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Décrire, analyser, opérationnaliser : schéma d’une thèse hybride thèse hybride

des troubles cognitifs

Chapitre 5. Choix et contraintes d’une recherche construite dans la pratique construite dans la pratique

5.4 Décrire, analyser, opérationnaliser : schéma d’une thèse hybride thèse hybride

Six années se sont écoulées depuis le début de cette recherche jusqu’à son aboutissement. Six années durant lesquelles énormément d’informations ont été collectées et analysées et à partir desquelles il a fallu faire des choix de restitution.

Ceux-ci répondent à des ambitions personnelles, à des attentes collectives et à des impératifs scientifiques. Ce que Schwartz (1993) a appelé « l’empirisme irréductible » des sciences sociales, autrement dit que « toute étude sociale doit s’éprouver au contact du monde, à travers la collation, le déploiement et l’exploitation de matériaux de diverses natures » (Bosa, 2011, p. 123) s’est traduit par une entrée rapide sur « le terrain » qui s’est construit en parallèle des fondements théoriques qui permettent de l’interpréter (Passeron, 2006).

S’agissant d’un sujet d’actualité qui change le paysage quotidien des personnes atteintes de troubles cognitifs, l’enjeu a également reposé sur la juste mesure entre « ce qui sert à la science » et « ce qui sert à la pratique ».

Ainsi, l’approche théorique des premiers chapitres et celle qui accompagne l’analyse empirique peuvent être en partie considérées comme une théorie ancrée (« grounded theory » telle que définie par Glaser et Strauss, 196730) qui a été consolidée par la situation de terrain. Elle a servi à formuler des énoncés qui se rapprochent plus du postulat que de l’hypothèse (cf introduction). Le

« matériau » récolté sur le terrain est rapporté en deux temps : un premier essentiellement descriptif qui sert à comprendre une situation (mais aussi à la diagnostiquer) et un deuxième d’analyse critique qui en interprète les principaux résultats et se sert de leur particularité pour les inscrire dans un champ de réflexion plus global. Finalement, si son utilité première est de permettre de porter un regard critique sur un système qui, notamment par la production d’espaces normalisés ou exclusifs, met à mal le vivre-ensemble, ce matériau a aussi, comme je l’ai expliqué précédemment (cf. section 4.1.4), pour finalité de contribuer à une réflexion sur le « mieux faire » la ville, développée dans la conclusion.

Décrire sans hypothèses : une herméneutique des pratiques Les chapitres 7, 8 et 10 sont des chapitres essentiellement descriptifs exposant des observations qui n’ont pas fait l’objet d’hypothèses préalables. Pour en saisir

30 Même si, à ses origines, il apparait que l’approche inductive de la méthodologie de la théorie enracinée ait pour finalité principale « la théorisation et non la description des phénomènes étudiés » (Guillemette et Luckerhoff, 2015, p. 5), alors qu’ici, il s’agit plutôt de saisir des problématiques complexes et de renforcer leur impact sur la pratique par rapport aux approches proposées jusque-là (Jacques et al., 2015)

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la nature, j’emprunte ici le propos de Paul Veyne dans l’ouvrage Comment on écrit l’histoire (1971). Comme une photographie dont on souhaite en premier lieu examiner l’ensemble avant d’en interpréter certains éléments spécifiques, ce format découle d’une volonté de ne pas « tailler un problème sur mesure » (Veyne, 1971, p. 228), mais de le faire émerger au travers de la compréhension de la totalité de « l’intrigue » choisie (ibid.). Ces « descriptions compréhensives » (ibid., p. 348) se distinguent selon Paul Veyne des lois permettant d’établir un ordre des faits et ayant pour vocation d’expliquer, qui seraient propres aux

« sciences » desquelles l’auteur exclut les sciences sociales. En s’abstenant de construire un problème au préalable, elles permettent de faire comprendre ou d’expliciter.

