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Le dépotoir a commencé à faire son apparition, modeste au début, dès l’explosion démographique aux franges des grandes villes, peu de temps après la révolution industrielle. Il est aujourd’hui différent de ceux de l’Asie ou de l’Afrique, où les décharges à ciel ouvert ressemblent davantage aux situations d’avant 1950 en Amérique du Nord et en Europe. Sa mise en forme actuelle débute après la Seconde Guerre mondiale. Consacrer un lieu précis à l’enfouissement des déchets apparaît au même moment où l’urbanisation s’accentue, et il grossit en fonction du cycle de vie de plus en plus court des objets de consommation et de leurs suremballages. (De Silguy, 2009)

Le lieu d’enfouissement technique est très loin de ce que l’on nommait auparavant dépotoir. Situé à Terrebonne (nom ironique, car c’est un terrain très mal drainé, peu propice à l’agriculture), le lieu d’enfouissement technique de Lachenaie a d’abord été choisi en fonction de la constitution de son sol. Comme l’indique le site Web de la compagnie Enviro Progressive (auparavant BFI) qui gère maintenant le LET, le sol est composé de 15 à 20 mètres d’argile. (complexeenviroprogressive.com) L’argile a commencé à se manifester il y a 2500 ans, par l’action de l’ancienne mer salée de Champlain, aujourd’hui disparue, qui se répartissait entre de la ville de Québec (Québec) et Kingston (Ontario). (Elson, 2010) Il n’en reste que l’actuel lac Saint-Pierre. (Ochietti, 1989)

Des ingénieurs, géomètres et arpenteurs participent à la création de ce qui est appelé la cellule ou l’alvéole d’enfouissement, grand terrain en terre argileuse à Terrebonne qui peut en contenir plusieurs. Dans ce cas particulier, le creusement de l’argile fait en sorte qu’il y a formation, par la forte poussée de l’eau souterraine vers le haut, d’une trappe hydraulique qui assure l’étanchéité de la nappe phréatique. Pour d’autres LET, une membrane géotextile est nécessaire pour sceller le terrain. En 2010, lors de ma première visite au LET à Lachenaie, le directeur des projets m’a expliqué que le LET utilise les mêmes méthodes servant à l’excavation des mines. Je discuterai des pratiques minières dans la production des téléphones portables, au Chapitre 5.

L’artiste canadien Edward Burtynsky a photographié les activités minières au Canada et en Australie, qu’il nomme des « paysages résiduels ». (Burtynsky) Le photographe place la caméra souvent dans une position légèrement en hauteur, en vue aérienne et en plan d’ensemble, exposant des lignes qui percent et transfigurent les lieux. Ælab procède autrement. L’incursion dans l’ensemble des opérations s’effectue par un rapprochement auprès des traitements variés et par une transduction de leurs opérations dans la création des œuvres de la pentalogie. Ainsi, Ælab ne « montre » ou ne « démontre » pas les enjeux du LET. Une étude des traitements des matières résiduelles se concrétise dans ce que ces traitements transforment, transportent, transduisent dans la démarche artistique.

L’argile présente dans la terre donne au lieu d’enfouissement technique à Lachenaie son imperméabilité. L’opération technique de la brique d’argile de Simondon permet de comprendre diverses eccéités de l’argile. (Simondon, 2005a, p. 40) Ecce signifie « voici » en latin. La matérialité s’apprête, se prête, à une prise de forme. Dans l’exemple célèbre de Simondon, la matière se module au contact du moule, par le travail de la chaleur qui active les molécules d’argile. Les molécules de l’argile permettent à celle-ci de se transformer au contact du moule et par l’action de la chaleur. La matière n’est pas passive, attendant d’être formée de l’extérieur. L’argile, de par sa constitution particulière, permet à cette modulation de se réaliser.

On pourrait dire en un certain sens que la matière recèle la cohérence de la forme avant la prise de forme; or, cette cohérence est déjà une configuration ayant fonction de forme. La prise de forme technique utilise des prises de formes naturelles antérieures à elle, qui ont créé ce que l'on pourrait nommer une eccéité de la matière brute. (Simondon, 2005a, p. 52)

Dans le cas de l’artiste chinois Brother Nut qui fait la collecte des particules avec sa balayeuse industrielle (mentionné au Chapitre 2), l’argile effectue la prise de forme des particules polluantes en brique, grâce au contact du moule et de la chaleur. Mais au LET de Lachenaie, une autre eccéité de l’argile brute s’active, sa capacité d’être barrière hydrofuge. L’argile peut ainsi activer diverses capacités, selon les forces de la situation rencontrée.

Figure 23. Tournage et prise de son à l’alvéole active du LET. BFI-Lachenaie, juillet 2011. À droite, le Terex TC 580. Photos : Jacques Perron.

Les décharges des camions dans le LET (six cents par jour) sont déposées au front principal de la cellule d’enfouissement en opération, et écrasées par des camions compacteurs qui broient, déchiquettent et écrasent les déchets, afin de supprimer l’oxygène dans la stratification des immondices.

