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Partie II La composante discursive - Le système des puissances surnaturelles dans le Sou shen ji surnaturelles dans le Sou shen ji

Chapitre 8 Le rôle du Ciel et le rôle de la vertu

8.2 La divinisation de la piété filiale

Comme nous l’avons montré, sous la dynastie des Zhou, la notion du Ciel est déjà liée à celle de la vertu, puisque la vertu du roi est la garantie de la bienveillance du « souverain » d’en haut. Et quant à la théorie du « tian ren gan ying », elle souligne encore plus la vertu des hommes dont les actes et les réactions du Ciel sont en résonance. Ainsi, il nous semble normal de voir que la vertu a aussi occupé une place particulière dans l’univers du shen dans le Sou shen ji. D’une part, les hommes vertueux, dans certains contextes donnés, peuvent se doter d’un pouvoir magique et se trouvent dans des expériences merveilleuses, d’autre part, les hommes vertueux peuvent aussi être éxonérés des punitions et échapper à divers désastres.

Parmi tous les vertus appréciées dans la culture chinoise, la plus éminente est sûrement la piété filiale ( xiao 孝). C’est pourquoi dans le Sou shen ji ce sont surtout les fils pieux qui deviennent des protagonistes de ces histoires merveilleuses : une disciple de Confucius, Zeng zi 曾子, qui est d’une nature extrêmement pieuse, lorsqu’il voyage, peut sentir le mal au coeur chaque fois que sa mère pense à lui et mord son propre doigt ; un homme nommé Wang Xiang 王祥, est connu pour sa piété filiale, et chaque fois que sa mère veut manger quelquechose, l’objet apparaît magiquement dans sa maison ; un fils pieux nommé Xu Tai 徐泰, a rêvé que le dieu du monde des morts vient l’informer de la mort de son oncle, il implore le dieu en pleurant et le prie de diminuer son propre temps de vie pour prolonger la vie de son oncle. Le dieu, touché par sa piété filiale, finit par les épargner tous les deux.

Pourquoi la vertu de la piété filiale est-elle si importante dans la culture chinoise, au point d’être capable de dépasser la démarcation entre le milieu des vivants et celui des morts, et entre le naturel et le surnaturel ? Dans la partie suivante nous proposons de faire une présentation de la piété filiale pour voir pourquoi elle a laissé une empreinte si profonde dans l’esprit des Chinois et pourquoi elle est en quelque sorte divinisée par les Chinois.

8.2.1 Les contenus essentiels de la piété filiale chinoise

Le confucianisme exerce une influence considérable sur la culture chinoise. Partant du constat qu’ « il n’est pas possible de vivre avec les oiseaux et les bêtes sauvages »119, et qu’il faut donc vivre en bonne société avec ses semblables, Confucius tisse un réseau de valeurs qui consistent à garantir l’harmonie des relations humaines : la relation entre le fils et le père, celle entre le frère aîné et le frère cadet, et celle entre le vassal et le souverain, etc., en s’inspirant de la sagesse ancienne venue des « rites » de la dynastie des Zhou et suivant en même temps ses propres aspirations politiques et sociales. Et il est incontestable que dans ce système des valeurs, la pensée confucianiste met dans une place prioritaire la piété filiale. C’est bien Confucius et ses disciples qui ont introduit celle-ci dans le cadre idéologique des chinois et l’ont interprétée comme la vertu la plus importante :

« 夫孝, 天之经也, 地之义也, 民之行也 »120

(La piété filiale s’impose comme la norme du ciel, le critère de la terre, et la morale de l’homme)121.

Dans la culture traditonnelle chinoise, le ciel, la terre et l’homme sont estimés comme les trois Génies (San cai 三才) qui peuvent représenter à la fois l’univers dans son ensemble ainsi que la force mystérieuse derrière celui-ci, et qui occupent ainsi une place quasi sacrée pour les Chinois. La piété filiale s’est élevée à la hauteur de la vertu des trois Génies et est devenue jusqu’aujourd’hui la première règle à respecter pour un Chinois. Confucius et ses disciples ont aussi enrichi la connotation de la piété filiale en développant une série d’exigences très précises et systématiques dont le but est

119

Cf : Lunyu yizhu 論語译注, op.cit., p.58 :鸟兽不可与同群.

120

Xiaojing yizhu 孝經譯注( Traduction et commentaire du Xiaojing ), Wang Shoukuan 汪受寬, Shanghai 上海, Shanghai guji chubanshe 上海古籍出版社, 2004, p.30.

d’enseigner aux gens les bonnes manières de se conduire pour être un « digne descendant ». Les règles sociales dérivées de la piété filiale marquent la vie des Chinois de son empreinte sous tous les aspects et contribuent beaucoup à façonner le caractère national et le mode de penser, d’agir, et de vivre des Chinois.

