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L’ingenium, de la « nature engendrée » à « l’esprit inventif » 111

Chapitre IV – Le « génie » et le génie de la langue française 110

A) L’ingenium, de la « nature engendrée » à « l’esprit inventif » 111

Le terme latin d’ingenium se rattache étymologiquement à celui de genius par la racine *gen, de laquelle est issue une série de dérivés contenant à différents degrés l’idée d’engendrement et de génération. Parmi cette série de termes dérivés d’une même racine, celui d’ingenium comporte au moins autant de difficultés (ou d’ouvertures) d’interprétations qu’on a eu l’occasion de le constater à propos du

genius. L’essentiel de ces difficultés d’interprétation réside dans la valeur à donner à

la préposition in-, qui peut donner lieu à plusieurs sens complémentaires. Le

Dictionnaire étymologique de la langue latine d’Ernout et Meillet1 mentionne que cette préposition ou préverbe (qu’il ne faut pas confondre avec l’in- privatif) signifie « en », « dans », et « sur », en parlant de l’espace et du temps, en ce sens qu’on considère les choses en état de mouvement, et allant vers un but. Ainsi, la préposition

in- jointe au passif genium serait « ce qui a été engendré dans », pour reprendre

l’interprétation proposée par Le Bonniec2. Mais il s’agit de savoir ce qui a été ainsi engendré, et dans quoi.

Le Dictionnaire latin-français de Gaffiot propose cinq sens au terme

ingenium3 : il s’agit d’abord des qualités innées d’une chose en général, sans distinction quant à son aspect, ou encore d’une réunion abstraite constituée d’objets similaires : ainsi, Virgile parle dans les Géorgiques de la nature des sols agraires :

avrorum ingenia (Géorg. 2, 177). Le terme s’applique plus particulièrement à la

nature des êtres humains, à leurs dispositions naturelles, à leur tempérament ou à leur caractère, sans impliquer de connotation positive (ad ingenium redire peut aussi bien désigner une bonne qu’une mauvaise nature). Le sens d’ingenium peut encore se préciser, en désignant les dispositions intellectuelles, l’intelligence. C’est ce sens qu’il possède dans les textes de la latinité classique, et en particulier dans les traités de rhétorique. Par exemple, dans De l’orateur, à propos de l’inventio :

1 A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, op. cit., p. 271.

2 Henri Le Boniec, « Le témoignage d’Arnobe sur deux rites archaïques du mariage romain », op. cit.,

p. 110-116.

3 F. Gaffiot, Dictionnaire latin-français, nouvelle édition revue et augmentée sous la dir. de Pierre

L’invention oratoire exige trois conditions : la pénétration de l’esprit <acumen>, le savoir méthodique <ratio> (ou l’art : il est permis, si nous le voulons, de lui donner ce nom), enfin la diligence <diligentia>. Sans doute je ne puis refuser le premier rang à l’ingenium ; mais lui- même, cet ingenium, quand il est assoupi, la diligence le réveille, la diligence, si puissante en toutes choses […]4.

Cicéron, dans ce passage cité en exemple, met en parallèle les deux notions d’ingenium (qui prend ici le sens général de nature ou de disposition, entendues dans leur complémentarité à la ratio et à la diligentia) et d’acumen (proprement, la pointe d’une arme d’estoc – eustokhia : la « juste visée » –, d’où la « pénétration d’esprit », mais aussi, la « finesse »), afin de caractériser avec plus de précision la notion d’ingenium, en l’intellectualisant pour l’inscrire dans le cadre précis de l’invention oratoire. Ainsi, comme disposition, l’ingenium peut être une sorte d’aptitude, en ce qu’il s’emploie avec la préposition ad : ingenium ad fingendum est une disposition à façonner, à inventer. C’est en ce sens que le français classique dira avoir « génie de » quelque science, de quelque technique qui demande une disposition particulière : celle d’enrichir la langue française, par exemple, que l’on a vue chez l’écolier limousin de Rabelais. Et comme le terme génie s’emploie à l’absolu pour les personnes mêmes, ainsi des ingenia, qui désignent, par un glissement métonymique (si encore l’ingenium peut être considéré comme la partie d’un individu), ceux-là qui font particulièrement preuve d’ingenium. Enfin, à l’issue du même rapport métonymique, mais qui opère cette fois de la cause au résultat : ingenium est non seulement l’une des facultés qui président à l’invention, mais aussi le produit de cette faculté, les inventions elles-mêmes.

