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La langue française et le problème moral de l’engin 122

Chapitre IV – Le « génie » et le génie de la langue française 110

B) La langue française et le problème moral de l’engin 122

Le rapport entre génie et ingenium dans le domaine particulier de la langue française est effectivement problématique, en ceci que cette langue ne possède plus, à partir du XVIe siècle, de dérivés directs du terme ingenium. Ce constat a été souvent

formulé par la critique actuelle, en particulier pour mettre en évidence que la « raison classique » française de la seconde moitié du XVIIe siècle, en rejetant en bloc l’esthétique « baroque » en même temps que les cultures concurrentes de l’Italie de la Renaissance et de l’Espagne du Siècle d’or, serait réfractaire au chatoiement

merveilleux de la pensée ingénieuse1.

Quoique justes de manière générale, il conviendrait de nuancer pareilles conclusions, et ce de deux manières. D’abord, la langue française classique ne dispose pas en effet d’un terme propre et équivalent qui rende de façon immédiate l’ingenium latin : on emploie plutôt de préférence le terme d’« esprit » pour le

traduire, quoique de manière imparfaite. « Esprit » génère cependant de l’équivoque,

en raison de son amplitude sémantique et de ses multiples domaines d’application, et ce, en dépit du fait que les « remarqueurs » et les lexicographes classiques s’emploient soigneusement à éviter toute ambiguïté en matière de langage, au profit de sa clarté immédiatement signifiante. Il faudra donc mesurer la portée de cette équivoque, qui est d’autant plus fondatrice que l’« esprit » sera par ailleurs la notion antinomique servant à esquisser la nature insaisissable du génie, comme les ridicules du mauvais rimailleur mettent en évidence, par opposition, l’excellence indescriptible du vrai poète.

De plus, en concevant la langue française dans la longue durée historique, plutôt que dans les bornes relativement étroites de son « classicisme », sans compter les autres noms, adjectifs, verbes et adverbes qui y trouvent leur racine commune (tels « ingéniosité », « ingénieur », « ingénieux », « ingénu », « s’ingénier », « ingénieusement », etc.), le terme d’« engin » lui a servi d’équivalent en

vernaculaire, et ce jusqu’au XVIe siècle. Mais les déplacements sémantiques qu’il a subis l’ont bientôt fait apparaître comme impropre à représenter les connotations généralement positives attribuées à son équivalent latin. Sans chercher à rendre compte de l’ensemble des raisons de ce déplacement, survenu entre la fin du Moyen âge et le début de la Renaissance, ce qui excéderait trop les bornes de cette analyse, il est loisible d’en constater cependant les conséquences pour l’histoire de la notion de génie.

« Engin » est en français le dérivé le plus proche du latin ingenium. Comme tel, il désigne les dispositions naturelles de l’être humain, son tempérament, son intelligence ou la force de son entendement, sa capacité, etc. Il recouvre en somme ce que le français moderne désigne par le terme d’« esprit », à la différence cependant que ce dernier étant aussi alors en usage, au sens de « principe des facultés intellectives de l’homme ». « Engin » est alors d’un usage plus spécifique, et concerne en particulier les facultés qui relèvent de toutes sortes de techniques ou d’artifices, qu’elles soient mécaniques ou intellectuelles, de même que la manifestation de ces qualités, comme la facilité à trouver un expédient dans une situation problématique, ou la capacité à employer des moyens divers dans un usage pratique.

