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spatiale : une géographie de la démence

Chapitre 2. Des lieux au milieu de vie

2.2 Le décloisonnement des espaces de la vieillesse

L’âge, la maladie ou la situation de handicap ont un impact sur le rapport que l’on entretient avec les espaces qui font notre quotidien. Certains d’entre eux deviennent inaccessibles, redoutés, voire dangereux, alors que d’autres gagnent

12 Voir annexe 1 pour la checklist détaillée Caractéristique de l’environnement public dementia-friendly

Définition

Familiarité (familiarity) L’espace est reconnaissable et facilement compris ; sa forme est hiérarchisée et établie de longue date

Lisibilité (legibility) L’espace est facile à comprendre (où l’on est, où l’on va), avec une signalétique simple, explicite et visible sans éléments ambigus.

Caractère distinctif (distinctiveness) L’espace a des caractéristiques locales et une diversité dans les formes, fonctions, couleurs et matériaux qui lui donnent une identité propre

Accessibilité (accessibility) L’espace permet d’en faire l’usage ; il possède des services locaux connectés les uns aux autres avec des rues larges et sans éléments de rupture

Confort (comfort) L’espace est l’objet d’une expérience appréciée et choisie ; il est calme, accueillant et adapté aux piétons

Sécurité (safety) L’espace ne fait pas peur ; les bâtiments font face à la rue, les vélos sont séparés des piétons, les zones piétonnes sont sans embûches

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en importance. On a fréquemment observé un rétrécissement des espaces de vie avec le vieillissement ou la grande vulnérabilité induite par les maladies qui touchent aux fonctions cognitives (Dyck et al., 2005 ; Duggan et al., 2008 ; Brorsson et al., 2011 ; Margot-Cattin et Kuhne, 2016). Conséquemment, l’environnement institutionnel a longtemps été considéré comme une réponse adéquate aux besoins restreints d’espace. La désinstitutionnalisation a déplacé les frontières de cet environnement au « domicile » dont les formes se sont multipliées. L’approche des spatialités de la vieillesse ancrée dans un dualisme entre la « cellule » institutionnelle et privée masque des problématiques plus complexes, dans et au-delà des périmètres du logement et du lieu de soin. C’est ce qu’appréhende notamment la sociologie de la vieillesse francophone.

Le domicile comme lieu de vie « idéal »

Le domicile est un lieu hautement symbolique pour une majorité des individus (Spini et Hugentobler, 2019) : il procure un sentiment de sécurité, d’intimité, permet l’expression de soi et une vie sociale « sous contrôle » (Masotti, 2019). En d’autres termes, le domicile est le lieu par excellence de la maîtrise que l’on a sur sa vie et ses interactions (Bamford et Bruce, 2000 ; Ennuyer, 2014). Il est « une source de sécurité ontologique » (Spini et Hugentobler, 2019, p. 177). Quand on y a en plus passé des années, il est chargé de souvenirs et permet d’assurer des routines quotidiennes (Masotti, 2019 ; Matter, 2019).

Le domicile est associé aux idées de « réussir son vieillissement » ou de vieillir en restant « autonome » (Balard et Somme, 2011 ; Hugentobler, 2018). Il n’est possible d’y rester qu’à condition de pouvoir y préserver une certaine autonomie d’ailleurs (Déoux et al., 2011). Pour des personnes âgées, il est par conséquent souvent difficile d’être « déracinées » de ce qui s’apparente à un locus amoenus et à un symbole de réussite dans cette étape de leur existence (Lord, 2011). Pour des personnes ayant des troubles cognitifs, ce déracinement peut être d’autant plus difficile que la mémoire à long terme reste longtemps « intacte » par rapport à une mémoire à court terme affectée par la maladie (Burton et Mitchell, 2006).

Ainsi, le maintien d’un environnement familier permet de développer des stratégies face aux « pertes » liées à la maladie (ibid.). Il contribue à se sentir

« comme les autres » (Balard et Somme, 2011, p. 108) et donc à faire face à la différence qu’implique la maladie.

