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UNE INTÉGRATION DU RAP DANS LA SOCIÉTÉ : LA RÉCUPÉRATION DE SES MYTHES ET STÉRÉOTYPES PAR LES

A. UNE RÉCUPÉRATION RELATIVE

2. Causes et effets de la récupération pour les marques

Antoine Pivard écrit que le rap est une forme artistique qui est à la fois globale et de niche. En fédérant une grande masse de consommateurs adepte de rap « mainstream » en même temps qu’un public de niche adepte du rap « underground », le Hip-Hop est comparable au luxe qui produisent à la fois des « mass-tige » (terme marketing contractant « masse » et « prestige » pour signifier l’acquisition de biens de luxe à moindre coûts ; les produits qui recouvrent ce terme sont généralement des produits d’entrée de gamme des catalogues des maisons de luxe) et des collections limitées pour lesquels les prix explosent. Les points communs existent bel et bien. Les gestionnaires de marques de luxe pourraient bénéficier de cette connaissance car cette dualité existe aussi dans le milieu du luxe mais elle est mieux prise en charge par le monde social du rap que celui du luxe. Les gestionnaires de marques de luxe ne disposent que du prix pour mettre des barrières à l’entrée de leurs magasins et éviter que des clients non ciblés s’offrent leur produit ou de changer les produits mêmes. Dans le rap, qui fédère des consommateurs très différents, les acteurs n’ont pas l’opportunité de distancier un certain public à part à travers le contenu même des textes. De la même façon, les marques de luxe et les rappeurs doivent changer du tout au tout s’ils veulent se séparer d’un public qu’ils n’ont pas choisis. De plus, Antoine Pivard note également que les codes sémiologiques du rap (du gangsta rap) et du luxe sont très proches : anticonformisme, représentation de la femme-objet, surreprésentation du pouvoir, provocation…

Les marques de luxe pourraient donc s’associer avec le rap dans une certaine mesure pour représenter ces codes sémiologiques et les ancrer dans une réalité autre, qui n’est pas forcément dans leur territoire de marque. L’authenticité, l’artisanat, valeur partagée par le rap et le luxe pourrait être au coeur d’une nouvelle médiation entre les deux mondes qui se voient sans se voir. Les raisons d’une éventuelle récupération pourraient résider dans cette valeur, mais également dans l’accumulation des points communs entre les codes sémiologiques des deux univers. Une marque de luxe peut vouloir récupérer le rap pour se doter d’une nouvelle jeunesse et ainsi ouvrir son champ d’expression à une cible plus large et plus jeune pour recruter de nouveaux consommateurs, ce qui ne veut pas dire que les consommateurs vont se détourner de la marque puisque cela améliore l’image de marque et fait naître un sentiment de fierté chez la cible traditionnelle. Cette quête éternelle de jeunesse des marques de luxe, cette quête de contemporanéité leur permet de demeurer éternelle et de renouveler sans cesses leurs consommateurs par ce type de procédé (Russel puis Kocher et Lalos). Elles peuvent également renouveler leur caractère anticonformiste en mettant en commun la valeur d’authenticité partagée par le rap et le luxe dans leurs communications marchandes.

Au delà des marques de luxe, ce qui, dans notre problématique a trait à la consommation souhaitée, les marques citées par les rappeurs dans le cadre d’une consommation vécue nous intéressent également au regard du concept de congruence défini par Russel puis appliqué au rap par Kocher. Les recherches de ce dernier se situent essentiellement dans des logiques de placement de produit, et nous allons le voir, nous balayons plus que cet aspect des techniques marketing de la récupération mais il semble être applicable à n’importe quelle association de marques et d’artistes voire de marques et de genres artistiques.

Le concept de Russell , stipule que la congruence (entre la présence visuelle et 154

auditive du produit dans une émission de télévision) influence l’attitude des audiences face au placement de produit. L’ « incongruence » favoriserait alors la mémorisation et la « congruence » le réalisme (où disons l’intégration naturelle dans l’émission de télévision). Kocher lui applique cette notion de congruence au rap et évalue la congruence entre les marques et les artistes. Ainsi, en récupérant le rap, les marques cherchent en lui des

KOCHER, Bruno, LALOS, Marco, Let It Rock: the Effects of Brand Name Placement in Songs on Attitudes Toward the

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Artist and the Brand In NA - Advances in Consumer Research Volume 35, eds. Angela Y. Lee and Dilip Soman, Duluth, MN : Association for Consumer Research, Pages: 769-770, 2008

similitudes avec leurs propres valeurs. De par ses similitudes, elles renforcent les valeurs qu’elles partagent avec le rap et orientent leur image de marque favorablement dans le sens d’une association entre son positionnement et un ou plusieurs éléments de ce que peuvent recouvrir le rap, ses valeurs, son univers, ses stéréotypes, ses mythes… Il y a ainsi une certaine congruence entre le discours et le contenu du rap, autour du fait que le rap est autobiographique, qu’il est un moyen d’exprimer sa quête identitaire… et le discours de Nike sur la réalisation de soi. On constate entre les deux univers, le monde des marques représenté par Nike et le monde du rap, une réunion autour d’une valeur commune aux deux univers et fédératrice pour des consommateurs qui se dotent de chaussures Nike comme ils écouteraient un CD de rap, dans le cadre d'une consommation sous culturelle. Pour la signifier et indiquer à son audience cible que la consommation de leur marque peut les ancrer dans une certaine culture, les gestionnaires extériorisent simplement la conception que les consommateurs ont d’eux-mêmes (Antoine Pivard), c’est à dire que pour lui vendre un produit culturel, ils représentent une cible donnée dans le contexte qu’elle connait, il y a alors une congruence entre la marque, la réalité de la cible, et le rap.

La recherche de cette congruence est la cause de la récupération et son opérabilité un de ses effets. Comme nous l’analysions en introduction, mais ici dans une conception où la fiction n’apparaît pas, le marketing des principaux produits culturels rap non artistiques dont Nike constitue notre exemple majeur maintient le flou entre la réalité publicitaire (les choix possibles et pertinents) et l’observabilité effective (les choix possibles, pertinents et engagés par des tiers), une consommation vécue, observée, tierce. En d’autres termes, pour vendre des produits culturels non artistiques à un individu appartenant ou souhaitant appartenir à la culture du rap, il s’agît d’être crédible sur ce plan culturel en étant au plus près, dans ses prises de parole marchandes, de la réalité vécue d’agents culturels déterminés. Et pour ce faire, les marques comme Nike sont auteurs d’une récupération qui n’est plus relative comme c’est le cas du luxe mais d’une récupération effective.