La vertu de la piété filiale consiste avant tout à harmoniser la relation entre les enfants et leurs parents. Donc les normes portent d’abord sur la manière dont un enfant doit agir auprès de ses parents. A cet égard, la pensée confucianiste demande en premier lieu aux enfants de manifester un respect sincère et une soumission totale envers leurs parents :

« 孝子之养也, 乐其心, 不违其志 »122

( Un fils pieux, quand il soutient ses parents, doit réjouir leur coeur et ne doit jamais agir contre leurs intentions)123.

Nous avons un terme chinois xiaoshun 孝順, qui illustre le fait que la piété filiale chinoise est étroitement liée à la docilité des enfants (shun 順). Dans la société ancienne chinoise, la désobéissance aux ordres des parents était traitée comme un horrible forfait. Un autre grand penseur confucianiste Mencius date a tenu le même opinion :

« 不得乎亲, 不可以为人 ; 不顺乎亲, 不可以为子 »124

( On ne peut pas être estimé comme un homme si on ne s’entend pas bien avec ses parents ; on ne peut pas être considéré comme un fils si on n’est pas docile aux parents )125.

Le respect à l’égard des parents est un autre élément essentiel qui peut marquer la piété filiale chinoise. Dans le Lun yu 論語 ( Entretiens de Confucius ) il y a un dialogue très célèbre entre Confucius et un de ses disciples Ziyou 子由, où celui-ci consulte son maître au sujet de la piété filiale et la réponse est la suivante :

122

Liji yizhu 禮記譯注, op.cit., p.18.

123

Traduction personnelle

124

Meng zi 孟子, op.cit., p.168.

«今之孝者, 是谓能养. 至于犬马, 皆能有养 ; 不敬,何以别乎 »126 ? ( De nos jours, ceux qui peuvent nourrir leurs parents sont censés garder la piété filiale au coeur. Toutefois, même le chien ou le cheval peut se trouver nourri par quelqu’un. Si ce n’est pas avec une déférence que l’on entretient les parents, comment notre attitude peut-elle se distinguer de l’élevage des animaux ?)127

Ici par une analogie un peu extrême, Confucius a mis l’accent sur la dimension sentimentale et respectueuse de la piété filiale.

Mais il faut souligner que les deux principes, le respect (jing 敬) et la soumission (shun

順), sont loin de se réduire à une affection purement spirituelle. Il ne suffit pas d’

« aimer », ce qui compte le plus, c’est ce qu’on fait dans la pratique. D’où de nombreux préceptes dans les œuvres classiques chinoises qui visent à instruire les gens, d’une façon très minutieuse, comment « respecter » les parents et « se soumettre » à eux , par les petits détails des comportements dans la vie quotidienne. Nous nous contentons ici d’en citer quelques uns :

« 凡为人子之礼, 冬温而夏清, 昏定而晨省 »128

( Pour respecter les rites, un fils doit garantir ses parents du froid en hiver et du chaud en été, il doit aussi faire les salutations d’usage tous les matins et tous les soirs )129.

« 父母之年, 不可不知也. 一则以喜, 一则以忧 »130

( Il faut bien savoir et retenir l’âge des parents, d’une part on doit être heureux pour leur longévité, d’autre part on doit s’inquiéter de leur vieillesse)131.

« 身体发肤, 受之父母, 不敢毁伤, 孝之始也 »132 126 Lun yu 論語, op.cit., p.15. 127 Traduction personnelle. 128

Liji yizhu 禮記譯注, op.cit., p.5.

129 Traduction personnelle. 130 Lun yu 論語, op.cit., p.49. 131 Traduction personnelle. 132

( Les parents nous donnent le corps, la peau et les cheveux, auxquels nous ne devons pas porter atteinte, et là c’est le début de la piété filiale )133.

« 父母在, 不远游 »134

( On ne doit pas faire un voyage vers des terres lointaines si les parents sont encore vivants )135.

On peut voir dans ces préceptes une autorité absolue des parents et un devoir inévitable des enfants. La piété filiale lie étroitement la vie d’un individu à celle de ses parents et de sa famille, sous l’emprise de la piété filiale, un Chinois ne peut réaliser jamais pleinement sa liberté et son indépendance, et ses choix de vie ne peuvent jamais s’échapper aux influences de l’idéal primordial de la vertu de xiao bien ancré dans l’inconscience collective des Chinois.

8.2.2 L’aspect religieux dans la piété filiale

Etymologiquement, le mot « piété » provient du latin « pietas » ou « pietatis » qui signifie le sentiment fervent faisant reconnaître et accomplir tous les devoirs envers les dieux, les parents, la patrie, etc. La traduction en français par le mot « piété » du terme chinois xiao correspond bien à la dimension religieuse dans celui-ci.

