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LA REVENDICATION D’UNE IDENTITÉ DE RAPPEUR : UN USAGE DE STÉRÉOTYPES STIGMATISANTS POUR LE RAP ET

C. LE DISCOURS D’ÄRSENIK, SES STÉRÉOTYPES ET PROCESSUS DE STÉRÉOTYPISATION

1. Lacoste, marque étendard pour « superstars dans l’ghetto »

Il existe des « légendes urbaines » autour de la marque Lacoste. Cette marque serait, selon le discours populaire, encline à « tomber du camion ». Ce cliché a pour but de décrire et de qualifier le circuit parallèle du vol et/ou de la contrefaçon qui renvoie à des lieux spécifiques. En étant une marque d’un certain standing et d’un certain prix, la marque Lacoste est difficilement envisagée comme une marque de vêtements pertinente pour les rappeurs. C’est en tout cas ce que recouvre cette expression figée. Elle fixe l’idée selon laquelle il est invraisemblable qu’un rappeur portant des vêtements de la marque Lacoste les ait obtenu par des moyens légaux, en raison de tous les stéréotypes évoqués précédemment et du caractère luxueux de la marque. Ainsi, la légende raconte qu’un camion rempli de survêtement Lacoste s’est un jour arrêté comme par magie au pied d’une cité de la région parisienne et qu’il a été détroussé par les habitants. Ce serait le début de l’histoire d’amour à sens unique entre le rap et la marque Lacoste. 


Si la légende d’un camion miraculeusement ouvert et rempli de produits Lacoste à disposition des passants peut faire sourire, la forte représentation de la marque dans le rap est, elle, bien vérifiable et porteuse de sens. Le rap a développé la notoriété de la marque auprès d’une frange de la population car les rappeurs l’ont érigé en symbole de leur identité et de leur identité de rappeurs. Les auditeurs ont vu, entendu et ensuite porté la marque. Lacoste a permis aux rappeurs français, en plus d’avoir des références communes, de marquer une spécificité par rapport aux rappeurs américains qui

choisissaient des marques comme Helly Hansen pour se représenter en société (Lino, Vice/Noisey). Choisir Lacoste montre donc une filiation avec une pratique du rap français plutôt qu’une pratique du rap.

À en croire Lino, la marque Lacoste était, au début de son mariage avec le rap, au coeur d’un jeu identitaire de la surenchère où les membres d’un groupe devait acquérir le plus de produits Lacoste possibles afin de porter des ensembles qui vont des chaussettes jusqu’au parfum. D’une part, la consommation de Lacoste des rappeurs et de leur entourage a su faire les affaires de la marque, et d’autre part, la notoriété du groupe Ärsenik et l’association de ses membres à la marque Lacoste (aussi bien dans la vie de tous les jours et dans les faits d’habillement que sur la pochette de leur album double disque d’or et dans les faits de costume) a fait inconsciemment une publicité pour la marque Lacoste qui n’a jamais souhaité entretenir de rapport avec les rappeurs du groupe Ärsenik. On est, comme on le postulait pour le cas de la France, loin de possibles accords entre le rap et les marques comme ils ont lieu aux États-Unis. Pourtant, si la marque dit bouder le rap et le groupe Ärsenik, elle ne reste pas inactive en apprenant le succès du groupe et de son premier album qui associe ses membres à Lacoste. Lino analyse, qu’en voyant, après le succès commercial de l’album d’Ärsenik, une augmentation du volume de ses ventes, Lacoste s’est mise à ouvrir ses collections à des modèles plus colorés, plus dynamiques et finalement plus « jeunes ». Ainsi, en refusant son association avec le rap pour ne pas faire fuir sa clientèle traditionnelle mais en continuant de produire des modèles potentiellement attrayants pour une population aux antipodes du client type de Lacoste, la marque a réussi à gagner sur les deux tableaux et a réuni des consommateurs que tout semble opposer.

Les motivations d’achat diffèrent du « quadragénaire » en polo au jeune « rap(peur) de rue » en complet de survêtement Lacoste. La marque est affiliée au luxe, et les rappeurs, comme nous l’avons déjà évoqué, sont « condamnés à être pauvres ». Aucune raison de s’associer à eux donc pour une marque comme Lacoste. Et pourtant, quelques années après le succès commercial d’Ärsenik, la marque a fait le voyage de la jeunesse. Au delà d’avoir créée une nouvelle marque, une « marque fille » (Lacoste Live!), la marque au crocodile a réalisé une publicité qui reprend en fond sonore un morceau de rap dont les dimensions verbale, visuelle et gestuelle sont très évocatrices (Ice Cube, The 138

La marque Lacoste est donc la marque du rap à la française par excellence. Elle a permis aux rappeurs de se différencier de leurs pairs via le jeu de la surenchère, des éditions limitées et l’accumulation quantitative des produits de la marque en même temps qu’elle leur a donné les moyens de se reconnaître et de s’identifier entre eux, de s’identifier « semblables et différents » (Charraudeau). En parallèle, elle a aussi permis, maladroitement et difficilement, d’intégrer le rap à la société en le récupérant et en incitant les rappeurs à utiliser le système d’évaluation prisé par le système « dominant » à savoir l’apparat, l’ostentation et la propriété (il y a bien un décalage entre le système d’évaluation « dominant » et « dominé » mais il y a aussi des similitudes). Le rap a, quant à lui, a permis à la marque Lacoste de séduire une nouvelle cible et de rajeunir son image d’une manière générale. 


Au regard des rapports entre Lacoste et le groupe de rap Ärsenik, nous pouvons conclure que les médiations entre le monde marques et le rap en France ne sont pas des plus simples. Si le rap aimerait gagner en reconnaissance et en valorisation en arborant des marques de luxe, ces dernières n’ont pas pour autant l’intention de leur accorder leur prestige malgré le potentiel commercial qu’une association avec le rap pourrait représenter. Les marques ont peur des probables dérapages incontrôlables des rappeurs qui, en cas d’endossement, pourraient endommager conséquemment leur image de marque. Ne voyant et n’utilisant que les stéréotypes pour adresser une cible, elles ne peuvent s’extraire des stéréotypes néfastes dont souffrent et se font souffrir les rappeurs à travers leur discours, ce qui peut expliquer leurs réserves quand il s’agit de s’associer au rap et aux rappeurs.