Cependant, elles n’explicitent pas tout, mais résultent bien d’une triple dynamique : premièrement, la composition d’une « intrigue », ou du moins l’existence préalable d’un sujet en oriente le contenu qui apparaît comme un découpage tel qu’on « a choisi de le faire être » (Veyne, 1971, p. 62). La description est donc sélective. En outre, elle est subjective : son auteur prête un sens à l’intrigue (ibid., p. 127) qui en orientera à son tour le contenu et la forme, notamment l’importance donnée à certains « événements » plus qu’à d’autres.

Finalement, elle est tributaire des ressources : de celles permettant de construire le sujet (documents, acteurs/trices), de celles propres à la recherche (temps, moyens) et de celles du/de la chercheur/euse (compétences, connaissances).

Les descriptions de ces trois chapitres se détachent de ce que Paul Veyne applique à l’histoire sur deux points fondamentaux : le premier est qu’elles ne s’appuient pas sur une page de l’histoire dont on décrit des événements « du passé », mais à des processus contemporains qui supposent une construction dans le temps, un ancrage dans l’actualité et une vision prospective. Si

« l’intrigue » a en quelque sorte fait l’objet d’une photographie à un moment donné (le temps d’une thèse), elle doit être considérée comme une histoire (où étions-nous avant ?), un état des lieux (où en sommes-étions-nous maintenant ?) et une ouverture (où allons-nous ?). Elle s’inscrit dans l’inachevé et la fin de la description ne constitue pas, comme pour la description du passé, la fin des événements. En ce sens, elle ne restitue pas des faits, mais implique de s’y confronter directement et donc aussi de se les approprier (Bosa, 2011, p. 126).

Le second concerne sa vocation : à celle de « faire comprendre » l’histoire ou en l’occurrence un dispositif et sa construction s’additionne celle de faire un « état des lieux » qui par définition se distingue de l’approche purement descriptive.

L’identification de forces et faiblesses au travers d’une description fait entrer cette dernière dans l’analyse et l’ancre dans une démarche scientifique. L’état des lieux

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permet en effet d’offrir une première interprétation des éléments décrits tout en s’affranchissant des hypothèses qui en orienteraient probablement la nature. Il est aussi la meilleure forme pour satisfaire une exigence de départ : celle de pouvoir offrir aux acteurs/trices « de terrain » une vue d’ensemble inédite et aisément mobilisable dans leur pratique.

Analyser après la description : dé-singularisation des faits observés Aux chapitres diagnostics essentiellement descriptifs se rattachent deux chapitres plus traditionnellement « scientifiques », respectivement le chapitre 9 et le chapitre 11. C’est du moins une différence qui se rapproche du propos développé par Paul Veyne, ce dernier n’étant pas moins convaincu que les sciences sociales sont confrontées aux mêmes problématiques que l’histoire. Dans ce cas, le fait que « l’histoire ne s’intéresse pas à la singularité des événements individuels, mais à leur spécificité » (Veyne, 1971, p. 50) serait également caractéristique d’une recherche en sciences sociales et légitimerait que les faits observés et décrits soient systématiquement confrontés à une analyse. Cependant, contrairement à ce que semble sous-entendre l’auteur, celle-ci ne sert pas uniquement à mettre de l’ordre dans les faits étudiés, car elle retomberait sur

« des interprétations […] toujours approximatives et flottantes » (Bosa, 2011, p.

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Au contraire, le piège de la « sur-théorisation » dans l’analyse doit également être évité. La théorie et ses concepts sont un moyen de « permettre une plus grande intelligibilité des faits observés » (ibid., p. 137) et non une fin en soi. Dans le cas contraire, ils rendraient les faits anecdotiques, voire construits pour satisfaire la théorie que l’on souhaite soutenir et « autonomiser », au détriment du « contexte singulier des faits étudiés » (ibid.). Dès lors, une analyse des faits décrits mobilise des concepts qui

doivent permettre tout à la fois, de respecter la singularité des faits étudiés (puisque, considérés dans tous leurs détails, ces derniers ne se confondent avec aucun autre et qu’ils ne se reproduiront pas). Et, dans le même temps, de les “dé-singulariser”, en soulignant ce qu’ils ont en commun avec d’autres d’une même catégorie (ibid., p. 141).

Alors que théorie et empirisme se co-construisent et s’alimentent mutuellement, les chapitres d’analyse sont le fruit de ce système de dépendance.

