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Culture de la langue et langue de culture 56

Chapitre II – « Ce que les latins appelleroient Genius » : génie poétique et génie de

A) Culture de la langue et langue de culture 56

L’écolier limousin, par son ardent désir qui le rend si coupable, est en cela représentatif d’une volonté partagée, dès la première moitié du XVIe siècle en France,

d’enrichir et d’illustrer la langue vernaculaire. L’intention est bien alors, comme le souligne Gérard Defaux, de faire du français une « langue de culture1 ». Cultiver la

langue, laissée en friches pendant des siècles par la négligence de ses jardiniers, est bien le mot d’ordre des traités de rhétorique et de poétique françois2, qui réactualisent abondamment la métaphore horticole illustrée par Quintilien dans son Institution

oratoire3.

Ainsi, du côté italien, chez Castiglione, est-il prescrit au Courtisan de participer à la culture de la langue, et cela, par le moyen du déplacement et de la

greffe :

Parfois je voudrais qu’il prît certains termes dans une autre signification que celle qui leur est propre, et, en les transposant à propos, qu’il les greffât pour ainsi dire comme un rameau d’arbre sur un tronc plus heureux pour les rendre plus agréables et plus beaux, et pour rapprocher en quelque sorte les choses des yeux, et, comme on dit, les faire toucher du doigt, pour le plus grand plaisir de celui qui écoute ou qui lit. Et je ne voudrais point qu’il craignît d’en former aussi de nouveaux, avec de nouvelles figures de langage, en les tirant de belle façon des Latins, comme jadis les Latins les tiraient des Grecs4.

Cette pratique de la greffe et du déplacement sémantique caractérise très justement la manière dont les élites lettrées du XVIe siècle (ou les lettrés qui cherchent alors à se faire reconnaître comme élites dans le domaine de langue) structurent le rapport qu’elles établissent entre la langue latine et la langue vernaculaire, dont il s’agit d’élever le statut à la mesure et à l’image du latin : il est

1 Gérard Defaux et Bernard Colombat (dir.), Lyon et l’illustration de la langue française à la Renaissance, Lyon, ENS Éditions, 2003, p. 13.

2 Pour reprendre le titre de L’Art poetique François [1548] de Thomas Sébillet.

3 Quintilien, Institution oratoire, X, II, 4. Sur l’emploi de la métaphore horticole dans les traités de

poétique de la Renaissance, voir Danièle Duport, « Transplanter, greffer, jardiner à la Renaissance :

nécessaire de fonder sur l’ancien l’invention du nouveau, dans un rapport analogique que met bien en lumière Castiglione. Ce n’est qu’à l’issue d’un déplacement sémantique, d’un rameau l’autre, que la nouveauté peut se manifester comme surprise en se rendant perceptible (la « toucher du doigt » permet d’en retirer du plaisir), selon le principe de la métaphore décrit par Aristote5. Si la nouveauté peut être formée par un déplacement sémantique, elle peut naître aussi d’une naturalisation vernaculaire de termes issus de la langue latine. Dans les deux cas cependant, encore faut-il que ce déplacement soit fait à propos.

Jacques Peletier du Mans allègue par exemple que les Muses viennent à présent habiter la France, non pour retrouver les Français « vêtus à la romaine », ni pour chercher « les Sauvageons après les arbres francs6 ». Le moment est venu de

transplanter les Muses en sol français, après qu’elles ont fleuri et porté des fruits en territoire grec, romain, puis italien. La métaphore de la greffe, lorsqu’elle sert à illustrer la théorie de la translatio studii (et imperii : les deux instances sont évidemment liées), met en évidence le phénomène de filiation et d’imitation qu’implique le déplacement des sciences d’une nation à l’autre. Dans ce passage d’est en ouest, c’est non pas la même souche qui est transplantée dans des sols différents, mais plutôt le meilleur de l’arbre, la branche la plus féconde et la plus robuste (ou, si l’on suit exactement l’occurrence de Peletier, la vertu même de cette fécondité, personnalisée dans la figure des Muses pérégrines). Pour leur faire bon accueil en sol français, il importe de préparer adéquatement le terrain de la langue, afin que les Muses puissent s’y épanouir ; ni dans une langue d’emprunt, cultivée mais étrangère, ni dans une langue en friches et manquant de soins : « elles veulent le naïf, et la pureté que produit la terre où elles viennent habiter ». En somme il faut s’employer à faire de la langue française un arbre franc, dans toute l’extension du mot : à la fois apte à « produire de lui-même une bonne espèce de fruits7 », et franc au sens national du terme, comme si la langue française n’avait jamais bénéficié de la naturalisation de nombreux mots de langues étrangères. Cette illusion de naïveté et de pureté, on l’a

5 Cf. Aristote, Poétique, 1457 b. Je rappelle aussi que, selon Aristote, seuls les hommes bien nés sont

capables d’exceller dans la métaphore.

