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Le concept du milieu chez Simondon est double, comme l’explique le sociologue français Jacques Roux. D’abord il y a « l’être qui se dédouble, se déphase en individu et milieu, une individuation en cours. Simondon pense l’individu à partir de l’individuation, […] l’individu porte toujours une réserve d’individuation qui réside dans le couple qu’il forme avec son

milieu associé. » (Roux, 2004, § 4) Et parallèlement, il s’agit de penser au milieu des choses, entre les termes conventionnels du schème hylémorphique, au-delà du duo « préformé » forme et matière. C’est au moment de la rencontre, dans la dynamique des contradictions productives, dans ce qui réside, ce qui persévère comme potentiels entre arts et technologies, traversés par les matières résiduelles. Là où les choses sont et qu’il s’agit de les penser. (Roux, 2004, § 5) Au centre, au milieu, à « mi-lieu », comme le dit Bernard Stiegler. (ArsIndustrialis) Bref, une situation concrète qui se déploie. Roux qualifie de radicale cette position dans un système politique, car ce n’est plus la gauche ni la droite qui sont les termes à atteindre, mais ce qui les traverse et ouvre l’action. Les centres de forces disparates peuvent se joindre et prodiguer une surprenante réticulation. Selon Roux, cette position n’a rien de facile, elle exige une attention particulière, car souvent ce qui est au centre est souvent invisible dans l’espace public. Les arts technologiques ouvrent ainsi un chemin vers la créativité autrement que les technologies médiatiques de masse, et par le fait même cela « inaugure[nt] un format inédit du politique » (Roux, 2004, § 9), grâce au processus d’individuation, qui continue à ouvrir les relations. Au plein milieu, à son plein, au centre du perse __ plan. Vertige, accumulation, couleurs, dispersion, nuées.

Une relation métastable en sursaturation est en train de s’étaler. Lorsque Simondon en parle, c’est en termes de seuil atteint qui entraîne ensuite un changement. La constante tension de cette situation, avec des résolutions partielles venant avec chaque œuvre de la pentalogie naissante, est sensible aux énergies ou forces potentielles, pas encore actualisées. L’avènement d’une singularité, une in-formation nouvelle, brise l’équilibre momentanément atteinte et déclenche une nouvelle direction. Dans la deuxième œuvre de la pentalogie, ce sont les couleurs chamoirées de l’atmosphère qui s’étalent à la Fonderie Darling, le temps d’une installation artistique, incluant les bandes noires qui les ceinturent, en se rappelant la photo prise par les astronautes en 1984. Les couleurs de la photo et leur emplacement dans la ceinture autour de la Terre ont opéré en tant qu’in-formation dans la pratique artistique, pour regarder de plus près les processus d’échanges entre Terre et Ciel dans la zone mitoyenne de l’atmosphère, par une exploration de son centre, et en générant de multiples autres. Le résidu est en prise de forme avec la pratique artistique, une individuation.

Ce qui est en train de se créer conjointement, par l’attention accordée aux fragments, aux particules de l’atmosphère qui se recomposent, est coconstitutif de nouvelles directions et déphasages de la pratique artistique, les deux relations mutualisant une relation, par le milieu. Ce qui se passe comme opérations des matérialités deviennent relation au travers des structurations nouvelles de la pratique. Pas un miroir, une transduction. La portée de la matière résiduelle dans une situation sursaturée pleine de tensions et de torsions par le changement d’axe de la photo, là où un déchet et la philosophie de l’individuation sont moteurs et régimes de créativité. La zone mitoyenne de l’atmosphère éclaire cet être, par ses couleurs, nuances et intervalles. Ses transductions multiples sont décrites dans la partie 2b du récit de pratique.

Activités physiques

Les œuvres et travaux de recherche décrits dans la prochaine section montrent des manières de travailler avec les particules qui diffèrent de la démarche d’Ælab. Je me penche à présent sur le travail de Robert Barry, Brother Nut et Jennifer Gabrys.

À la fin des années 1960, l’artiste américain Robert Barry a effectué une série de performances sous le titre Inert Gas Series / Helium, Neon, Argon, Krypton, Xenon / From a Measured Volume to Indefinite Expansion. Pendant quelques jours en mars 1969, de petites quantités de gaz ont été diffusées dans l’atmosphère. Barry a dispersé un litre de krypton d’abord à Beverly Hills, ensuite il a ouvert un tube de xénon dans les montagnes, de l’argon sur une plage et de l’hélium dans le désert Mojave. ("About Robert Barry") Tous ces gaz sont invisibles à l’œil nu. L’hélium, l’argon, le krypton et le xénon sont des gaz « nobles », sans réactions, incolores, inodores. Le néon est inerte. Barry photographie ensuite l’emplacement de la bonbonne dans ces régions autour de Los Angeles. Ce que l’on voit sur la photographie est le contenant cylindrique dans un document témoin, imprimé sur une feuille de papier. (Weh, 1995) Le processus de dispersion, une fois achevé, ne peut correspondre au retour à la situation initiale, car l’air a été modifié, en dilatation et en expansion pendant plusieurs années. En fait, l’atmosphère contient déjà ces gaz. En effectuant ces performances dont il ne reste qu’une

trace sur papier, l’intention de Barry était de « dématérialiser » l’objet d’art avec le document photographique : bien qu’on y voit « rien », l’action de dispersion de gaz est enregistrée.