Dès le XVIe siècle, comme le fait remarquer Marie-Luce Demonet2, « engin » subit une double spécialisation, selon laquelle, d’une part, l’habilité qu’il désigne est davantage limitée à sa dimension mécanique : « engin », par métonymie, est une machine, un instrument qui nécessite pour sa construction ou son usage, des qualités proprement industrieuses : tels les « engins de guerre » employés pour prendre ou pour conserver les places fortes. Ménage remarque, dans son Dictionnaire

étymologique de 1694, que si « engin » vient du latin ingenium, et qu’ainsi, sa

« propre signification » est « esprit, industrie, et entendement », que par ailleurs, « il signifiait anciennement tromperie et trahison », il « ne se dit aujourd’hui que des

2 Pour une synthèse des transformations sémantiques du terme « engin » dans la langue française pré-

classique, voir son article « L’ingenieus Ecriteur dans la Renaissance française », in Ingenium propria

hominis natura, op. cit., p. 135-157, à laquelle j’emprunte une partie des éléments de ce

machines et instruments d’invention subtile3 ». Toujours eu égard à cette acception technique, le nom « engignier » désignait anciennement un architecte, un mécanicien, un ingénieur. D’autre part, le terme a également subi une moralisation, en ce sens que les facultés qui relèvent de l’engin ont peu à peu été connotées négativement. Le verbe « engigner », s’il signifiait de façon neutre l’action de fabriquer avec art, d’imaginer, d’inventer (on peut aussi bien engigner un discours qu’un navire), signifie de plus en plus tromper, enjôler, décevoir : l’engin a dès lors pour synonymes la ruse, la finesse, le mensonge. Le personnage de Renart possède de manière archétypale toutes les vertus que prendra l’engin au moment de sa stigmatisation morale :

Touz ceus qui sont d’engin et d’art Sont mes tuit apelés Renart, Por Renart et por le gorpil. Mout par sorent et cil et cil. Se Renart set genz conchïer, Le gorpil bestes engingnier. Mout par furent bien d’un lignage Et d’unes meurs et d’un corage4. Ou encore, dans la Repentance Rutebeuf :

Je cuidai engignier Renart : Or n’i valent enging ne art, Qu’asseür est en son palés. Por cest siecle qui se depart M’en covient partir d’autre part : Qui que l’envie, je le lés5.

La dévalorisation de l’art de ruser6 provient de la même que la méfiance que l’on a à l’égard des goupils au poil roux et diabolique, qui les associe aux engigneries

3 Gilles Ménage, Dictionnaire étymologique de la langue française, fac-simile de l’édition de 1759,

Genève, Slatkine, 1973.

4 Le Roman de Renart, Prologue, I « Les enfances de Renart », éd. Naoyuki Fukomoto, Noboru Harano

et Satoru Suzuki, Paris, Le livre de poche, « Lettres gothiques », 2005 p. 98 : « Ce goupil est à nos yeux le symbole de Renart, lui qui fut un maître accompli : tous ceux qui sont dans la ruse et les artifices sont désormais appelés Renart, à cause de Renart et du goupil. L’un et l’autre étaient très savants dans leur art. Si Renart sait couvrir de honte les hommes, et si le goupil de son côté trompe les bêtes, c’est qu’ils appartenaient bien à la même race, suivant les mêmes mœurs et partageant les

ou aux machinations du Démon, le « Grand décepteur ». La condamnation des finesses de langage et autres artifices trompeurs a associé l’engin au vaste réseau sémantique à connotation négative qui se cristallise dans ces derniers vers de Rutebeuf : nul engin ne peut « engignier Renart », puisqu’il en est, en quelque sorte, l’allégorie et l’animalisation. Dans le Dictionnaire de Nicot, « Engin » traduit d’abord « machinatio » et « machina », avant d’être associé à dolus : désormais, « engin » signifie le mauvais engin, la mauvaise intention qui vise à tromper. Dans le domaine juridique, les signataires de contrats doivent assurer par leur paraphe qu’ils ont fait une entente « sans malengin », comme plus tard Bouhours justifiera ses analyses de l’esprit en précisant qu’il s’agit bien du « vrai bel esprit », et non pas de son pendant galvaudé (le « faux bel esprit »). D’un côté, donc, la relative infériorité de l’intelligence mécanique par rapport à la spéculative ; de l’autre, la condamnation de la fourberie et de la ruse associées à l’engin comme instance de tromperie et de déception. Montaigne est représentatif de cette méfiance des artifices reliés à la ruse, lorsqu’il condamne l’art de l’escrime, nouvellement en vogue chez les courtisans :

