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Chapitre IV – Le « génie » et le génie de la langue française 110

A) Classicismes 134

« Le XVIIe siècle est le siècle de la méthode et de la règle1 », affirme René Bray dans La Formation de la doctrine classique en France. Selon l’historien des idées littéraires françaises2, les « règles » occupent, avec « les fins morales de l’art », « le génie » et « le rationalisme », « l’imitation de la nature et des Anciens », les fondements mêmes de la « doctrine classique » qu’il cherche à définir. Cette même « doctrine » est par ailleurs désignée de manière restrictive comme « poétique », ou encore, comme « l’ensemble des règles qui régissent [l’imitation des Anciens] et qui apparaissent […] au XVIIe siècle3 ». Ainsi, le XVIIe siècle, en érigeant cet immense

1 La citation exacte est : « Malgré l’individualisme irréductible d’un Racan et en dépit de quelques

divergences assez superficielles, le XVIIe siècle est donc bien le siècle de la méthode et de la règle. »

La doctrine produit aussi ses marginaux, individualistes et irréductibles satiristes. Voir René Bray, La

formation de la doctrine classique en France, Paris, Nizet, 1983 [1926], p. 113.

2 René Bray précise en effet sa méthode historiographique dans les premières lignes de l’Avant-propos

de son livre : « Cet ouvrage n’est pas un chapitre d’histoire littéraire, du moins au sens où l’on entend ordinairement ce mot. Ni une ode de Malherbe, ni une tragédie de Corneille, ni le poème héroïque de Chapelain n’y sont étudiés. Pas une œuvre n’y est citée en tant qu’œuvre, c’est-à-dire en considération de sa valeur d’art. On n’y trouvera pas non plus une peinture de l’activité du monde littéraire au XVIIe siècle. Les hommes n’y figurent que comme des porteurs d’idées. C’est un moment de l’histoire des idées littéraires qui est l’objet de ce travail. » Je souligne.

édifice qu’est la « règle classique », en légiférant sur le nombre d’actes que doit contenir une tragédie, sur sa durée et sur l’économie de son action, sur le nombre requis des vers épiques et sur la place qu’il faut y accorder à la divinité et au merveilleux, sur le degré de licence dont les auteurs doivent faire preuve dans l’ode ou l’épître familière : par toutes ces règles, donc, le XVIIe siècle se serait du même coup emprisonné dans une magnifique prison « par besoin », comme l’affirme René Bray : « Le XVIIe siècle a tendu vers la règle par besoin de se soumettre ; soumis, il a légitimé son obéissance par son culte de la raison4. »

L’ouvrage désormais classique de René Bray opère deux réductions, qui sont intimement liées : d’abord, en affirmant que la règle est intrinsèque au XVIIe siècle à

tel point que leur rapport se pense en terme de « besoin » et d’« obéissance » ; ensuite, que la « doctrine » d’un siècle puisse se saisir a posteriori à travers les seules

idées des auteurs, comme une sorte de « génie du temps » ou de zeitgeist qui émane

diversité des doctrines et des « sentiments particuliers » au XVIIe siècle. On peut considérer à cet égard

le sens que prend le mot « classique » à partir du XIXe siècle, et dont on peut suivre les

transformations dans le Dictionnaire de l’Académie : désignant, dans la première édition de 1694, exclusivement un « Autheur ancien fort approuvé, & qui fait autorité dans la matière qu’il traitte » (les exemples donnés sont Aristote, Platon, Tite-Live), à partir de la sixième édition de 1832-35, l’adjectif s’oppose à « romantique », et désigne les « écrivains qui suivent les règles de composition et de style établies par les auteurs classiques ». La définition proposée par l’Académie revient sur elle-même, et ne précise pas ce qu’est un auteur « classique ». Chez Littré, outre la vertu de modèle attribuée aux auteurs classiques, il est précisé que ces auteurs dits « classiques » sont soit « les auteurs de l’antiquité grecque et latine », soit « les auteurs classiques du XVIIe siècle », ce qui suppose que dans ce siècle, il

y ait aussi des auteurs qui ne puissent être considérés tels. Le problème reste donc entier, et les critères qui permettent d’attribuer ou de refuser le qualificatif « classique » ne sont pas mentionnés. L’adjectif renvoie donc de manière résolument vague à une fonction de modèle, attribuée à des auteurs qui obtiennent une reconnaissance générale quant à leur autorité (c’est le sens du latin classicus : « de première classe »), et désigne aussi un certain rapport (exemplaire) aux règles de composition et de style dites « classiques ». Chez Furetière, le terme « ne se dit guères que des auteurs qu’on lit dans les classes, dans les écoles, ou qui y ont grande autorité », et dans ce sens, lié au pédantisme, il possède une connotation péjorative. Déjà, dans l’Encyclopédie, l’entrée « Classique » de Dumarsais, en plus d’accumuler les significations précédentes, donne des exemples : « On peut […] donner le nom d’auteurs classiques François aux bons auteurs du siecle de Louis XIV & de celui-ci, mais on doit plus particulierement appliquer le nom de classiques aux auteurs qui ont écrit tout à la fois élégamment & correctement, tels que Despréaux, Racine, &c. » Malgré l’imprécision qui l’entoure et la construction a posteriori qu’il implique, nécessairement généralisatrice, j’emploie le terme « classique » pour faire référence à ce rapport aux règles de style et de composition (rapport qu’il s’agira évidemment de préciser), et aussi dans le sens de « modèle » ou d’« exemple », ce qui permettra de dépasser les généralisations, et aussi de préciser les rôles et les fonctions que prend la notion de génie au cours de cette période dite « classique ». Pour un état de la question, large et complexe, du « classicisme » et de sa « doctrine », voir, outre le livre de R. Bray, les actes du colloque tenu en 1991 à l’université de Reims : Un classicisme ou des classicismes ?, Georges Forestier et Jean-Pierre Néraudau (dir.), Publications de l’Université de Pau, 1995.