4 Cicéron, De l’orateur II, 25, 147-148. Antoine, qui est l’énonciateur de ces principes généraux, fait

référence aux trois conditions de la pratique de la rhétorique spécifié par l’école : d’abord la phusis, le talent naturel, l’ingenium, dont l’acumen est non pas exactement l’« équivalent », comme le mentionne E. Courbaud, mais une espèce particulière, qui concerne, comme on le verra à l’instant, cette pénétration d’esprit qui est à l’origine de la pointe et des bons mots, les mots qui marquent la civilité (l’astutia de asteion : civilité ; et encore acute dicta : c’est l’acutezza italienne, et l’agudeza espagnole), dont Cicéron fait par ailleurs mention, avant Castiglione et les divers bons courtisans.

L’ingenium, si on considère l’ensemble des définitions mises ici en évidence, désigne autant la nature d’objets divers et de collectivités qui se trouvent par là réunies et désignées comme telles, qu’une faculté intellectuelle très précise, qui participe à l’invention. C’est donc dire que par l’ingenium, se trouve suggérée l’idée selon laquelle l’invention est une faculté qui fait partie de la nature de l’homme. Ce passage entre l’idée générale de nature ou de disposition, sans connotation particulière, à celle très précise de faculté inventive, met en évidence la manière dont les arts rhétoriques travaillent la notion d’ingenium afin de préciser le type de nature ou de disposition dont l’orateur doit être pourvu pour exceller dans la performance oratoire, et en particulier dans la première de ses parties, l’inventio. Ainsi, les arts rhétoriques ont infléchi la notion générale d’ingenium pour en faire une disposition

propre à l’invention, c’est-à-dire une aptitude (qui doit être étayée d’une science et

d’une diligence) à trouver facilement et rapidement tous les arguments appropriés à une cause et à une situation oratoire données. Cet ingenium particulier pose cependant, dans la mesure où il associe une idée de nature à une aptitude particulière, une question anthropologique, dont la fortune sera considérable. Cette question, qui porte en quelque sorte sur la nature de l’homme comme être essentiellement inventif, est fréquemment soulevée dès le moment où, à partir de l’époque moderne, cette faculté est considérée comme la part la plus noble de l’homme, qui le rend semblable, dans sa mesure, au Dieu créateur. Le problème posé par l’étymologie du terme

ingenium est ici capital, puisqu’il permet aux théoriciens d’y fonder la conception

anthropologique soutenue par ailleurs par la notion d’ingenium.

Ainsi, par exemple, le médecin Huarte écrit, dans son Examen des esprits

pour les sciences (1574), qu’ingenio provient du verbe ingenero,

qui signifie engendrer à l’intérieur de soi une figure entière et véritable que représente au vif la nature du sujet, alentour duquel s’occupe la science qu’on apprend5.

Cette définition montre comment peuvent se conjuguer, par le biais d’un argument fondé sur l’étymologie, les deux pôles qui se dégagent du terme ingenium :

5 Huarte de San Juan, Examen des esprits pour les sciences, trad. Vion Dalibray, Paris, J. le Bouc,

à la fois une nature, qui doit être cultivée par la science, mais aussi, via le verbe

generare, une faculté propre à engendrer de l’image, qui permet à l’homme de se

représenter le monde par l’engendrement de concepts. C’est la « science » qui permet de matérialiser ces concepts en procurant à l’homme les moyens de leurs différentes expressions. Les multiples ingenios des hommes sont pour Huarte autant de modes d’engendrement des concepts, qui varient selon le tempérament physiologique imparti par la nature, et qui privilégie l’une ou l’autre des facultés intellectives (la mémoire, l’imagination, et l’entendement), de même par conséquent que les diverses sciences appropriées à chaque tempérament. Comme médecin, Huarte module donc le préfixe in- articulé au verbe genero dans le sens d’une explication physiologique de la production des concepts : ce qui est « engendré à l’intérieur » de l’homme est ce par quoi il se représente le monde, mais aussi qu’il interagit avec lui, par le moyen des arts et des sciences qui donnent forme aux engendrements de l’ingenio.