Cet idéal du domicile est renforcé par le fait qu’il constitue dorénavant un « choix » pour des personnes autrefois presque systématiquement mises à l’écart dans des institutions (Ennuyer, 2007). Il est associé à l’indépendance face à une spatialité de la dépendance que serait l’hébergement, minimisant par là même l’importance des autres ressources à la disposition de la personne (Hillcoat-Nallétamby, 2014).

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En ce sens, il est opposé à l’institution où « “on est à la merci de tout le monde” » (Balard, 2010, p. 181) et dont on retarde l’entrée le plus possible (Jaffuel et Renard, 2013 ; Nowik 2014 ; Devaux et Rissel, 2015).

Le maintien à domicile permet ainsi de conserver une estime de soi et de préserver l’identité de l’individu (Milligan et Thomas, 2016), malmenée en institution où l’on doit « s’adapter » (Soom Ammann, 2019). Cependant, le domicile n’est pas garant de relations sociales, en particulier quand on est âgé ou atteint de troubles cognitifs. Pour les personnes qui vivent avec une démence, le logement peut devenir « un refuge où elles s’isolent et se privent de liens sociaux » (Balard et Somme, 2011, p. 114), alors que la maladie est régulièrement source d’éloignement de l’entourage (Taylor, 2008 ; Ngatcha-Ribert, 2012).

En outre, la conception du domicile peut être sujette à des négociations quand cela implique des relations de soin au sein du domicile, voire transforme ce dernier pour ces activités (Conradson, 2003 ; Dyck et al., 2005 ; Wiles, 2005). Le

« domocentrement » résulte d’un besoin de contrôle sur son espace de vie qui, du fait d’une fragilisation, est conséquemment restreint dans son ampleur (Beard et al., 2009 ; Balard, 2010 ; Riom et al., 2018). Comme décrit par Dyck et al. (2005, p. 181), on observe que paradoxalement, plus le domicile privé gagne en importance pour la personne, plus il devient « public ». En d’autres termes, plus la personne devient vulnérable et restreint ses espaces de vie, plus elle a besoin d’interventions externes pour les tâches du quotidien et les soins.

Cette « publicisation » du privé bouleverse les habitudes de vie de la personne, transformant la perception du chez-soi (Masotti, 2019). Cette irruption de l’extériorité dans l’intérieur du domicile peut être vécue comme une véritable effraction, une violation de l’espace personnel voire de son propre corps, comme cela est régulièrement rapporté en milieu hospitalier ou d’hébergement (Sommer, 2003). La « déstructuration de l’espace-temps » du domicile peut faire perdre ses repères à celui ou celle qui y habite, contribuant également à une perte de soi (Dreyer, 2008, p. 172). Pour les personnes atteintes de démence, la perspective d’une perte de maitrise de son domicile est ainsi régulièrement source d’inquiétude (Bamford et Bruce, 2000 ; Balard et Somme, 2011). Pour autant, l’aide à domicile, souvent rejetée au début, finit généralement par être considérée comme une façon de garder une emprise sur son univers quotidien (Masotti, 2019).

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Le visage de l’institution d’hébergement : un lieu de fin de vie où l’on sacrifie son autonomie

L’établissement se présente de plus en plus comme un « lieu de vie » valorisant la vieillesse comme une étape que l’on peut projeter (Anchisi, 2014). Cependant, si l’EMS n’est pas une option de logement obsolète, il reste toutefois une solution de dernier recours en Suisse romande (Soom Ammann, 2019). Il est aujourd’hui avant tout un lieu de prise en charge médicale (Marchand, 2019), lorsque « la colonne vertébrale du maintien à domicile » (Hugentobler et al., 2014, p. 137), soit les aidant-es informels, ne peut l’assurer.

Si le maintien à domicile est un choix, l’entrée en institution l’est aussi. Or la décision d’entrer en institution, qui n’est souvent pas propre à la personne, questionne la façon dont on appréhende le libre arbitre et l’identité de la personne vulnérable (Agich, 2003). Pour certaines populations, la prise en charge institutionnelle à l’heure de la désinstitutionnalisation est doublement douloureuse ; celle-ci marque en effet un temps de stigmatisation validé par un réseau social proche (Jaffuel et Renard, 2013).