Je sçay bien que c’est un art utile à sa fin (au duel des deux Princes, cousins germains, en Hespaigne, le plus vieil, dict Tite-Live, par

l’adresse des armes et par ruse, surmonta facilement les forces estourdies du plus jeune) et, comme j’ay cognu par experience, duquel

la cognoissance a grossi le cœur à aucuns outre leur mesure naturelle ; mais ce n’est pas proprement vertu, puis qu’elle tire son appuy de l’adresse et qu’elle prend autre fondement que de soy-mesme.

L’honneur des combats consiste en la jalousie du courage, non de la science ; et pourtant [aussi] ay-je veu quelqu’un de mes amis,

renommé pour grand maistre en cet exercice choisir en ses querelles des armes qui luy ostassent le moyen de cet advantage, et lesquelles dépendoient entierement de la fortune et de l’asseurance, affin qu’on n’attribuast sa victoire plutost à son escrime qu’à sa valeur ; et, en mon enfance, la noblesse fuyoit la reputation de bon escrimeur comme injurieuse, et se desroboit pour l’apprendre, comme un mestier de

subtilité desrogeant à la vraye et naifve vertu7.

6 Par lequel l’ingenium entretient de nombreuses affinités avec la mètis grecque : voir Jean-Pierre

Vernant et Marcel Détienne, Les ruses de l’intelligence : la Mètis chez les Grecs, Paris, Flammarion, 1974.

7 Montaigne, Essais, Tome II, XXVII, « Couardise mère de la cruauté », éd. Maurice Rat, Paris,

Montaigne8 propose au fond exactement le contraire de la leçon de Pantagruel, qui enseignait que l’engin a plus de valeur que la force. Il n’est pas honorable de connaître la science de l’escrime, parce que la victoire qu’on en acquiert ne dépend pas de soi-même, mais d’un artifice extérieur ; la technique rusée de l’escrime est celle des faibles et non des vertueux ; elle ne relève pas de la naïveté (qui a le double sens à l’époque de sans artifice et de natif : ce pourquoi les courtisans vont apprendre l’escrime en Italie, précise Montaigne), mais du détournement et de l’emprunt. Derrière la condamnation de l’artifice rusé de l’art de combattre apparaît, en contrepoint la valorisation du naturel et de la virtu des Anciens (évoqués par l’enfance de Montaigne). Ignoble « mestier » que l’escrime : on se dérobe pour l’apprendre comme on refuse d’écrire avec art et application ; les « sauts et gambades » de l’écriture naturelle relèvent de la même valeur que les coups portés sans feintes et reçus sans parades.

La dévalorisation de l’engin ne se constitue donc pas seulement à partir de la méfiance qui s’institue à l’égard des aspects immoraux de la ruse, mais aussi de sa spécialisation technique et mécanique, ce qui correspond parallèlement à la valorisation sociale des arts libéraux au cours de cette période, valorisation qui se fait au détriment des arts mécaniques9. L’engin représente donc à la fois ce qui relève de l’artifice, contre le naturel, et de l’immoral, contre le vertueux. En somme, l’engin se dévalorise à mesure que le terme « génie » en français acquiert les valeurs qui lui sont opposées : à la fois une bonne nature et un talent particulier qui rend apte à l’exercice d’une science ou d’un art. À la faveur de l’absence d’un dérivé nominal (positif) du terme ingenium en français, le « génie » en vient à englober tous les champs du spectre qui s’étend entre le genius et l’ingenium.

8 En outre, Lorenzo Bianchi a étudié les différents sens du mot « engin » et de ses dérivés dans les Essais, en montrant combien Montaigne représente bien le passage qui s’opère « entre Rabelais et