Mais il ne s’agit pas là de la seule réponse proposée au problème posé par le terme ingenium, ni de sa seule instrumentalisation possible, tant est toujours ouverte et disponible la question de son étymologie. Au même moment, en effet, mais en Italie, Antonio Persio, dans son Trattato intorno l’ingegno dell’uomo [1576], définit le terme en ayant également recours au lien étymologique qu’il entretient avec le verbe ingigno :

Ce nom d’ingegno […] vient donc du verbe ingigno, comme s’il voulait dire : en procréant ou en engendrant, je plante dans la chose que je procrée ou engendre une certaine vertu ; car au moment où l’homme est engendré, une certaine vertu et finesse <agume> est incluse dans la semence, qu’on va expliquer6.

In-gigno : l’ingegno est engendré à l’intérieur de l’homme comme une

« certaine vertu de finesse », par laquelle celui-ci est capable à son tour d’engendrer, vertu qui fait partie de sa nature comme une caractéristique fondamentale ; comme telle, cette faculté fait donc partie de son mode d’engendrement. Relevant de la nature

de l’homme, elle dépend comme chez Huarte du discours médical et physiologique, par lequel Persio explique les merveilles et l’excellence de cette faculté et de ses opérations.

On peut constater, dans les définitions proposées respectivement par ces deux théoriciens physiologistes du troisième quart du XVIe siècle, que l’ambivalence étymologique de l’ingenium se trouve en quelque sorte synthétisée en une vertu qui appartient en propre à la nature de l’homme : l’ingenium est la nature de l’homme, dans la mesure où comprendre par l’engendrement de concepts est ce qui le distingue des autres êtres vivants. Cependant, entendu dans un discours médical et physiologique qui cherche à fonder matériellement la « différence des ingenia », l’ingenium est aussi le critère distinctif des hommes entre eux, puisque les subtiles variations de son tempérament supposent en chacun des facultés intellectuelles différentes7. Chez Huarte comme chez Persio, l’ingenium est donc un principe modulable en fonction des caractéristiques, tout autant physiques qu’intellectuelles, propres à chacun des hommes.

Comme l’a bien montré Mercedes Blanco, au cours du Seicento, le terme

ingenium et ses multiples avatars vernaculaires trouvent leur champ d’application

privilégié dans les « Rhétoriques de la Pointe8 » : non seulement principe de distinction entre les hommes selon leurs facultés intellectuelles, l’ingenium y tient également lieu de faculté par excellence pour trouver de nouvelles relations entre les choses et entre les mots. L’ingenium devient ainsi une faculté spécifique et essentiellement combinatoire, qui permet de découvrir ou de lier, selon une série de modes différents, tous les signes du Monde. Ainsi, l’ingenium se révèle comme l’aptitude par excellence, parce qu’elle préside à la formation de liens (aptare), et de là, donne au Monde de la signification. À titre d’exemple, Emanuele Tesauro, dans son Cannocchiale aristotelico, précise que

7 À propos des théories physiologiques s’inscrivant dans la tradition galénique des humeurs (et en

particulier de l’atrabile), voir, entre autres l’Anthologie de l’humeur noire : écrits sur la mélancolie

d’Hippocrate à l’Encyclopédie, éd. Patrick Dandrey, Paris, Gallimard, « Le Promeneur », 2005. 8 La première partie de l’ouvrage de M. Blanco cité (p. 23-153) présente une très utile synthèse de la

« cartographie » (emplois et théorisations) européenne des appropriations modernes des acute dicta et des différents usages de l’ingenium : je m’y réfère pour l’argumentation de cette section.

l’ingegno naturel est une merveilleuse puissance de l’intellect qui se compose de deux talents donnés par la nature : la perspicacité et l’agilité <versabilità>. La perspicacité perçoit en profondeur les circonstances de chaque sujet, même les plus éloignées et les plus menues – [suivent une série de modalités, qui relèvent de la topique : substance, matière, forme, accident, etc.] : autant de choses qui se blottissent et s’embusquent dans chaque sujet […].