6 Jacques Peletier du Mans, Art poétique, chapitre VII : « D’écrire en sa Langue », in Traités de rhétorique de la Renaissance, op. cit., p. 267.

vu, est le fruit du travail ingénieux de l’Ecriteur inventeur de mots nouveaux, qui fait passer discrètement dans l’usage les emprunts et les greffes comme s’il s’agissait de mots autochtones et usités. Pour cela, il est donc essentiel que le poète écrive dans sa langue naturelle et ne cherche pas à s’illustrer dans un idiome qui n’est pas le sien, d’autant que les langues ayant aussi « leurs Siècles », à quoi servirait-il d’enrichir la latinité8 ?

L’image de la greffe, par laquelle on représente la manière dont les nouveaux mots entrent dans l’usage, s’inscrit dans un vaste réseau métaphorique d’une hortico- poético-culture, sur lequel se fonde l’argumentation visant à promouvoir la valeur des langues vernaculaires dans le champ des belles-lettres, leur capacité à exceller dans tous les domaines de ce que l’on nommera plus tard, justement, la culture9.

Si la valorisation de la langue vulgaire, dont on a vu une mise en scène parodique dans le chapitre VI du Pantragruel de Rabelais, occupait les esprits dès la première moitié du XVIe siècle – en particulier à partir du règne de François 1er, dont la politique centralisatrice visait à redorer le blason du royaume français, après les défaites militaires des campagnes d’Italie10 –, c’est à partir du milieu du siècle que les débats s’enveniment, et que le contexte polémique décrit dans la fiction de 1532 se matérialise dans les discours à travers la publication d’essais, de pamphlets et de manifestes, de préfaces et d’épîtres au Lecteur, de toute une production d’écrits polémiques enfin, qui montre à quel point les enjeux de la « question de la langue » mobilisent la République des Lettres.

8 Jacques Peletier, Art poétique, op. cit., p. 266.

9 J’emploie évidemment le terme de « culture » par analogie dans ce contexte horticole, comme par

ailleurs le font les contemporains, et en particulier Du Bellay comme on le verra. Mais dans une conception plus vaste de l’histoire littéraire, il faudrait tenir compte du fait que la valorisation de la

B) « Traduction scrupuleuse » et « traduction imitative » chez

Thomas Sébillet

Ce travail d’enrichissement de la langue française par le moyen de la greffe des mots latins et étrangers qui lui font défaut devient nécessaire à partir du moment où le pouvoir royal subventionne de vastes entreprises de traduction des textes des langues savantes en langue vulgaire. C’est dans le passage d’une langue à une autre que l’on s’aperçoit tout à coup d’un défaut qu’il faut combler. En outre, une « bonne Traduction vaux trop mieux qu’une mauvaise Invention1 », comme le remarque Jacques Peletier, parce les bonnes traductions ont la vertu d’enrichir la langue, qui profite de la majesté et de l’élégance des langues latine et grecque. De la même manière, en 1549, dans son Art poétique, le traducteur et poéticien Thomas Sébillet remarque que :

Version ou Traduction sont aujourd’hui le Poème plus fréquent et mieux reçu des estimés Poètes et des doctes lecteurs, à cause que chacun d’eux estime grand œuvre et de grand prix, rendre la pure et argentine invention des poètes dorée et enrichie de notre langue. Et vraiment celui et son œuvre méritent grande louange, qui a pu proprement et naïvement exprimer en son langage ce qu’un autre avait mieux écrit au sien, après l’avoir bien conçu en son esprit2.

Il est manifeste, dans la conception qu’a Sébillet de la traduction, que le passage à la langue française confère une certaine plus value à l’œuvre originale, puisque produire une version française équivaut à valoriser l’invention du poète, qui n’étant d’abord que d’argent, s’en trouve « dorée et enrichie ». La valeur d’une œuvre s’accroît en se faisant plus commune3. C’est là un moyen de montrer la pertinence d’une activité que Sébillet exerçait par ailleurs4, mais surtout de valoriser l’excellence de la langue française, dont la seule vertu est apte à enrichir les ouvrages des plus grands auteurs de l’Antiquité.

