On lui alloua or, soieries, chars et chevaux, et on le fit revenir dans son pays natal.

Depuis ce temps, on a coutume de nommer les gendres de l’empereur « officiers de la cavalerie d’escorte ». Et aujourd’hui encore, le gendre du souverain commande la cavalerie d’escorte. ( SSJ, p. 201 ; ARE, p. 178 )

Dans ce texte nous pouvons repérer presque tous les mêmes parcours figuratifs présents dans les textes au sujet de la relation amoureuse entre les hommes et les déesses : « la relation conjugale », « séparation de deux amoureux », « états affectifs », « richesse », nous pouvons aussi trouver des parcours figuratifs propres à ce genre d’histoires dépeignant l’amour entre une revenante et un homme. Avec les figures « tombe », « cercueil », « morte vingt-trois ans », nous voyons s’installer le parcours figuratif « milieu des morts ». Nous pouvons donc aisément en tirer l’opposition sémantique /mort/ vs /vie/. Une autre opposition sémantique qu’on peut repérer dans ce texte doit être /affectivité/ (qing 情) vs /désir sexuel/ (yu 慾). Lors de la première rencontre, la femme de Qin ( la revenante ) a proposé le mariage au héros seulement à cause de sa solitude :

« voilà déjà vingt-trois ans que je suis morte et que je vis seule dans cette demeure »,

et en premier temps c’est le désir qui prédomine :

« mon désir est que vous deveniez mon époux, maintenant que vous êtes ici ».

Pourtant, après trois jours et trois nuits partagés ensemble, la femme a évidemment éprouvé de vrais setiments ( si ce n’est pas encore un amour profond ) pour le héros :

« Nous avons passé ensemble seulement trois nuits et n’ont pas eu encore suffisemment de temps pour jouir pleinement de notre belle relation amoureuse »,

« Au moment de se séparer, elle pleura en silence en détournant la tête. Elle envoya une servante le raccompagner jusqu’au pas de la porte ».

Nous avons donc de bonnes raisons pour dire que le degré de l’ « affectivité » a augmenté au fur et à mesur du développement de leur relation. Pourtant, nous avons aussi l’impression que l’opposition entre l’affectivité et le désir sexuel n’est pas tellement

tranchée, et que dans certains contextes particuliers cette opposition peut être mise en cause, puisque la distinction entre l « affection » et le désir n’est pas toujours nette. L’exemple le plus convaincant à ce sujet doit être celui de deux amoureux, pour lesquelles l’affection et le désir reposent toujours l’un dans l’autre, on sent que l’affection et le désir sexuel sont concommitants pour le bien-aimé, et il est difficile de dire si on est désireux grâce à l’affection qu’on éprouve pour l’autre ou inversement. Si nous nous efforçons de tracer une démarcation entre les deux termes, et cherchons à reconnaître le minimum de traits pertinents permettant d’opposer ces deux lexèmes, nous pouvons rapporter l’ « affectivité » au niveau spirituel, émotionnel, et psychologique, et le « désir sexuel » au niveau physique et matériel. Mais nous voyons que ces deux niveaux ne se distinguent eux non plus dans notre texte. D’une part, si on dit que la relation amoureuse entre la femme de Qin et le héros se caractérise tout au début par le « désir », le contenu de ce désir, tel qu’il se trouve explicité dans ce texte, apparaît comme un état complexe. Il est composé de :

a) le besoin d’être accompagnée ( que la femme sentait ayant vécu seule pendant vingt-trois ans)

b) la pulsion sexulle ( n’oublions pas que cette femme est morte vierge parce que « le mariage ne se fit pas en raison du décès de son fiancé »)

Par conséquent, le « désir » de la femme relève en même temps du niveau psychologique ( besoin basique de contacts humains ) et du niveau physique ( pulsion sexuelle ). Et d’autre part si la femme finit par sentir l’affection envers le héros, cette affection se trouve symbolisée par un appuie-tête, qui a apporté à la fin de l’histoire une série de fortunes au héros. Donc l’affection est aussi liée à la richesse matérielle.

Il est vrai que nous avons des difficultés à opposer l ‘ « affectivité » et le « désir sexuel » dans beaucoup de contextes, mais il est aussi indéniable que dans la littérature ancienne chinoise, l’ « affectivité » et le « désir sexuel » s’imposent comme deux thématiques qui s’opposent l’un à l’autre. L’opposition, tenue souvent par les critiques littéraires chinoises, entre le Honglou meng 紅樓夢 et le Jinping mei 金瓶梅, nous en

offre un bon exemple. Et nous voyons aussi dans le Sou shen ji, des contes qui relèvent uniquement du plan du désir sexuel. Voyons un exemple :

A l’époque des Jin, il y avait un lettré du nom de Wang dont la famille habitait la commanderie de Wu. Sur le chemin du retour, il arriva à Qu’e. Comme le soleil se couchait, il conduisit son bateau à une grande digue pour l’armarrer. Sur celle-ci, il aperçut une jeune fille de dix-sept à dix-huit ans. Il l’appela pour passer la nuit.

Au matin, il se défit de son grelot et le lui attacha au poignet. Il la fit suivre jusque chez elle. Dans la maison, pas l’ombre de la jeune fille. Dans la porcherie attenante, on découvrit une truie portant à la patte un grelot d’or.

( SSJ, p. 225, ARE, p. 194 )

Dans cette petite histoire, dans la courte liaison sexuelle entre le lettré et la jeune fille, qui est en fait un esprit de truie, nous voyons plutôt une pulsion animale, au lieu d’une affection entre les amoureux.