des arts poétiques, des traités et des préfaces. Or, il ne semble pas possible de réduire le « Génie du XVIIe siècle » aux seules décennies que l’on considère comme « classiques », les années 60-80, ni aux seuls textes théoriques qui ont été publiés au cours de cette période, ni à une seule doctrine, définie elle-même comme un ensemble de règles, sans taire l’importance des phénomènes de singularité, sans supposer l’évidence du statut des exemplarités, sans isoler, voire écarter les contradictions et les dissidences, sans concevoir enfin le XVIIe siècle comme un bloc monolithique et cohérent, qui se donne à lire comme on regarde la façade d’un monument, l’enchaînement de ses colonnades, la superposition de ses ordres, le dégagé de ses jardins, etc., en un mot, sans s’aventurer à l’intérieur. Réduire le « génie du XVIIe siècle » à la régularité de sa doctrine ne permet pas d’en saisir

toutes les aspérités, les irrégularités constituantes, l’ombre et le frais des boudoirs, en somme la manière d’y habiter.

Cette irréductibilité du XVIIe siècle à sa « doctrine » et à sa régularité peut être particulièrement mise en évidence à travers les rôles et les fonctions qu’acquiert la notion de génie au cours de cette période. À prime abord, le « génie » au XVIIe siècle, si on se limite pour le moment au seul cursus des poétiques, semble en effet se soumettre tout entier à la règle, comme l’affirment il est vrai la plupart des poéticiens du temps5. Ce n’est que par la règle que l’on peut cheminer sûrement jusqu’aux cimes du Parnasse ; ce n’est que par la règle que l’on peut atteindre l’objectif de tout poème, qui est de plaire6 ; un génie déréglé n’est jamais qu’une nature en friches, etc. Ces lieux communs, répétés à l’envie dans les théories poétiques du temps, témoignent certes de l’importance accordée aux règles dans la production poétique. Comme on le verra, il s’agit avant tout, pour les théoriciens, de se distinguer d’une part des « égarements » commis par les générations précédentes : vanter la règle après 1650,

5 Voir entre autres la Mesnardière, Préface des Poésies, Paris, Antoine de Sommaville, 1656, p. III :

« Quelques avantages que je donne à la Nature, pour la Poësie, j’estime que l’Art y est au moins aussi necessaire. Le Génie, qui tient de la belle & féconde Imagination, sans laquelle rien ne plaist, ne brille, ni n’est plain dans les Ouvrages, les fait marcher d’un pas égal et facile. Mais l’Artifice, qui est une

c’est aussi marquer un changement de paradigme, l’avènement de la raison et du bon sens. Mais ces seules évocations ne permettent pas de rendre compte de la manière dont s’élabore cette nouvelle forme de régularité, dont l’expression est par ailleurs équivoque, contradictoire et polymorphe d’un théoricien à l’autre. Par exemple, énoncer une forme de régularité en employant les charmes des alexandrins, les grâces et les tours de la satire honnête et civile, ne répond pas au même objectif, ne s’adresse pas au même public qu’un traité suivi et ordonné, truffé de grec et de latin, pas plus que la critique suivie d’un poème, publiée en corps sous le nom d’une institution. La rhétorique nous enseigne que les hommes certes sont porteurs d’idées, mais qu’ils emploient pour les communiquer des formes diverses, et ce, en fonction de différents contextes d’énonciation, de la qualité du public, de l’occasion dans laquelle s’inscrit le discours, etc. De plus, mettre l’accent sur la seule « doctrine » ne rend pas suffisamment compte de la réévaluation des rapports qu’entretiennent les éléments qui la constituent. Ces réévaluations constantes montrent précisément que, sans faire l’objet d’une doctrine généralisable, de telles articulations sont plutôt l’enjeu de débats et de questionnements, lesquels montrent combien le classicisme n’est pas « doctrinaire » (pour reprendre le nom que l’on donne aux missionnaires catéchistes). La notion de génie joue en cela, du point de vue de l’historiographie, un rôle de révélateur : figure d’irrégularité, distincte de la règle en même temps quelle lui est complémentaire, la notion de génie permet donc d’esquisser les éléments d’un autre

classicisme, moins unitaire et plus complexe, que ce qu’ont pu en retenir les grandes

histoires de la littérature française.