1 Jacques Peletier, Art poétique, in Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, op. cit., p.

263.

2 Thomas Sébillet, Art poetique françois, in Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, op. cit., p. 146.

3 Il affirme en effet, un peu plus haut : « Et il lui [au traducteur] est due la même gloire qu’emporte

celui qui par son labeur et longue peine tire des entrailles de la terre le trésor caché, pour le faire commun à l’usage de tous les hommes. »

Cependant, par-dessus tout, il faut fuir ce que Sébillet nomme une traduction « superstitieuse », qui s’applique à rendre mot à mot, jusque dans le moindre détail, le texte de l’auteur à traduire, sans tenir compte des propriétés de la langue du traducteur :

Pour fuir ce danger [celui de subir « grand ris et pleine moquerie »], ne jure tant superstitieusement aux mots de ton auteur, que iceux délaissés pour retenir la sentence, tu ne serves de plus près à la phrase et propriété de ta langue, qu’à la diction de l’étrangère5.

En somme, il faut quitter la tyrannie des mots et rendre l’esprit de la sentence (de sententia : la phrase, mais aussi le sens), afin de servir plutôt la « propriété » de la langue française, c’est-à-dire la forme d’élocution qui lui est propre, plutôt que celle de la langue à traduire. En traduction comme ailleurs, la lettre tue et l’esprit vivifie. En ce qui concerne l’élocution, la lettre tue parce qu’elle ne résiste pas au passage d’une langue à une autre, tant elle est liée aux propriétés (au génie) de la langue. Le propre de l’esprit est de survivre à la version, et d’innerver la lettre nouvelle qui le médiatise. Cet esprit réside aussi dans des qualités qui ne relèvent pas seulement de l’élocution, mais concernent aussi l’éthos de l’auteur :

La dignité toutefois de l’auteur, et l’énergie de son oraison tant curieusement exprimée, que puisqu’il n’est possible de représenter son même visage, autant en montre ton œuvre, qu’en représenterait le miroir6.

Double ancrage d’une propriété ineffable qu’il s’agit cependant pour le traducteur de transposer dans la langue. En effet, si la « dignité » renvoit au caractère de l’orateur, l’« énergie » est plutôt de l’ordre de l’effet du discours sur l’auditeur ou sur le lecteur, puisqu’elle relève de l’« évidence ». Au nom à la fois d’une certaine

propriété de la langue, et du caractère propre d’un auteur et de son « oraison », il est

donc recommandé au traducteur de procéder à une version non pas servile, mais

imitative : c’est-à-dire qui ne cherche pas à refaire du même, mais à le représenter.

Sébillet reste cependant symptomatiquement silencieux sur la manière précise de représenter en miroir, par le moyen de la traduction, ces qualités essentielles d’un auteur et de son oraison, et renvoie plutôt à l’exemple d’illustres traducteurs :

Mais puisque la version n’est rien qu’une imitation, t’y puis-je mieux introduire qu’avec imitation ? Imite donc Marot en sa Métamorphose, en son Musée, en ses Psaumes : Salel, en son Iliade, [etc.]7.

À l’indicibilité de la méthode (faute peut-être de mots pouvant cerner ce qu’il faut exactement représenter de l’auteur à traduire), Sébillet supplée par l’évidence de l’exemple. Il ne s’agit pas d’une esquive : c’est justement le sens de ce qu’on entend alors par l’imitation.

Reste cependant que Sébillet (au contraire de la Manière de traduire de Dolet, et plus précisément que Peletier, par exemple8) cherche à désigner une qualité (si on

admet que la dignité de l’auteur et l’énergie de son oraison sont liées de manière intrinsèque), qui, dépassant le seul niveau de l’élocution, et parallèlement aux qualités qui appartiennent en propre aux différentes langues, est insufflée dans les œuvres, et survit à la naturalisation que constitue la traduction.

7 Peletier, Art poétique, op. cit., p. 147.

8 Dolet ne mentionne pas, parmi les quatre règles qu’il prescrit au traducteur, qu’il faut tenir compte de

ce qui concerne l’éthos de l’Auteur lorsqu’on en traduit une œuvre, et Peletier précise seulement que le traducteur doit toujours s’approcher le plus près possible de l’Auteur « auquel il est sujet », et que le choix de celui-ci dépend de son « excellence » : voir Art poétique op. cit, p. 263, 265.