Tous ces éléments circonstanciels, l’agilité les confronte entre eux et au sujet : elle les noue ou les divise, les signifie l’une par l’autre, les remplace l’une par l’autre avec une adresse merveilleuse, comme font les escamoteurs avec les cailloux. […] Et l’on est d’autant plus ingénieux […] que l’on peut reconnaître et accoupler les circonstances les plus éloignées. […] Aussi n’est-ce pas sans raison que les hommes ingénieux ont été qualifiés de divins : car de même que Dieu, de ce qui n’est pas, produit ce qui est, de même l’ingéniosité de non être fait être <Però che, sì come Iddio di quel che non è produce quel che è, così

l’ingegno di non ente fa ente> […]9.

En se spécialisant dans le domaine de l’invention pointue (acuta), la vertu opératoire de l’ingegno réunit deux talents distincts : l’un par lequel il est possible de percevoir les objets dans toutes leurs subtilités et leurs modes d’existence (c’est la

perspicacia), l’autre qui permet de les combiner ou de les distinguer, de les comparer,

de les substituer les unes aux autres, afin de produire l’artifice de la production ingénieuse (c’est la versabilità). S’il est nécessaire de distinguer ainsi un talent qui analyse et un autre qui compose et qui associe, c’est pour mieux les réunir dans cette définition extensive des vertus de l’ingegno, que Tesauro oppose cependant à ce qu’il appelle la « prudenza » : là où l’ingegno est « perspicace », « véloce », et considère les apparences, la « prudenza » est au contraire « sensée », « rassise », et s’intéresse plutôt à la vérité. L’un brille dans le chatoiement de l’occasion et récolte d’éphémères applaudissements, l’autre au contraire « gouverne la fortune » et conduit les hommes « aux honneurs et aux richesses » ; là où l’ingegno œuvre dans la frivolité de l’instant et se contente d’obtenir les suffrages de l’admiration émerveillée, la prudence

gouverne, dans la longue durée, les hasards de la fortune et récolte la solidité des

Ce principe distinctif, par lequel l’ingenio ne s’oppose plus à l’art ou à ce qui relève de la culture (comme c’était le cas lorsqu’il était uniquement de l’ordre du naturel et de l’inné), mais, plutôt à des vertus qui relèvent davantage de la vérité et de la morale, est le signe que la notion a subi une transformation fondamentale, qui l’éloigne de ses anciennes significations. Cette transformation est en particulier perceptible dans la distinction opérée par Gracián entre le genio et l’ingenio à l’orée de son traité El discreto [1646]11 :

Le génie et l’ingenio sont les deux pôles de l’éclat du discret <los dos

ejes del lucimiento discreto> ; la nature donne tantôt l’un, tantôt

l’autre, et l’art les rehausse <los realezza>. L’homme est le célèbre microcosme et l’âme en est le firmament. Fraternellement unis […], le génie et l’ingenio assurent un lustre et une heureuse fortune qui relèvent brillamment les autres qualités <aseguran el brillar, por lo

dichoso y lo lucido, a todo el resto de prendas>. […]

L’homme de bon entendement (ou l’homme bien entendu) <entendido> est toujours digne d’éloge <plausible>, mais à moitié sans le supplément d’une agréable inclination du génie naturel <sin el

realce de una agradable genial inclinación>. Et, à l’inverse,

l’évidence <especiosidad> même du génie rend plus critiquable le manque d’ingenio.

Quelques-uns, parmi les plus autorisés <no de vulgar voto>, ont judicieusement soutenu qu’un heureux génie (la félicité géniale) ne saurait se rencontrer sans la valeur de l’entendement <valentía del

entender>, ce qu’ils confirment par le nom même de « génie », qui

indique qu’il prend son origine dans l’ingenio. Mais l’expérience fidèle nous détrompe, et nous avise sagement, avec de nombreux exemples (monstrueux) par lesquels les contradicteurs (qui mêlent les deux termes) se corrigent totalement < nos desengaña fiel, y nos avisa sabia

con repetitos monstros en quienes se censuran barajados totalmente>12.