Aussi, c’est en faisant apparaître les points de tension, voire les aspects équivoques et paradoxaux de cette « doctrine classique », en montrant comment celle-ci a été mise en œuvre, questionnée, et souvent dépassée par ses ouvriers, que l’on pourra davantage saisir ce qui est en jeu à travers cette entreprise de régularisation, qui n’est peut-être qu’une manière de circonscrire l’irrégularité qui préside à toute activité poïétique. Les théoriciens de la « doctrine classique » ne cherchent pas tant à réguler ce principe, qu’à le cultiver, en cherchant à lui ménager un espace de manœuvre, une certaine zone de jeu. Ce principe qu’il faut cultiver sans trop contraindre, est, on le verra, le « génie ». Mais, encore une fois, il faudra se demander de quel « génie » il s’agit, car s’il est désormais entré dans l’usage,

principalement par le biais des théories poétiques de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècles, c’est en conservant tout son potentiel équivoque. C’est grâce à sa souplesse et à sa variabilité que la régularité poétique peut être assimilée, intégrée par celui qui la pratique comme une seconde nature, puisqu’elle est avant tout un principe de raffinement, de culture du génie, entendu comme une disposition naturelle qui rend apte à l’exercice de la régularité. Mais en même temps, le génie apparaît selon cette perspective, comme une sorte de « nature-pour-la-règle », une plante sauvage qui demande à être cultivée pour donner des fruits digestes à l’intention de ceux à qui ils sont destinés : le « public », dont l’importance va croissant tout au long du siècle, est un troisième terme qui s’ajoute à la complémentarité entre les règles savantes et la nature du génie, et constitue dès lors une question posée à cette même complémentarité.

Par ailleurs, si le génie se définit d’une part comme une nature qui demande à être cultivée par la règle poétique (comme une nature qui rend possible cette culture), il peut être considéré, d’autre part, comme un critère de hiérarchisation et de classement qui détermine la position (l’altitude) des poètes sur les flancs du Parnasse, ou encore, qui permet de tenir compte de la diversité des penchants pour les différents genres poétiques (le tragique, le satirique, le lyrique, etc.) D’un côté, le génie est affaire d’essence : on possède le génie pour la poésie ou on ne le possède pas ; de l’autre, en revanche, le génie admet une évaluation par degrés, ou un classement générique qui admet la diversité des natures. Ces multiples usages ne sont pas des contradictions, mais plutôt l’effet de l’équivoque étymologique qui fait du génie à la fois un « talent », une « disposition particulière » et, sans a priori d’excellence, une « nature ». Cette souplesse d’usage permet du même coup de faire usage de souplesse quand il s’agit de régulariser cette « nature » et cette « disposition » qu’est le « génie ». Ce faisant, le siècle classique ne peut être réductible à la règle qu’il échafaude pour déterminer le meilleur moyen de cultiver le génie des poètes (ou des peintres, dont l’art est, comme on le verra, calqué en grande partie sur la tradition des arts poétiques), mais doit plutôt se concevoir comme la source d’une interrogation. Si

De plus, le « génie » au XVIIe siècle n’est pas seulement un élément de doctrine et une condition préalable à l’assimilation de la règle, mais il se conçoit également comme une posture poétique, une manière d’être poète. Aussi n’est-ce pas seulement dans les traités de poétique qu’il est possible de cerner ses multiples avatars, mais également dans la pratique même de la poésie, et dans la construction éthique qu’elle met en jeu. Dès lors, le « génie » du poète désigne, de façon métonymique, le poète lui-même dans son activité poétique, et plus précisément, son penchant particulier, sa manière propre d’être poète : en somme, la façon singulière par laquelle il a assimilé la régularité poétique. D’un côté, il y aurait donc un « génie » défini comme une condition d’assimilation de la règle poétique, et de l’autre, un « génie » qui se conçoit comme la manière d’être de cette assimilation, manière singulière qui admet des variations de degrés, l’infinie variété des modes d’ingestion de la règle.

Cette ambivalence du génie correspond d’ailleurs à sa double origine étymologique : à une extrémité de la règle, il s’agit d’un talent naturel qui la rend possible, et à l’autre, il s’agit d’une seconde nature, métamorphosée par l’assimilation de la règle.

Or, il est significatif que ce génie poétique particulier, lorsqu’il se met en scène dans les poèmes, est davantage une source d’irrégularité poétique qu’une instance de régulation, comme si la règle, une fois intégrée et mise en pratique, appelait toujours son dépassement et sa transgression. Ce n’est donc pas le moindre paradoxe du génie, que d’être à la fois la condition de l’assimilation d’une régularité, et l’expression de ce qui par nature l’outrepasse. Cette situation paradoxale a donné lieu à ce que les « classiques » ont considéré comme des abus et des débordements inadmissibles ; et c’est d’ailleurs entre autres par le moyen de cette critique qu’ils se sont définis comme « classiques ». Il sera donc particulièrement instructif, en opérant un bref recul chronologique par rapport à la génération 1660-1680, d’interroger de près ces pratiques considérées comme abusives du génie poétique, ces « mauvais

usages des muses », car ils pourront mettre en évidence ce contre quoi s’est défini le