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Chapitre I Le Genie dans la vernacule Gallicque 13

E) De l’usage au bon usage 45

C’est un lieu commun redondant que d’affirmer qu’en matière d’innovation langagière, l’usage est souverain. Par exemple, Horace, dans son Art poétique, constate que comme la feuillaison des arbres s’assèche, meurt, et se renouvelle au gré de la « succession rapide des années », autant :

beaucoup de mots renaîtront, qui maintenant sont tombés, beaucoup tomberont qui sont en vogue aujourd’hui, si l’usage le veut, l’usage auquel appartient, dans les langues, la souveraineté, le droit, la règle1. À la même époque que le Pantagruel de Rabelais, ce lieu est paraphrasé par le comte Ludovico de Canossa, dans le Courtisan de Castiglione, au moment où il s’emploie à décrire l’élocution du Courtisan dont il tente de dépeindre le modèle idéal :

Quant aux mots, [dit-il à l’assemblée,] certains restent bons quelque temps, et puis vieillissent et perdent leur grâce ; d’autres prennent de la force et deviennent appréciés, car, de même que les saisons de l’année dépouillent la terre de ses fleurs et de ses fruits, et puis de nouveau la revêtent d’autres, de même le temps fait choir ces premiers mots, et l’usage en fait renaître d’autres à nouveau et leur donne grâce et dignité, jusqu’à ce qu’étant peu à peu rongés par la morsure envieuse du temps, ils finissent eux aussi par mourir, parce que, finalement, nous-mêmes et tout ce qui nous appartient, nous sommes mortels2.

L’usage est, à l’instar du cours des saisons pour la feuillaison, producteur de mots nouveaux et fossoyeur de mots anciens ; mais il est aussi aveugle que lui, définissant sans discrimination ni jugement la règle du dire. En effet, bien que l’autorité de l’usage soit généralement reconnue, à partir du moment où l’on

1 Horace, Art poétique, v. 60-72, trad. Florence Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1946,

p. 206 : « Multa renascentur quae iam cecidere, cadentque / quae nunc sunt in honore vocabula, si volet usus / quem penes arbitrium est et ius et norma loquendi. »

2 Castiglione, Le livre du courtisan (1537), trad. par Alain Pons d’après la version de Gabriel Chappuis

(1580), Paris, GF-Flammarion, 1987, p. 71. Le lieu commun de la souveraineté de l’usage est largement repris au XVIIe siècle : Bouhours, à la suite de Vaugelas, ne dira pas autrement, en 1674 : « Je m’imagine que l’usage doit nous regler à cét égard, comme en tout le reste : & pour ce qui est des mots tout nouveaux, je ne pense pas qu’aucun particulier ait droit de les établir. Cela n’appartient qu’au public ; c’est à luy à les recevoir, & à leur donner cours dans le monde », Doutes sur la langue

françoise, Paris, Sébastien Mabre-Cramoisy, 1674, p. 48. Vaugelas, dans ses Remarques sur la langue françoise, disait déjà, par exemple : « l’Usage est le Roy des langues, pour ne pas dire le Tyran » :

Paris, Vve. Jean Camusat, 1647, p. 16. Voir Éric Méchoulan, Le livre avalé, De la littérature entre

s’emploie à rehausser la valeur des langues vernaculaires à l’aune et à l’imitation des langues anciennes, un nouveau problème se pose, puisque l’usage, emporté dans le mouvement continu de l’obsolescence et du renouveau, n’est pas apte à assurer la fonction critique nécessaire à cette illustration. En somme, tout ce qui relève de l’usage n’est pas nécessairement bon usage.

Le même comte de Canossa remarque en effet que, s’il importe de ne pas employer les mots qui sont rejetés par la coutume, cela n’implique pas que le Courtisan doive employer tous ceux que celle-ci adopte, puisque la coutume et l’usage, qui mêlent sans discrimination le noble et le vulgaire, sont aussi potentiellement des corrupteurs et des altérateurs de la langue. Pointe ainsi la possibilité qu’il puisse y avoir un mauvais usage : l’antique parler toscan (l’exemple n’est pas anodin) n’est pas à lui seul un gage de la pureté du vernaculaire et ne peut constituer la référence pour l’élocution du Courtisan que l’assemblée réunie autour d’Élisabeth Gonzague cherche à dépeindre.

Je pense dès lors, [poursuit-il,] que la bonne coutume d’une langue naît des hommes qui ont de l’esprit <ingegno> et qui, par le savoir <dottrina> et l’expérience, ont acquis un bon jugement <bon giudicio :

autorità, buano fama>, grâce à quoi ils s’accordent et consentent à

admettre les mots qui leur paraissent bons, et que l’on reconnaît par un certain jugement naturel <certo guidicio naturale : buon senso, buon

gusto> et non d’après un art ou une règle quelconque3.

