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POLITIQUE ENVIRONNEMENTALE ET CHANGEMENT TECHNIQUE

II. La contrainte environnementale dans les théories évolutionnistes du changement technique

II.1. Le cadre analytique des théories évolutionnistes

Considérées par les auteurs évolutionnistes comme fondatrices de leur pensée, les analyses de Schumpeter (1934) appréhendent le processus de développement technologique en trois phases principales : l’invention, qui consiste en la production d’idées ou de connaissances nouvelles et en la première démonstration de la faisabilité de la nouvelle solution proposée ; l’innovation, qui est effectivement commercialisée (produit) ou mise en œuvre (procédé) ; et la diffusion, c’est-à-dire l’adoption de l’innovation à grande échelle ou par une large population d’agents, phase finale et déterminante du processus de changement technique et test révélant si l’innovation peut créer une niche ou supplanter les méthodes ou produits existants. Dans ces analyses, les entrepreneurs sont motivés par le pouvoir de marché temporaire créé par une innovation réussie de produit ou de procédé et introduisent par conséquent régulièrement de telles innovations. Les innovateurs tirent profit de leur action jusqu’à ce que de nouveaux innovateurs acquièrent à leur tour leur pouvoir de marché dans un

processus continu nommé par l’auteur « creatrice destruction ». L’objet de la théorie économique de l’innovation est d’insérer ces différents concepts dans le cadre général de l’économie et de déterminer les mécanismes économiques qui les sous tendent, tout en identifiant les relations qu’ils entretiennent avec les grandeurs économiques.

Les théories évolutionnistes rendent explicites la technologie et les institutions pour étudier le changement technologique et la croissance. Dans ces modèles, le changement est largement endogène au système au sens où il est sensible à des stimulants économiques. La volonté de auteurs consiste à ne pas exclure la dynamique de création technique et d’innovation du champ de l’économie, ou de la maintenir dans une « boîte noire » pour n’étudier uniquement que ce qui y entre ou en sort. Les travaux de Nelson et Winter (1982) constituent l’une des principales sources d’inspiration de ces modèles. Bien que cette catégorie renferme de nombreux modèles et théories distincts, les six caractéristiques suivantes figurent parmi celles qui les fédèrent.

a. la non maximisation

Les théories évolutionnistes abandonnent en général l’hypothèse néoclassique de maximisation. Elles considèrent que l’incertitude est inhérente au processus du changement technologique endogène ; toute activité innovatrice renfermant un élément d’incertitude radicale. En conséquence, des investissements importants sont parfois réalisés sans résultat positif, tandis que des dépenses modestes engendrent dans d’autres cas de très bons résultats. De plus, la recherche de progrès technologique mène souvent à des débouchés imprévus.

La présence de cette incertitude signifie que les agents sont souvent incapables d’assigner des probabilités à différents états futurs pour réaliser une analyse de risque telle que présentée précédemment. De ce point de vue, les évolutionnistes se situent en rationalité limitée des acteurs économiques. Leur comportement évolue dans le temps via un processus d’apprentissage. L’apprentissage est cumulatif, dans le sens où les expériences répétées enrichissent le savoir faire des agents (Montaigne, 1997). Cette connaissance issue de l’apprentissage s’incorpore ensuite dans des « routines » statiques, en reproduisant les pratiques antérieures (idée de conservation), ou dynamiques si elles sont orientées vers de nouveaux apprentissages. La conséquence de l’incertitude radicale est que deux personnes,

ayant les mêmes goûts et possédant le même ensemble limité d’informations pertinentes, peuvent aboutir à des choix différents alors qu’elles étaient placées devant le même choix.

b. l’absence d’un équilibre unique

L’hypothèse selon laquelle les entreprises à la recherche de percées technologiques nouvelles avancent à tâtons dans un contexte d’incertitude entraîne l’absence d’un équilibre unique qui maximise le bien-être. Certaines formulations du comportement qui en découlent engendrent des équilibres ponctués : les périodes de stabilité sont entrecoupées de changements soudains dont on peut prédire ni la nature, ni le moment. D’autres n’engendrent aucun équilibre, mais seulement un changement perpétuel. Ici, la théorie de l’équilibre ne peut être appliquée. Comme le souligne Arthur (Arthur, 1989), la perspective classique selon laquelle l’équilibre atteint est le « meilleur » résultat possible, c’est-à-dire correspondant à une allocation optimale des ressources, est considéré par les évolutionnistes comme une perspective irréaliste puisqu’elle repose sur l’hypothèse des rendements décroissants. A l’inverse, l’auteur avance que dans de nombreux secteurs économiques, l’existence de rétroactions positives est source de rendements croissants. Ceux-ci apparaissent notamment par le biais de l’expérience acquise dans la fabrication d’un produit ou encore par le passage de sa fabrication en grande série qui induisent l’augmentation des rendements. Or, les théories décrivant les marchés à rendements croissants ne peuvent être statiques et déterministes ; le recours à une théorie probabiliste et non linéaire est nécessaire et mène à l’identification de plusieurs ensembles de points fixes contredisant l’existence d’un équilibre unique.

