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Le culte abusif contre le culte officiel : le revenant contre l’autorité administrative administrative

Partie II La composante discursive - Le système des puissances surnaturelles dans le Sou shen ji surnaturelles dans le Sou shen ji

Chapitre 6 Les revenants

6.3 Le culte abusif contre le culte officiel : le revenant contre l’autorité administrative administrative

Dans les analyses antérieures, nous avons parlé de la déification des morts, et de la même hiérarchisation dans les deux systèmes bureaucratiques, humains et souterrains. Bien que celui-ci soit construit selon l’image de celui-là, il arrive que les deux systèmes se trouvent en conflits. Quels sont alors les rapports entre les fonctionnaires du monde humain et ceux du monde souterrain ? Et quels sont les rapports entre l’administratif et le religieux ? Voyons l’histoire suivante :

Jiang Ziwen, originaire de Guangling, aimait le vin et les femmes, menant sans mesure une vie de frivolité. Souvent, il se disait que, ses os étant purs, il deviendrait un esprit après sa mort. A la fin des Han, il fut préfet de police de Moling. Un jour, il poursuivit des brigands jusqu’au pied du mont Zhong ; il fut frappé au front et blessé par eux. Il dénoua la bande de soie de son sceau et d’en enturbanna. Mais, peu de temps après, il mourut.

Au début du règne du premier roi de Wu, un de ses anciens officiers vit sur la route Wen monté sur un cheval blanc, portant à la main un éventail de plumes blanches, et suivi d’un garde, comme de son vivant. A sa vue, l’officier effrayé prit la fuite. Wen le rettrapa et lui dit : « J’ai charge, en tant qu’esprit de ce territoire, d’en rendre le petit peuple heureux. Vous devez dire aux gens d’élever un temple en mon honneur. Sinon, de grandes calamités surviendront. »

Cet été-là, il y eut une grave épidémie, la population fut prise de panique et beaucoup lui firent des sacrifices discrètement. Wen ordonna aux chamanes et aux invocateurs de transmettre ses paroles au peuple : « J’ai l’intention de commencer à aider le clan Sun, encore faut-il m’élever un temple. Sinon, je provoquerai un autre type de calamité : des nuées d’insectes entreront dans vos oreilles ! »

Peu de temps après, de petits insectes semblables à des taons entrèrent dans les oreilles des gens, qui mouraient, car les médecins ne parvenaient point à les soigner. Une terreur panique s’empara du peuple, mais le souverain Sun Quan n’y prêta aucune créance. De nouveau, Jiang Ziwen ordonna aux chamanes et aux invocateurs : « Si l’on ne m’honore pas par des offrandes, il y aura cette fois pour calamité de gigantesques incendies ! »

Cette année-là, les incendies surgirent de partout, en plusieurs dizaines d’endroits chaque jour. Lorsque le feu atteignit le palais du prince, on considéra que si ce revenant avait un temple où retourner, il ne causerait plus de catastrophes et qu’il fallait donc l’amadouer. Alors, le prince envoya un ambasssadeur pour conférer à Ziwen le titre de marquis de la capitale et celui de colonel des sceaux et

bandes de soie afférents. Un sanctuaire fut construit en leur honneur. Le nom de la montagne Zhong fut changé en celui de « mont Jiang ». Il se trouve actuellement au nord-est de Jiankang. Depuis ce temps-là, les calamités et autres catastrophes cessèrent, car le peuple leur offrit de grande sacrifices.

( SSJ, p. 57 ; ARE, p. 80 )

Effectuons d’abord comme d’habitude l’analyse discursive, en extrayant certains éléments importants sur le plan figuratif. Dans cette courte histoire nous pouvons d’abord repérer aisément un parcours figuratif « carrière officielle » avec les figures :

« préfet de police »,

« poursuivit des brigands »,

« conférer le titre de marquis de la capitale »,

mais puisqu’il s’agit d’un revenant, le héros de l’histoire, sa carrière officielle a été continuée après sa mort, ce qui nous amène vers un autre parcours figuratif « déification d’un mort », avec les figures :

« fut frappé au front et blessé par eux »,

« il mourut »,

« éléver un temple en mon honneur »,

« lui firent des sacrifices discrètement ».

Pourtant, la déification de ce revenant Jiang ne se réalise pas sans prix. Pour montrer sa puissance divine et être vénéré par les hommes, Jiang Ziwen a lancé une série de défis au roi de Wu, le souverain du monde humain, d’où nous pouvons repérer le parcours figuratif nommé « désastre », avec les figures :

« des nuées d’insectes entrèrent dans les oreilles des gens »,

« gigantesques incendies ».