11 La « discrétion » est aussi une vertu de distinction, dans les deux sens du terme : le discret se

distingue des hommes et sait distinguer les choses.

12 Gracián, El discreto, « Génio y ingenio », in Traités politiques esthétiques éthiques, trad. Benito

Pelegrín, Paris, Seuil, 2005, p. 185-186. Je m’écarte cependant de la traduction proposée par B. Pelegrín, qui propose, pour la dernière partie du passage cité : « Mais l’expérience, fidèle, y contredit, et sage, nous avise de l’inverse en nous montrant souvent des personnes chez qui ces deux qualités se mêlent. » Cette lecture me semble faire un contresens dans la mesure où le propos de Gracián consiste plutôt à montrer combien l’union de ces deux facultés est extraordinaire. Le problème réside dans la traduction du mot équivoque barajaros, qui vient du verbe barajar, mêler (en particulier des cartes), balancer (en prenant une décision), esquiver avec habilité un problème ou un obstacle. Baraja, en ancien castillan, signifie « dispute, confusion, mélange » : voir Sebastián de Covassulias Horozco,

Tesauro de la lengua Castellana o española, Universitad de Navarra, Centro para la Edición de

Contre les preuves insatisfaisantes de l’étymologie, les évidences de l’expérience mettent en lumière que l’ingenio et le genio sont deux choses distinctes. Ce que montre si clairement l’expérience, est simplement qu’il se trouve des hommes pourvus d’un excellent genio, mais qui sont dépourvus d’ingenio, et de même du contraire. La monstruosité de ces exemples (Gracián joue sur l’équivoque présente dans monstro) provient de leur imperfection, et de l’ingratitude de la Nature, qui en ne versant que la moitié de ses grâces, a fait des hommes à demi parfaits, pourvus d’un genio excellent, mais sans l’ornement effectif de l’ingenio, ou pleins d’ingenio, mais sans le fondement fécond du genio. Pour la première fois, et avec une forte insistance (il s’agit du premier chapitre du Discreto), sont dissociés conceptuellement le genio et l’ingenio, qui trouvent justement dans la langue espagnole le point de leur plus grande proximité lexicale, du fait de leur quasi homonymie. Alors même que la finesse de l’ingenio pourrait concevoir dans cette analogie lexicale le prétexte d’un rapprochement agudo entre ces deux termes, il importe pour Gracián de les distinguer, et de montrer par l’expérience qu’ils ne s’impliquent pas nécessairement. La discrétion qui opère ici cette distinction va plus loin que le jugement des « non moindres » qui ont étymologiquement lié ces deux termes en vertu de l’argument demi-ingénieux procuré par l’étymologie, que l’Arte de ingenio aurait nommé « pointe par paronomase13 ». Par-delà les définitions qui sont proposées pour chaque terme (par exemple, le genio est une « disposition naturelle », que l’ingenio fait briller par la plausibilité de ses artifices, mais aucun terme ne peut fixer en définitive la polysémie toujours nouvellement instrumentalisée de ces deux termes), Gracián opère avant tout une distinction au sein de l’antique composé ingenium, afin de mieux réunir ce qu’il a séparé ; mais ce composé est rare : c’est seulement par une grande faveur du Ciel, que le genio et l’ingenio se trouvent assemblés à leur plus haut degré chez un même homme. L’étymologie n’est plus un argument suffisant pour penser l’ingenio, parce qu’en étant le fondement à la fois d’une éthique de la représentation en société et d’une heuristique qui ne peut se distinguer de la matérialité de son expression, l’ingenio est déplacé de son champ traditionnel et rhétorique afin de

s’inscrire dans le nouveau territoire, dont Gracián assure avoir le premier établi la complexe et subtile cartographie :

Les anciens ont trouvé des méthodes pour le syllogisme, un art pour le