c. la technologie rendue explicite

Contrairement à la « boîte noire » technologique de la théorie néoclassique, les théories évolutionnistes tiennent explicitement compte de la structure détaillée de la technologie. Le patrimoine technologique n’est pas représenté ici par un simple catalogue des techniques, mais par ce que Nelson et Winter (Nelson et Winter, 1982) appellent la « base de

connaissance » (knowledge base). A un instant donné, il est constitué d’une part de

l’ensemble des technologies couramment utilisées et d’autre part de l’ ensemble des options (ou opportunités) technologiques. Ce réservoir d’options évolue dans le temps : il est alimenté par la création de nouveaux savoirs techniques qui viennent remplacer les technologies

abandonnées (Willinger et Zuscovitch, 1993). La technologie est définie comme « un bien capital distinct et autonome sur le plan matériel qui peut être utilisé pour produire un bien utile » (Lipsey et al., 1998). Elle comporte des liens complexes tant à l’intérieur que vers l’extérieur, selon un modèle fractal :

- chaque technologie possède des éléments différenciés ayant des relations spécifiques

entre eux : c’est ce que l’on appelle la « composition » de la technologie. Chacune de ses sous-technologies (comme la carte mère pour un ordinateur) peut elle-même être constituée de sous-sous technologies, … etc. La nature fractale de la composition d’un ordinateur se retrouve pratiquement dans tous les biens de capital, mais aussi dans les biens de consommations durables (voitures, réfrigérateurs…).

- en regardant vers l’extérieur cette fois, les technologies sont habituellement

regroupées en « systèmes technologiques ». Ce sont des ensembles de deux ou plusieurs technologies qui « coopèrent » pour produire une gamme de biens ou de services connexes. De plus, ces structures se chevauchent au sens où un sous-ensemble de technologies servant à produire le bien A est utilisé, conjointement à d’autres, pour produire le bien B, et ainsi de suite.

Ainsi, la technologie générale d’une économie est un ensemble de technologies intégrées qui s’emboîtent les unes dans les autres. On retrouve un réseau fractal de sous-technologies derrière chaque technologie. Il existe de plus des liens réciproques entre les biens en capital d’une industrie, mais aussi entre les industries que celles-ci soient apparentées au niveau de leur production ou non.

d. le changement technique rendu explicite

Dans toutes les théories micro-économiques néoclassiques, et notamment les théories d’équilibre général de type Arrow-Debreu, les préférences et la technologie sont des variables exogènes données ou issues d’une fonction stochastique de production des connaissances. Le changement technique y est donc un événement non expliqué ou difficilement intégrable au modèle (changement technique induit). A l’inverse, suivant l’intuition de Schumpeter selon

laquelle le capitalisme « is an economic system characterised above all by evolutionary

turmoil associated with technical and organisational innovation » (Freeman, 1994), les évolutionnistes s’interrogent sur la façon dont se forme et se transforme le système. Les

théories évolutionnistes montrent ainsi que le changement technique est une réaction endogène répondant à des signaux économiques. Dans ce contexte, l’innovation est appréhendée comme un processus d’essai – erreur (ou de tâtonnement), influencé par le contexte institutionnel (l’environnement de sélection) et dont les résultats sont incertains.

Les modèles stochastiques à rétroactions positives : Arthur, David et Foray

Dans ces modèles, la diffusion des technologies constitue un processus dynamique, initié par un événement aléatoire, qui détermine l’amélioration continue des technologies via des mécanismes de rétroactions positives. Dans le cadre de la compétition entre technologies, le choix d’adoption d’une option technologique se réalise dans un cadre d’interdépendance où des mécanismes de rétroactions positives augmentent la probabilité de choix d’une option. En d’autres termes, contrairement à la réponse de la théorie standard, ce n’est pas parce qu’une option est technologiquement supérieure qu’elle se diffuse plus rapidement et occupe la plus grande partie du marché (cf l’exemple des réacteurs nucléaires in Cowan, 1988) : « on ne choisit pas une technologie parce qu’elle est la plus efficace, mais c’est parce qu’on la choisit qu’elle devient la plus efficace » (Foray, 1989). Cela résulte d’un cumul des effets d’apprentissage sur une première option de telle façon que l’option rivale est définitivement

évincée de la compétition (situation dite de verrouillage ou de lock-in).