Finalement, c’est l’autorité administrative du monde humain, dont le plus grand représentant le roi de Wu qui a cessé toutes les catastrophes en amadouant Ziwen, la

réconciliation entre le dieu et le pouvoir de l’Etat se manifeste par les figures suivantes :

« ce revenant avait un temple où retourner »,

« conférer à Ziwen le titre de marquis de la capitale et celui de connel du Changshui à son frère cadet », « un sanctuaire fut construit en leur honneur »,

« les calamités et autres catastrophes cessèrent ».

Ces éléments figuratifs dessinent pour nous la relation entre le revenant-esprit Jiang Ziwen et l’autorié administrative représenté par le roi de Wu, une relation d’abord conflictuelle et puis coopérative. En tant que protecteur d’une population, l’autorité administrative doit la garantir de diverses calamités. Dans la première moitié de l’histoire, Jiang Ziwen apparaît surtout comme une menace de la vie sociale et du bonheur du peuple, en causant une série de fléaux terribles. Le roi n’a donc d’autres choix que lui résister. Cette résistance est effectuée par deux raisons : le caractère hostile de ce revenant à l’égard du peuple, et le culte d’ordre « abusif » que ce revenant exige, « abusif », au sens qu’il n’est pas admis par le pouvoir gouvernemental. Jean Levi a écrit dans le

Fonctionnaires divins – politique despotisme et mystique en Chine ancienne :

« Ils (les fonctionnaires civils) interfèrent donc dans la vie religieuse à deux titres : en réprimant les forces anarchiques de la nature et en exerçant une surveillance sur les sacrifices »98.

Dans le cadre religieux ou surnaturel, quand une force représente en même temps la menace de la sécurité du peuple, et est l’objet d’un culte non-surveillé par le gouvernement, cette force-là doit nécessairement être réprimée.

D’ailleurs, le phénomène nommé « culte abusif » ( yinci 淫祠) est très ordinaire dans le domaine de la croyance populaire. Les Chinois anciens ont la tradition de rendre le culte à une variété d’objets et de personnes, considérés comme capables de les protéger et les aider, dignes d’un hommage particulier, ou, comme dans notre cas, susceptibles de nous causer des fléaux, faute de sacrifices. Et si les gens leur dressent des temples et consacrent des sacrifices, ces objets et ces personnes pourront occuper des places quasi-équivalentes des dieux, seulement ils auront une influence moins importante. Le culte abusif est dans la plupart des cas régional et il existe souvent dans une durée courte, en raison de l’utilitarisme des croyants qui ont le culte seulement pour satisfaire leurs voeux ou se protéger de toutes sortes de désastres, et qui construisent les temples et consacrent les sacrifices pour des buts déterminés. Les objets et les personnes de culte varient selon les différentes régions et leurs choix sont souvent subjectifs et hasardeux.

Le culte abusif a souvent pour résultat la consommation démesurée de force humaine et d’argent, c’est pourquoi le gouvernement a toujours tendance à le réprimer, ce qui nous amène à l’autre point remarquable dans le texte : le conflit entre le « dieu à devenir » et l’autorité gouvernementale. Dans notre texte, les trois tours de calamités ( l’épidémie, les petits insectes mortels, les incendies) sont en apparence destinés aux gens ordinaires puisque c’est eux qui en sont les victimes, mais au fond les calamités sont causées pour défier le pouvoir central, le roi de Wu, puisque il ne permet pas d’élever le temple en honneur de Jiang Ziwen. Nous voyons là un thème très développé dans la littérature merveilleuse chinoise : le débat entre les dieux et le pouvoir de l’Etat. Il existe une relation délicate entre les deux ordres. La croyance des dieux est quelquefois mise au service de l’Etat pour maintenir la stabilité et l’harmonie sociales, mais une fois qu’elle est jugée comme susceptible de nuire à la bonne administration et de menacer le pouvoir politique, le gouvernement les élimine sans hésitation pour garantir l’absolue autorité de l’Etat. Il est aussi à noter que malgré les conflits, le mort Jiang Ziwen doit avoir la

reconnaissance sociale ( soit en forme de la construction d’un temple, soit par l’investiture dans un poste mandarinal ) pour devenir un vrai dieu, et que finalement c’est l’autorité administrative ou politique qui a « légalisé » son statut de dieu, en lui accordant une place dans le système officiel :

« Le prince envoya un ambassadeur pour conférer à Ziwen le titre de marquis de la capitale et celui de colonel du Changshui à son frère cadet Zixu ».

Comme l’action de réprimer, celle d’amadouer de la part du gouvernement à l’égard de ces dieux montre bien son effort pour les intégrer dans le système politique. Ainsi se nouent des relations entre les deux bureaucraties, la réelle, celle des hommes, et la fictive, celle des dieux, sur laquelle la bureaucratie réelle a toujours droit de contrôle.