In fine, les chapitres d’analyse ont donc vocation à « mettre en œuvre une théorie implicite de ce qu’ils décrivent » (ibid., p. 133) ou de ce qui a été précédemment

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décrit, car « comme le soulignait bien Paul Veyne […], “qui n’a pas de théorie a ses préjugés” » (ibid.). Ils permettent de prendre une distance analytique avec une réalité « d’urgence » politique et sociétale qui, dans le feu de l’action, ne remet que rarement en question ses propres fondements. Les forces et faiblesses identifiées dans les diagnostics s’inscrivent dans un contexte théorique qui leur apporte un nouvel éclairage. Ce dernier met en évidence comment des faits situés dans le temps et l’espace s’inscrivent dans une dynamique plus globale. Il y décèle des problématiques qui ne sont pas propres qu’aux faits observés, mais aussi à leur rapport au monde actuel et à ses mécanismes. L’analyse est ancrée dans la réalité du présent et se projette dans l’avenir — si la description sert à comprendre, l’analyse sert à interpréter.

Affirmer l’engagement par des axes de réflexion future

Les descriptions et leurs interprétations forment conjointement une grande partie de cette thèse. D’aucuns pourraient alors lui reprocher de porter un regard cru sur une situation inéluctable, qu’elle décrit et critique sans y apporter de solutions. Il est une certitude : il serait irréaliste de prétendre apporter une « réponse » aux problématiques identifiées et cette tentative serait dangereuse puisqu’elle se détacherait de la réalité pour se positionner comme une forme d’expertise incontestable. Ce n’est pas là l’utilité ni la vocation d’une recherche : « [a]ucune science ne peut répondre à des questions de valeur : la science fournit des informations, pas des conseils » (Sommer, 2003, p. 118). Pourtant, la proximité avec « le terrain » et ses acteurs/trices ainsi que les attentes exprimées me laissaient le sentiment d’une certaine insatisfaction sans la proposition de pistes de réflexion pour aller vers « le mieux ». Comment alors s’inscrire dans un paradigme émancipatoire sans toutefois céder à la tendance universalisante des recherches qui proposent des « solutions » ?

La forme qui a finalement semblé s’y prêter le plus adéquatement est celle de la l’intégration de pistes de réflexion à l’analyse. Celles-ci sont reprises sous la forme de grands messages en conclusion, étayés en annexe31. Elles s’inscrivent dans la continuité de ce qui a été révélé dans l’analyse critique et invite les acteurs/trices de la pratique à se positionner dans un paradigme émancipatoire plutôt que de quantifier l’évolution souhaitable ou de lui attribuer des caractéristiques qualitatives de toute évidence abstraites — dès lors qu’elles ne se rattachent pas à un projet spécifique dont on a identifié les tenants et aboutissants. Pour ce faire, les modalités de production de ces « grands messages » diffèrent des précédentes : à un enchaînement d’étapes relativement

31 Voir annexe 4 pour la fiche détaillée des grands messages

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habituelles dont les résultats s’imbriquent dans des chapitres complémentaires se substitue une production par étapes superposées : celles-ci se différencient plus difficilement et semblent plutôt former un tout. C’est notamment la construction

« en équipe » qui veut cela : mon rôle tient dans la coordination de l’ensemble et dans sa restitution, mais le « produit » est collectif.

Les motifs de ces grands messages sont également différents de ceux des parties III et IV, quoiqu’ils en soient une continuité. En s’inscrivant dans une géographie portant à la fois sur une vision critique de la production de différence par l’espace et sur la volonté de contribuer à une évolution positive pour les personnes que l’espace marginalise, ils se servent de la critique pour développer des axes de réflexion future. Cependant, ils en sont aussi détachés, en ce sens qu’ils ne répondent pas qu’à des objectifs scientifiques — sans porter l’ambition de contribuer au changement, j’espère néanmoins qu’ils pourront servir de complément, voire d’ouverture dans des débats d’avenir menés par et dans les milieux de la pratique du prendre soin.

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Chapitre 6. Inventorier, interroger, observer :