Des études ont montré qu’il y a souvent conflit entre des arguments tels que la sécurité et le confort du proche et ceux de la préservation de l’identité de la personne et de son bien-être (Beard et al., 2009 ; Quentin, 2017). La « prise de risque » du maintien à domicile est presque toujours préférable à une « perte d’identité » qui est encore souvent associée à l’entrée en hébergement (Quentin, 2017 ; Serfaty-Garzon, 2018). La qualité de vie et les choix de la personne sont aujourd’hui considérés comme des arguments légitimant un moins grand contrôle sur la vie du vulnérable (Quentin, 2017).

Le fonctionnement des EMS comme la plupart des formes d’institutions totales fait de l’autodétermination de ses résident-es un défi (Soom Ammann et al., 2019), fortement rattaché à l’absence d’une sphère privée :

L’EMS peut être défini comme un espace semi-public dans lequel la vie privée et la vie publique s’interpénètrent et dont les limites deviennent floues.

Même l’espace le plus privé, la chambre individuelle, est une sphère très vulnérable dans laquelle le personnel soignant et d’autres professionnels peuvent entrer à tout moment pour des actes de soins, pénétrant parfois jusque dans l’espace le plus intime, le lit et le corps même de la personne (Soom Ammann, 2019, p. 270).

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Dans le domaine des soins de longue durée, l’institutionnalisation a pris le visage de la personne fragile et mourante, qui a perdu sa dignité, voire son identité (Agich, 2003). Cette image a contribué à fortement dévaluer l’institution (Déoux et al., 2011 ; Höpflinger et al., 2019) et à promouvoir un maintien à domicile synonyme de maintien de l’autonomie (Hugentobler, 2018).

À l’image de l’établissement comme « spectre » (Dreyer, 2008, p. 173),

« mouroir » (Soom Ammann, 2019, p. 267) ou comme « antichambre de la mort » (Déoux et al., 2011, p. 94) synonyme de « mort sociale » (Taylor, 2008, p. 320) s’oppose celle du domicile non pas uniquement comme prolongation de la vie antérieure, mais aussi comme forme de « résistance » à l’institutionnalisation (Kontos, 1998). C’est cette seconde facette surtout qui a contribué à la multiplication des profils du domicile qui n’est plus nécessairement ordinaire (Thalineau, 2014).

Un marché du logement inscrit dans l’entre-deux

Le logement intermédiaire ou alternatif constitue un marché récent et grandissant (Hugentobler et al., 2014), une « fabrique sociale de “nouveaux modes” d’habiter pour personnes âgées » (Thalineau, 2014, p. 12). Selon Laurent Nowik (2014, p. 35), trois critères fondamentaux semblent au moins rassembler ces logements et les distancer du logement ordinaire et de l’institution : ils pérennisent le sentiment de chez-soi par un aménagement adapté et confortable, ils facilitent l’accès à des services et permettent de maintenir ou de recréer du lien social par une vie collective.

Fondé sur un idéal de parcours résidentiel et de « libre choix », il ne s’est pas encore affranchi de la dichotomie domicile-établissement (Cérèse et Eynard, 2014, p. 110) : le logement intermédiaire traduit une tentative d’« introduire le

“domicile” dans “l’hébergement” » (Argoud, 2011, p. 15). Ses promoteurs le décrivent volontairement comme du « logement ordinaire » pour l’opposer à l’établissement (Argoud, 2011 ; 2014). Ses caractéristiques sont souvent présentées en opposition aux « dérives » des institutions « classiques » (Avramito et Hugentobler, 2019), notamment l’anonymat, le déracinement ou l’indifférenciation des espaces (privés/collectifs). Cependant, la prise de distance avec l’institution contribue à « une absence de réflexion gérontologique » (Argoud, 2014, p. 59) qui en fait des « domiciles de substitution, mais qui n’apporteront pas une véritable réponse aux besoins liés au vieillissement » (ibid.).

Des alternatives spécifiques pour les personnes atteintes de troubles cognitifs se sont aussi développées depuis les années 1970 en France, en Allemagne, en

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Suède, au Canada et récemment en Suisse (Avramito et Hugentobler, 2019).