Mettant l’homme au centre de ses préoccupations et refusant de parler des esprits, Confucius n’a pas fondé de religion au sens occidental du terme, et encore moins, le culte qui lui a été dédié par la postérité. Les Chinois anciens, surtout les lettrés, avaient une grande dévotion pour lui et pratiquent son « prêche » avec ferveur. La piété filiale est la valeur la plus essentielle dans la pensée confucianiste, elle est en quelque sorte comparable à un dogme religieux. Pendant de nombreuses années, les Chinois anciens

133 Traduction personnelle. 134 Lun yu 論語, op.cit., p.48. 135 Traduction personnelle.

tenaient en haute estime les vingt-quatre exemples de la piété filiale ( er shi si xiao 二十

四孝) dont les personnages témoignent d’un grand amour filial à leurs parents, souvent

d’une façon irrationelle, même insane. Par exemple, un de ces personnges, Ding Lan 丁

蘭 sous la dynastie des Hans, après la mort de ses parents, fabrique leurs status en bois

pour leur rendre un culte. Il les traite comme s’ils étaient vivants. Tous les jours, il leur servait des mets délicieux avant de prendre ses propres repas, il les informe de sa sortie et de son retour, et il les consulte sur toutes les choses. Un aure personnage Guo Ju 郭巨, aussi sous la dynastie des Han, inquiet de sa pauvreté et du manque de nourriture, veut enterrer son fils pour mieux entretenir sa mère. Nous avons encore l’exemple de Yu Qianlou 庾黔娄 qui goûte les excréments de son père pour savoir si celui-ci est malade136, l’exmple de Dong Yong 董永 qui se vend pour assurer les funérailles de son père, l’exemple de Zhu Shouchang 朱壽昌 qui renonce à sa carrière officielle pour rechercher sa mère, etc. Leurs conduites d’une piété filiale poussée à l’extrême témoignent d’un fanatisme religieux.

En effet, sous la dynastie des Han, en 134 avant. J.-C. approximativement, l’empereur Wu des Han a élaboré une série de politiques pour propager le confucianisme et ses doctrines. Il est le premier empereur dans l’histoire chinoise qui ait élevé la piété filiale à la hauteur de « la religion d’Etat ». De nombreux empereurs sous les dynasties suivantes ont choisi la même position. Sous la dynastie des Qing, l’empereur Shunzhi 順

治 et son petit-fils l’empereur Yongzheng 雍正 ont annoté eux-même le Xiao jing 孝經

( Classique de la piété filiale ). Nous avons de bonnes raisons pour dire que les empereurs chinois ont bien gouverné la Chine grâce à l’éducation de la piété filiale qui a la même fonction qu’une religion et qui peut en même temps façonner l’esprit du peuple selon les besoins des détenteurs du pouvoir et réduire dans une grande mesure la possibilité de conflit social.

Pourquoi la piété filiale peut servir de religion pour les Chinois ? Certainement il y en a des raisons plus profondes que ce qu’en disent les lettrés ou les gouvernants. On pourrait trouver la réponse en analysant la psychologie culturelle des Chinois.

Pour un individu, la valeur la plus importante d’une religion réside dans la

136

Selon la médecine chinoise, nous pouvons trouver des indices de l’état de la santé dans les excréments ( la couleur, la forme, l’odeur, le goût, etc. )

consolation et le support spirituels offerts par celle-ci. La raison d’être de la religion repose sur les besoins profonds de l’espèce humaine de transcender les grandes détresses éternelles dans la vie. Sans aucun doute, la détresse la plus terrible est la menace omniprésente de la mort. Une fonction importante de la religion est d’apaiser l’angoisse humaine dans une vie où on s’approche de la mort toutes les secondes. Le grand anthropologue, ethnologue et sociologue polonais Bronisław Kasper Malinowski (1884-1942)137 a écrit à ce sujet dans son livre Sorcellerie, science, religion et mythe : « Uniquement la religion peut accorder à l’être humain la conviction ferme pour la perpétuation de la vie. Grâce à cette conviction, on choisit de survivre bien que l’on soit tourmenté souvent par la peur de la disparition qui écrase l’espoir de la continuation de la vie »138. La théorie du catholicisme concernant le paradis et celle de la réincarnation du bouddhisme consistent toutes les deux à délivrer le commun des mortels de ce joug mortifère. Alors puisque la piété filiale dans la civilisation chinoise a joué un rôle religieux, comment elle a réussi à apaiser la peur de la mort ?

On peut trouver la réponse à partir d’un autre élément essentiel dans le concept de

xiao : la reproduction de la vie et la perpétuation du nom familial :

« 不孝有三,無後為大 »139

( Il y a trois choses qui contreviennent aux règles de la piété filiale, et l’absence de la descendance est la plus impardonnable )140.