À Beijing en Chine, la municipalité a publié sa première alerte rouge au smog en décembre 2015, occasionnant la fermeture des écoles, des chantiers de construction, et une limitation au nombre de voitures sur les routes. Le dernier projet d'un artiste chinois de la performance, Brother Nut, est la fabrication d’une brique avec les particules en circulation dans l’air de la capitale. L'artiste a passé cent jours en 2015 à se promener muni d’un aspirateur industriel, aspirant l'air, la poussière et les particules microscopiques. Plus de cent grammes de polluants ont été recueillis, des particules invisibles à l’œil nu. L’artiste a ensuite mélangé ces particules avec de l'argile, façonnant une brique. (Rivers, 2015) Dans sa critique de l’hylémorphisme, Simondon explique que ce sont les forces en présence, la capacité de l’argile dans sa rencontre avec la chaleur et le moule, qui peuvent produire une brique. Ce n’est pas une matière passive en attente d’une forme active. « Une opération technique effective institue une médiation entre une masse déterminée d'argile et cette notion de parallélépipède. » (Simondon, 2005a, p. 45) Brother Nut ainsi donne ainsi à voir les processus activés : la médiation entre chaleur, particules de pollution, terre argileuse et limite du moule.

D’autres initiatives intéressantes sont en cours, telles que Citizen Sense, un projet de Jennifer Gabrys, auteur du livre Digital Rubbish : A Natural History of Electronics (2011). Le projet de recherche se penche sur la relation entre les senseurs, l'environnement et l'engagement des citoyens. Les senseurs font partie d’une infrastructure croissante d’appareils numériques couramment utilisés pour détecter les variations de l'environnement incluant la pollution de l’air et de l’eau, pour réaliser des études scientifiques. Un volet se concentre plus particulièrement sur la pollution, en regardant la prolifération d’usage de senseurs pour détecter des changements environnementaux. (Citizen Sense)

Ces trois démarches emploient des stratégies différentes pour reconnaître une action physique de l’imperceptible. Barry inscrit son projet dans le courant d’art conceptuel contemporain. Brother Nut et Jennifer Gabrys se situent davantage dans une approche activiste et citoyenne

de l’art, les citoyens activant des moyens de visualiser les effets de la pollution sur la santé humaine.

Aussi, il y a le travail de l’artiste américaine Amy Balkin relevant d’une stratégie double, artistique et activiste. L’œuvre Public Smog menée par Balkin depuis 2004 est un « parc » d'air non pollué dans l'atmosphère qui varie en dimension et selon la région. (www.publicsmog.org) Le projet explore, tel un domaine public, un espace commun créé et structuré par des activités politiques, financières et juridiques. Public Smog a été lancé lorsque Balkin est intervenue dans le système d'échange de quotas d'émission. Ce système des Nations Unies légifère le marché de carbone, autrement dit, l’achat et la vente de quotas de gaz à effet de serre procurant aux entreprises un « droit » à polluer. ("International Emissions Trading", 2014) Balkin a créé le parc « d'air pur » dans la troposphère du secteur de la South Coast Air Quality Management District par l'achat de crédits, lui procurant le droit d'émettre vingt-quatre livres d’oxyde d’azote (NOx), principaux polluants des pluies acides. Elle les a retenues, réduisant ainsi la marchandisation de crédits de carbone. Elle a ouvert un deuxième parc dans la stratosphère au-dessus de l'Union européenne de novembre 2006 à décembre 2007, après l'acquisition et la rétention par Balkin de compensations de CO2 auprès du EU Emissions

Trading Scheme. (Deichert, 2014)

Les interventions de Amy Balkin servent à exposer les structures juridiques des agences internationales du marché du carbone. Je respecte les démarches de cette artiste qui expose les complexités du contrôle légal et économique de ce marché. Toutefois, je demeure perplexe devant sa prétention à préserver un espace d’« air pur » (clean air), comme s’il était possible de retourner à une nature d’avant l’industrialisation, à une idée de l’atmosphère comme substance ou essence. De plus, l’imagerie qu’elle utilise pour présenter le projet, un cube isométrique, géométrie euclidienne blanche en aplat, serait un espace « commun » pour tous ? Son imagerie semble proposer la retérritorialisation d’une pureté qui n’a jamais existé. Or, le milieu associé active des relations entre matérialités : technologiques ou résiduelles, technologiques et résiduelles. L’une n’est pas là pour expliquer l’autre. Les deux fonctionnent en simultané, en complémentarité.