Elles se présentent généralement sous la forme d’appartements communautaires encadrés (ibid.). Elles constituent dans les faits une offre pour les personnes les plus vulnérables, mais ne sont généralement pas une alternative imaginée par ces personnes (ibid., p. 244). Leur origine tient en particulier de l’incompatibilité entre les besoins des personnes atteintes de troubles cognitifs et ceux des autres résident-es d’EMS ou membres d’un foyer.

Si la vocation des « colocations Alzheimer » est de garantir l’autonomie et une vie sociale (ibid.), « l’implication des colocataires et de leurs proches dans la conception et la gestion de la vie quotidienne ainsi que leur participation à la prise de décision y apparaissent limitées » (ibid., p. 246). Dès lors, alors que l’offre intermédiaire « généraliste » omet volontairement le secteur médico-social (Argoud, 2014), celle adressée aux personnes ayant des troubles cognitifs semble, en Suisse du moins, se rapprocher d’une alternative aux lieux de soins

« traditionnels » plus qu’à un espace de vie « comme avant » (Avramito et Hugentobler, 2019).

L’habitat pour dépasser la dichotomie logement-institution

Dans les deux cas, l’inscription dans un entre-deux semble inévitable pour ces

« produits » (Cérèse et Eynard, 2014) d’un « marché » de la vieillesse — la silver economy — (Hugentobler, 2014), soutenu par les élus politiques (Argoud, 2010 ; Avramito et Hugentobler, 2019). Les logements alternatifs se dédouanent ainsi des motifs d’inclusion communautaire par la création d’espaces spécifiques et réservés à certaines populations sur des critères uniques et peu créateurs de lien social (Imrie, 1996b). Ils contribuent par là même à étendre la stigmatisation que l’on attribuait jusque-là à l’entrée en établissement à d’autres formes d’habitat

« pour personnes âgées » (Cérèse et Eynard, 2014, p. 105).

Pourtant, ces alternatives « jouent sur une vision dichotomique opposant l’hébergement, comme lieu d’enfermement spécialisé et ségrégatif, à l’habitat, entendu comme lieu ouvert et intégré à la vie sociale ordinaire » (Argoud, 2014, p. 58). La notion d’habitat participe actuellement à creuser le fossé entre le domicile et le lieu de soin en étant associée au premier dans le référentiel de l’action publique (Argoud, 2011). Pourtant, elle peut contribuer à le combler en s’ouvrant sur leurs environnements respectifs (ibid.).

Que ce soit à domicile (Dreyer, 2008 ; Höpflinger et al., 2019) ou dans le cadre institutionnel (Guilley, 2005 ; Duggan et al., 2008), la satisfaction du « lieu de vie » s’étend à l’environnement résidentiel. Rester à la maison, ou dans un espace qui s’y apparente revient souvent à faire face à un « shrinking world » lorsque des

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troubles cognitifs se manifestent (Duggan et al., 2008). Lorsque cette logique aboutit à la restriction au seul domicile, elle s’accompagne de problématiques particulières (isolement social, manque d’activité physique, perte d’autonomie) qui ont de lourdes conséquences sur la santé physique et psychique de la personne et sur l’accélération des symptômes de la maladie (Day et al., 2000 ; Sheehan et al., 2006 ; Duggan et al., 2008 ; Brorsson et al., 2011).

Dès lors, « aménager le lieu de vie, le chez-soi, ne doit pas avoir pour résultat de constituer une île accessible au milieu d’un océan d’obstacles » (Dreyer, 2008, p.183). L’habitat permet notamment de mieux tolérer les changements dans l’environnement physique et social du lieu de domicile, ordinaire ou institutionnel (Argoud, 2011). Il reste rattaché à la quotidienneté et à la routine qui donnent un sentiment de maîtrise de soi (Balard, 2010). Il contribue à se sentir, « comme tout le monde » dans un chez-soi protecteur, mais aussi fait de liens sociaux (Balard et Somme, 2011) ; dès lors, « faire que l’habitat reste ordinaire apparaît comme un impératif au maintien de l’autonomie au domicile » (ibid., p. 118).