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La traduction se réfère habituellement à l’adaptation d’un texte d’une langue à une autre. Un dialogue textuel entre pensées, une créativité assumée. Cependant, l’anthropologie des sciences emploie le concept de traduction de manière distincte. Ce courant de pensée est connu également sous le nom du Actor-Network-Theory (ANT) et de la sociologie de la traduction. Dans ce champ de recherche, la traduction se réfère à

[…] l’ensemble des négociations, des intrigues, des actes de persuasion, des calculs, des violences grâce à quoi un acteur ou une force se permet ou se fait attribuer l’autorité de parler ou d’agir au nom d’un autre acteur ou d’une autre force…Dès qu’un acteur dit « nous », voici qu’il traduit d’autres acteurs en une seule volonté dont il devient l’âme ou le porte parole. Il se met à agir pour plusieurs et non pour un seul. Il gagne de la force. Il grandit… (Callon et Latour, 2006, p. 13) (Je souligne)

L’engagement soutenu des acteurs, aussi nommés actants, produit une « traduction ». Autrement dit, la traduction est un développement ou changement, résultant d’une énergie ou force qui persiste à se déployer entre actants réunis autour d’un problème commun. Un actant est « toute entité dotée de la capacité d’agir, c’est-à-dire de produire des différences au sein d’une situation donnée, et qui exerce cette capacité. » (Akrich et al., 2006, p. 242) Tout peut être actant, il n’y a pas de préséance accordée à l’humain. La traduction est l’opération de déplacement, de translation (entendu ici comme changement de position, ou transport), des

intérêts des concernés, pour atteindre un but.

« Traduire c’est déplacer. […] Mais traduire, c’est également exprimer dans son propre langage ce que les autres disent et veulent, c’est s’ériger en porte-parole. » (Callon, 1986, p. 204) (Je souligne)

L’apport des actants retient mon attention pour la thèse. Avec le vocabulaire de Latour, je peux affirmer qu’un actant participe directement aux processus de la recherche-création, il les change. L’actant est un perturbateur hétérogène, il change le cours des processus artistiques, il se rapproche du rôle de l’in-formation ou de la disparité. Toutefois, dans la sociologie de la traduction, un actant peut aussi s’ériger en porte-parole pour d’autres. Il s’agit là d’un noeud que je tente de défaire par la pratique artistique qui s’allie aux questions du déchet. En tant qu’artiste, je ne « parle » pas au nom des matérialités ni des technologies médiatiques. Par

ailleurs, dans la sociologie de la traduction, il y a toujours un but à atteindre, qui passe par un milieu, ou un « détour ». Dans la philosophie de Simondon, les relations se touchent « au milieu », ce qui oriente les trajectoires qui s’y rencontrent, mais sans but prédéterminé. J’y reviendrai plus loin. Pour l’instant, je regarde les méthodes de la traduction en action, avec un exemple tiré du livre L’espoir de Pandore (2007) de Bruno Latour.

Un fil et un tunnel

Latour affirme que « au lieu de suivre deux vallées parallèles, l’anthropologie des sciences a pour objet de les relier par un tunnel, de constituer deux équipes dont chacune attaque le problème par un bout opposé, mais qui aspirent à se rejoindre au milieu. » (Latour, 2007, p. 88-89) (Je souligne) Le suffixe –duction prend tout son sens dans la façon que Latour entend orienter le but à atteindre, au travers d’un tunnel, une canalisation des intérêts, nommé aussi le « point de passage obligé » (PPO). Ce PPO consiste en l’analyse d’un processus complexe reliant des situations et des actants dans la durée dont les efforts et les résultats tiennent compte du changement « traduit » entre eux et entre les domaines de recherche concernés. Les controverses, les interactions, les rapports de force sont retracés, ils accompagnent le processus sur les plans scientifique, technique et social. La traduction n'est bénéfique que si la logique de chaque intervenant conduit à une collaboration, par une modification des intérêts initiaux. Pour Latour, cela se produit dans le langage et les actions, car il faut convaincre l’autre avec son propre langage spécialisé, unir les efforts, rejoindre les deux buts parallèles pour en atteindre un nouveau, impossible à fixer au départ. L’action de la traduction sur les actants les amène à reconsidérer la quête de leur but et ce qui résulte de l’union de forces réunies pour résoudre un problème plus vaste. « Nous vous demandons rien d’autre que de ne pas couper le fil qui vous mène, par le jeu d’une série d’insensibles transitions, de l’une à l’autre. » (2007, p. 90) (Je souligne) En partant de buts différents, deux voies, deux intérêts, sont combinés pour en atteindre un nouveau, fruit de la coopération entre actants. Se diriger vers un milieu (l’entente), et non pas à partir du milieu (l’inconnu).

Figure 22. Schéma de la traduction. Tiré de Latour (2007). L’espoir de Pandore, p. 188.