De ce précepte connu de tous les Chinois, on peut savoir que l’essence de la piété filiale dotée d’une fonction religieuse réside dans la perpétuation de l’existence familiale. La vie limitée d’un seul membre dans une famille est ainsi capable d’être immortalisée

137

Il est connu pour avoir systématisé la pratique de l'anthropologie de terrain ( le mot « terrain » dans le domaine ethnologique et anthropologique désigne le lieu où on collectionne des données ethnographiques, et l'espace de recherche au contact des populations observées ), et avoir proposé une méthode dite « observation participante » ( c’est-à-dire que le chercheur se déplace sur le terrain de son objet d'étude. Il s'agit souvent d'une tribu, d'une petite société, d'un groupe humain, etc. ) Il reste également célèbre pour sa formulation d'une nouvelle interprétation anthropologique, le fonctionnalisme, qui s'oppose à la fois à l'évolutionnisme et au diffusionnisme.

138

On se refère ici à la version chinoise de ce livre. Kasper Malinowski 马林诺夫斯基(著),Li Anzhai 李安宅(trad.),

Wushu, kexue, zongjiao yu shenhua 巫术﹑科学﹑宗教与神话 ( Sorcellerie, science, religion et mythe ), Shanghai 上

海, Shanghai wenyi chubanshe 上海文艺出版社, 1987, P. 33.

139

Meng zi 孟子, op.cit., p.167.

par la reproduction de la vie de génération en génération. On peut voir ici que la valeur de la vie individuelle se trouve implicitement remplacée par la valeur de la vie familiale et collective, et que la peur de la mort d’un individu est apaisée par l’existence perpétuelle de son nom familial. L’accent mis sur la famille plutôt sur l’individu, démontre d’ailleurs pourquoi les Chinois sous l’emprise de la piété filiale ont une si faible conscience d’eux-même. Dans la Chine ancienne, l’opinion publique n’accorde pas beaucoup d’importances à la vie individuelle en tant que telle, celle-ci ne peut se perpétuer que dans un ensemble collectif. C’est aussi la raison pour laquelle la plupart des Chinois demandent à être ihnumés dans le tombeau de la famille.

On ne peut pas parler de l’aspect religieux dans la piété filiale sans parler d’un autre phénomène culturel chinois en liaison étroite avec le culte de la famille : le culte des ancêtres, qui est un résultat naturel de la déférence des parents. L’activité de rendre hommage aux ancêtres consiste à évoquer la source de notre vie. Les Chinois attachent beaucoup d’importances aux rites sacrificiels et gardent une grande tradition de la cérémonie mortuaire. Les ancêtres symbolisent chez les Chinois une puissance « surnaturelle » qui peut leur apporter bonheur et protection et les garantir de toutes sortes de désastres. On peut voir très clairement que le rôle des dieux dans les religions au sens propre du terme est joué par les parents disparus et les ancêtres dans la « religion » de la piété filiale.

8.2.3 L’aspect politique dans la piété filiale

Au fur et à mesure du développement et de l’enrichissement de la signification de la piété filiale, les empereurs la mirent au service de leurs gouvernances et l’intègrent dans le système politique. Dans la culture chinoise, la politisation du concept de la piété filiale se base sur la métaphore et l’analogie dans laquelle le souverain ou l’empereur est comparé au père et la piété filiale à l’égard du père est comparabe à la fidélité à l’égard du souverain. Le premier chapitre du Xiao jing a bien montré cette analogie :

« 夫孝, 始于事亲, 中于事君, 终于立身 »141

( Un fils pieux doit tout d’abord soigner bien ses parents, puis rendre service à son souverain, et enfin établir son statut social )142.

Il y a trois termes chinois : junfu 君父 (souverain-père), fumu guan 父母官

(parents-mandarins), et zimin 子 民 (fils-peuple), qui peuvent bien démontrer cette

équivalence entre les ouverains et les parents, et entre le peuple et le fils. Sous l’influence des principes de la piété filiale intériorisés, la plupart des Chinois font preuve d’un grand respect et une soumission totale envers le supérieur ou le dirigeant.

D’après les principes du Xaio jing, pour établir son statut social, il faut d’abord rendre service au souverain fidèlement. D’autres œuvres classiques ont aussi soutenu cet avis. Par exemple, on lit dans le Lü Shi Chun Qiu 呂氏春秋:

« 先王之教, 莫荣于孝, 莫显于忠. 忠孝,人君人亲之所甚欲也 ; 显荣, 人子

人臣之所甚愿也 »143。

( Selon l’enseignement des anciens rois, on ne peut se faire honorer qu’en témoignant de la piété filiale, on ne peut se faire distinguer qu’en témoignant de la