Parallèlement au souci de déterminer une bonne coutume dans la masse informe et aléatoire de l’usage commun, apparaît une instance spécialisée et autonome (à la fois dans le sens courant et étymologique du terme : libre et fondatrice de ses propres lois), apte à juger et à critiquer, à séparer les bons et les mauvais usages, une sorte d’Apelle de la langue qui sélectionne, grâce à l’excellence de son goût et de son jugement, tous les détails les plus beaux dans la masse confuse et mêlée de la coutume, et peint avec sa voix une langue pleine de venustas, une langue digne de l’idée du Courtisan. Jugement, donc, esprit, savoir et expérience, et aussi bonne nature : telles sont les qualités de cette instance, confirmée dans une sociabilité du consensus, qui invente elle-même sa propre nécessité et le champ de son

application : le bon usage et le Courtisan sont les inventions simultanées d’une même portion restreinte de l’usage, qui s’érige et se distingue, d’où l’aspect pléonastique du retour sur soi. De la même manière, lorsque la cour du duc d’Urbino se propose par jeu de « former en paroles un Courtisan parfait, en spécifiant toutes les conditions et qualités particulières qui sont requises chez celui qui mérite ce nom », toute l’assemblé trouve l’idée excellente : n’est-ce pas le « plus beau jeu qu’on [puisse] inventer4 » que cette pratique de l’éloge qui construit le modèle d’un Courtisan idéal, miroir formé de paroles, où la Cour se renvoie une image à la fois laudative et constituante d’elle-même ?

La nouvelle instance d’illustration de la langue vernaculaire, si elle est autoproclamée, ne fonde cependant pas la légitimité de sa pratique sur des règles nouvelles, qui révolutionneraient en quelque sorte la règle de l’usage, puisque aucun art, aucune règle ne peut servir à déterminer la valeur du bon usage : tout repose en fait sur « un certain jugement naturel » propre au Courtisan, qui fait précisément son excellence et sa distinction5. Mais le comte va plus loin : non seulement cette pratique de l’illustration ne se fonde pas sur des règles, mais il arrive souvent que les mots et les expressions qui enrichissent la langue et qui forment le bon usage soient le résultat d’écarts par rapport aux règles grammaticales, sans toutefois être rejetées par la norme de l’usage :

Ne savez-vous pas que les figures du discours, qui donnent tant de grâce et de lustre à la parole, sont toutes des violations des règles grammaticales, mais qu’elles sont acceptées et confirmées par l’usage, parce que, sans qu’on puisse en rendre autrement raison, elles plaisent et semblent procurer de la suavité et de la douceur à nos oreilles6 ? Si le bon usage est accepté et confirmé par l’usage, en dépit de ces violations, c’est parce que les innovations qu’il instaure au sein de la langue commune correspondent, sans que cela puisse s’expliquer par des règles, à une sorte de

4 Castiglione, Le livre du courtisan, op. cit., p. 34.

5 Voir par exemple, pour se limiter pour le moment au seul traité de Castiglione, le portrait général du

Courtisan esquissé en début de parcours par le comte, où la naissance est la qualité fondamentale, de laquelle découlent toutes les autres, quoique cette naissance soit cultivée par l’éducation. Le livre du

courtisan, op. cit., livre I, chapitre XIV, p. 37-39. 6 Castiglione, Le livre du courtisan, op. cit., p. 70.

jugement de l’oreille7, qui dépasse toute tentative de codification. Ce « certain jugement naturel » est précisément ce qui permet au bon usage d’innover et de se distinguer comme instance supérieure de langage, sans toutefois être qualifié de mauvais usage ; avoir l’oreille juste permet de rencontrer le difficile équilibre entre l’innovation et l’usage, d’en sentir le juste tempérament, l’accord parfait. C’est d’ailleurs précisément en quoi consiste la qualité fondamentale de l’« ingenieus Ecriteur » de Peletier, que nous avons rencontrée plus haut. Une pratique prudente et ingénieuse de l’élocution innovante passe donc nécessairement par une justesse (discrétion) naturelle de l’oreille.

L’écolier limousin, même s’il correspond au type du pédant ridicule et écorcheur de latin, dont la parodie est courante à l’époque8, ne peut pas être évacué de

manière aussi cavalière que Pantagruel en a usé avec lui : ce que Rabelais met en scène de manière parodique dans cet épisode n’est pas seulement l’excès où peut porter une autorité singulière qui s’autoproclame législatrice de l’usage commun, mais aussi la réaction excessive de cet usage au nom d’une pureté naturelle et native de la langue, à laquelle la « langue de Rabelais » ne peut d’ailleurs pas être associée sans difficulté, comme l’a abondamment montré Lazare Sainéan9. Il s’agit donc, plus généralement, d’une parodie du débat de la pureté de la langue versus son enrichissement et son illustration, débat où le problème de l’usage est l’enjeu fondamental. Interpréter le chapitre VI dans cette perspective plus large a au moins l’avantage de laisser le conflit ouvert, de manière à en tirer toutes les conséquences.

Là où l’écolier s’invente un génie singulier et l’autorité d’une aptitude de naissance propre à transgresser l’usage pour le locupleter, l’usage réclame le respect

7 L’importance du « jugement de l’oreille », dans les choix de termes et de nombres qui font partie de

l’élocution, est, comme l’a fait remarquer Francis Goyet, précisément le lieu où les arts poétique et rhétorique atteignent la limite qu’ils ne peuvent franchir : celle des qualités naturelles (ici, le jugement) qui distinguent les véritables Poètes, les excellents Orateurs des petits versificateurs et des vulgaires techniciens. Mais c’est aussi par là que les arts d’adressent uniquement aux initiés, et s’assurent de leur distinction. Voir son introduction aux Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, op.cit., p. 18-21.

du « potaige » et l’orthodoxie des épices, au nom du naturel de la langue maternelle et régionale. Rabelais fait en somme bien plus que d’introduire le premier le mot « genie » dans la langue française : il met en scène le premier conflit entre un génie particulier et ce qui deviendra, un peu plus d’un siècle plus tard, le génie de la langue.