Latour intègre de multiples schémas dans ses écrits. Dans celui-ci, l’on voit deux lignes droites (Agent 1 et Agent 2) avec des flèches à un seul bout. La ligne de l’Agent 1 n’atteint pas son but. La ligne est freinée par une « interruption », et elle se termine brusquement. Une autre ligne, une courbe, sans indication de direction comme telle, fait son apparition entre les lignes initiales de l’Agent 1 et l’Agent 2. La ligne courbe rejoint la deuxième ligne parallèle. Ensuite, la deuxième ligne rejoint une autre série de lignes qui s’ouvrent en forme d’éventail. L’Agent 1 a rejoint l’Agent 2, leur but combiné se dessine dans la courbe. Ce nouveau et unique but est défini par la modification des buts initiaux qui n’ont pas pu être accomplis. Le nouveau but fait en sorte que les intérêts initiaux sont devenus plus variés, plus ouverts et, par la même occasion, plus déterminants dans la capacité de résoudre le problème initial, grâce à l’effort conjoint.

Le schéma de Latour a une certaine force diagrammatique, dans la ligne nommée le « détour ». Tel que discuté au Chapitre 1, la diagrammatique joue le rôle de pilote, lorsque le chemin change de direction, bifurque, selon la situation qui se présente, dans un milieu sous tension. La diagrammatique effectue des prises de formes ponctuelles en cours de route, pendant qu’elle chemine. Dans le schéma de Latour, la ligne du détour, la ligne courbe montre les effets d’une coopération localisée – cette courbe trace un mouvement qui était imprévisible au départ. Ensuite, pour atteindre la traduction, une nouvelle ligne droite fait son apparition pour combiner les objectifs initiaux et divergents des principaux actants, à un point précis, là

où la courbe touche la ligne de l’Agent 2. Avec la traduction, ce « point de passage obligé » (PPO) de la sociologie de la traduction conjugue une action redéfinissant simultanément tous les actants concernés, afin d’atteindre le nouveau but. Ainsi, la traduction, le déplacement des buts de départ vers de nouveaux buts devient médiation.

La symétrie d’après Latour et l’asymétrie d’après Simondon : « entre » médiations L’anthropologie des sciences a pour but de forger une nouvelle conception des sciences et des sciences humaines en accentuant le rôle des actants, humains et non-humains, sur le terrain, dans le cadre institutionnel, dans les écrits, les énoncés, pour forger autrement les préoccupations des collectivités. La sociologie de la traduction repose sur un principe de symétrie entre actants sans hiérarchisation, le nouveau but commun se dessinant au fur et à mesure que leur collaboration acquiert de l’ampleur. Latour explique que le besoin de symétrie entre différents types d’actants a été pensé pour réparer les abus du pouvoir humain avec l’opposition entre nature et culture. Comme discuté dans son livre Nous n’avons jamais été modernes (1991), cette iniquité mérite d’être radicalement repensée.

Par conséquent, c’est la médiation entre actants humains et non-humains dont il est question dans l’anthropologie des sciences et ce qui circule entre eux. Latour utilise le mot médiation pour étaler les différentes étapes du geste technique, pour exprimer la relation constante entre humains et non-humains, pour tenter de défaire la dichotomie sujet et objet, humanité et technologie, nature et culture. Ces séparations improductives sont remplacées par des détours, des interruptions et des connivences afin, enfin, de mettre en place un autre projet politique, pour en finir avec ce qui demeure encore enracinée dans le compromis moderniste, soit la séparation entre humain et nature, ainsi que toutes les sphères d’activités qui persistent à fonder et à forger la dominance des sciences sur la nature.

Avec Simondon, la médiation acquiert une autre fonction. La médiation est le principe même de l’individuation, la communication ontogénétique entre disparations. (Simondon, 2005a, p. 27) La philosophe Sarah Margairaz fournit une mise en situation : « […] l’absence

avec lui-même, et se trouve ainsi dans l’incapacité d’évoluer, de devenir en différant de lui- même dans le temps. » (2013, p. 7) (Je souligne) La différence contribue au devenir, elle se fait sentir dans les déphasages du « système » sous tension, les dédoublements génèrent les transductions réticulaires qui s’étendent, ailleurs. La médiation ne se rapporte donc pas à l’usage régulier du mot en études culturelles. Avec Simondon, Massumi explique que le mot charrie, conduit, alors une force ontogénétique, donnée au travers d’une relation qui se crée sur-le-champ et dont la médiation occasionne un passage au travers d’un seuil vers un nouvel être, autrement dit, une nouvelle relation. (Massumi, 2009, p. 43)

Reprenons brièvement comment s’activent l’in-formation, la médiation et la transduction dans la philosophie de l’individuation de Simondon :

Un basculement

– l’événement d’une in-formation (disparation, singularité) – relie l'individu à son milieu, au milieu, tous deux métastables ;

c’est le moment de médiation

– (ou un milieu associé dans le cas de l’individu technique) – qui participe de leur transformation complémentaire qui réticule ailleurs.

Le devenir est donc une « rupture d'équilibre amenée par la singularité dans le système métastable toujours en tension de potentiels dans un système hétérogène ». (Debaise, 2005a) La transduction part d'une incompatibilité et donne une résolution partielle. Rien n'est exclu, la propagation est structuration de la différence.

Il y a toujours une situation sous tension. Avec la médiation, Latour veut supprimer les dichotomies enracinées dans la pensée et les actions depuis la première modernité. Le nouveau but partagé occasionne symétrie et stabilité. Pour Simondon, il s’agit d’une communication entre disparations, une asymétrie par laquelle une nouvelle relation imprévisible peut émerger.