Les processus dynamiques de création-diffusion sont ici producteurs d’irréversibilités au niveau de la conduite collective du processus (Le Dortz, 1995). Celles-ci proviennent de diverses origines :

le rôle primordial des fluctuations initiales : les petits évènements exogènes

qui se produisent dans la phase d’émergence de la compétition peuvent déclencher un processus déterministe via un phénomène de résonance avec les structures d’interdépendance. L’issue du processus est donc imprévisible ex ante en raison du caractère aléatoire de ces évènements.

le verrouillage (lock-in): chacune des technologies en concurrence possède

une probabilité positive de remporter la compétition de sorte que le marché peut être remporté par une technologie dite « inférieure » et que des verrouillages

peuvent être imposés à d’autres pourtant considérées ex post comme

le risque de sélection non pertinente : il résulte du fait que la sélection est en partie endogène au processus de diffusion et aléatoire en fonction des évènements historiques survenant en début de processus (cf. infra).

la dépendance du sentier : l’attractivité d’une technique et donc son évolution

future dépendent de son passé, c'est-à-dire de la distribution des choix antérieurs.

Les mécanismes d’auto-renforcement (Arthur, 1989), ou rendements croissants d’adoption (RCA), sous-tendent la dépendance du chemin. Ils ont de multiples origines :

- l’apprentissage par l’usage (learning by using) : plus une technique est utilisée, plus

ses performances sont élevées. L’usage permet d’explorer le potentiel d’une nouvelle technique et conduit à modifier les résultats de son évaluation, puis les critères mêmes de celle-ci ;

- les externalités de réseau : plus une technique est adoptée, plus son utilité croît pour

chaque usager. D’abord, l’augmentation du nombre d’usagers élève l’utilité de la technique et ensuite, les caractéristiques mêmes de l’offre sont améliorées ;

- les économies d’échelle de production et l’apprentissage par la pratique productive

(learning by doing) : plus une technique se diffuse, plus la maîtrise des processus de fabrication est grande, ce qui accroît alors la qualité et la fiabilité de l’innovation ;

- le rendement croissant d’information (learning about payoffs): au fur et à mesure

qu’une technologie se diffuse, l’incertitude relative à son rendement diminue grâce aux nouvelles informations délivrées par les utilisateurs. Cela diminue l’aversion au risque associée à toute nouveauté ;

- les interrelations technologiques : tout changement dans un élément de la structure

technologique présentée plus haut engendre des stimulants qui induisent à leur tour d’autres changements au niveau de la technologie dans l’ensemble du système. La diffusion d’une technique entraîne celle d’autres techniques affluentes et contribue à la formation d’un environnement technique favorable.

Dans cette approche, le processus de création technologique est indissociable de la dynamique de diffusion-adoption. Le processus de création technologique n’est donc pas analysé en lui-même, mais inséré dans des structures d’interdépendances. Rien n’est dit sur les facteurs qui fondent l’engagement des agents dans des projets de recherche et d’innovation, les opportunités et les incitations (David et Foray, 1994).

e. la concurrence vue comme un processus

La perception évolutionniste de la concurrence peut être qualifiée d’inspiration autrichienne dans la mesure où elle conçoit les comportements rivaux en termes de processus et non comme une situation d’équilibre final. De plus, elle ne restreint pas sa modélisation à la partie de l’économie dans laquelle les demandeurs et les fournisseurs n’ont aucune influence sur les prix. Le comportement axé sur la rivalité en tant que processus concurrentiel s’étend de fait à l’oligopole et à d’autres situations où les entreprises possèdent un pouvoir de marché important, mais sont aussi en concurrence directe, et souvent intense, avec d’autres entreprises. La théorie évolutionniste retient de plus des facteurs moins classiques de concurrence : nature des marchés des produits et du capital, effets des politiques publiques ou encore discontinuités technologiques. L’entreprise évolutionniste est caractérisée par sa « compétence foncière : ensemble de compétences technologiques différenciées, d’actifs complémentaires et de routines qui constituent la base des capacités concurrentielles d’une entreprise dans une activité particulière » (Coriat et Weinstein, 1995).

f. le mode de sélection des techniques

La sélection se caractérise par des processus d’interactions la rendant dynamique. L’unité fondamentale de sélection est constitué des technologies, des politiques, des modes de comportement, etc., qui peuvent par conséquent être modifiés et améliorés de génération en génération. Ces « gènes », qui au niveau de l’individu, de l’entreprise ou de l’organisation prennent la forme des routines organisationnelles et des compétences, vont influencer les représentations et les règles. A leur tour, les contraintes rencontrées vont amener les acteurs à s’adapter à la situation nouvelle, ce qui va également être source de variation. L’hypothèse

centrale est que « les agents suivent différentes formes de comportements guidés par des

règles spécifiques du contexte et, dans une certaine mesure, indépendants des événements. De plus, les agents ont toujours la capacité d’expérimenter et de découvrir de nouvelles règles et ils continuent ainsi à introduire des nouveautés comportementales dans le système » (Dosi et Nelson, 1994). La théorie évolutionniste prend donc en compte l’incertitude ainsi que les résultats défavorables obtenus. Une grande attention est portée à la façon dont les valeurs sociales et les institutions évoluent et affectent les choix possibles. Elle permet ainsi une

analyse des comportements dans un contexte d’innovation où les « bonnes » réponses s’apprennent au fur et à mesure.

II.2. L’approche du changement technique sous l’effet de la politique