Un modèle de camion compacteur a été inventé spécialement pour le lieu d’enfouissement technique, le TrashMaster TC 580. « More refuse in less space », slogan que le dépliant de la compagnie Terex clame fièrement. Ce véhicule possède exceptionnellement trois roues. Son poids et son fonctionnement particuliers exercent une pression plus forte et continue sur les détritus avec un seul passage. Ses roues dentelées et ciselées perforent et écrasent en même temps tout sur son chemin. Il s’agit d’une machine tout aussi performante que Wall-e (Waste Allocation Load Lifter Earth-Class), personnage principal du film d’animation éponyme, du réalisateur Andrew Stanton produit par Disney-Pixar (2008). Dans ce scénario, la Terre étant recouverte de déchets, les humains l’ont quittée pour coloniser l’espace intersidéral. Wall-e assure sans répit le compactage des immondices restantes. Chaque jour, il érige des agrégations d’une effroyable hauteur. Les photographies de Burtynsky rappellent infailliblement l’effet des extractions profondes, les crevasses. Le film Wall-e joue en partie sur l’absence de figurations humaines. Burtynsky a recours au rapport d’échelle. La figuration humaine est minuscule, malgré l’action colossale de modification au paysage.

Il est important de mentionner qu’un LET peut se transformer en autre chose, tel un parc. Un reportage sur les anciens sites d’enfouissement récemment répertoriés à Montréal mérite d’être consulté, car plusieurs quartiers résidentiels ont été construits sur d’anciens dépotoirs. (Giasson, 2015) À Montréal, le complexe environnemental de Saint-Michel (CESM) d’une dimension de 182 hectares, situé au nord du boulevard Crémazie, entre la rue Papineau et le boulevard Saint-Michel, a été une ancienne carrière et par la suite, un lieu d’enfouissement technique. Il est maintenant parvenu à un nouveau stade, un pôle culturel, sportif et naturel. Le Jardin botanique de Montréal a aussi été construit sur un ancien lieu d’enfouissement technique. Sans conteste, la portée bénéfique de ces types de lieux dans l’urbain demeure souhaitable. Mais est-ce un devenir si cette réalité figure déjà dans une logique existante de stratification du lieu d’enfouissement technique ?

Figure 24. Les différents secteurs du LET.

De gauche à droite : Les bassins de traitement du lixiviat, les fluides qui traversent le LET. Les anciennes alvéoles de 1968 recouvertes de végétation, et les collecteurs de méthane

(boîtes bleues). Le compactage quotidien. Les installations pour transformer le gaz en électricité. Les brûleurs de méthane. Photos : Jacques Perron (1, 2, 3, 4) et Gisèle Trudel.

Le LET n’est plus un enfouissement souterrain, mais un étagement en hauteur, car les collines de stratification d’immondices peuvent atteindre jusqu’à 40 mètres de hauteur à présent. Les cellules fermées des premières années d’opération de Lachenaie sont de taille réduite en comparaison avec celles d’aujourd’hui, en lien avec l’escalade des habitudes de consommation. L’artiste féministe américaine Mierle Laderman Ukeles, dont je discuterai le travail plus amplement au Chapitre 4, explique : « the life cycle of an object now is about 2 months… A landfill exists because both you and I put out a little too much trash […] Buy, buy, buy, becomes throw out, throw out, throw out. » ("Laderman Ukeles, Mierle") Le cycle de vie d’un objet est écourté. Laderman Ukeles vit cette situation de très près. Depuis 1989, elle est artiste en résidence au Fresh Kills à Staten Island dans l’État de New York, le site d’enfouissement le plus grand en Amérique du Nord, actif de 1948 à 2001, et s’étendant sur 2200 acres24.

D’autres initiatives sont pertinentes à souligner. Depuis près d’une décennie, la ville d’Halifax a adopté d’autres méthodes en consultation directe avec la population, et a ainsi abandonné l’enfouissement pour un tri plus poussé à la source. (Kassirer, 2012) Le Danemark procède à l’incinération des déchets et du recyclage comme source d’énergie. (Wong, 2014) Krook, Svensson, et Ekland (2012) ont effectué une étude sur les pratiques du landfill mining de 1988 à 2008. Si le LET semble se prêter à l’extraction en tant que « réservoir de ressources », les enjeux de chaque site unique doivent être pris en compte avant que l’entreprise d’extraction re-commence, se re-commerce.

En l’absence de la réduction des déchets à la source, un LET a une durée de vie d’environ 40 ans. Il pourrait rester actif jusqu’à 100 ans avec un tri sélectif mieux établi. Lachenaie a été ouvert en 1968, ce qui veut dire qu’il aurait dû être fermé en 2008. Son agrandissement a fait l’objet de débats publics dès 2003, et il demeure encore en fonction25. Mierle Laderman Ukeles raconte son expérience au Fresh Kills, « the place changes, so how we see the place

24 http://www.nycgovparks.org/park-features/freshkills-park. Consulté en 2014. Pendant les trente prochaines années, le Fresh Kills est en train d’être transformé en un énorme parc.

25 Le Chapitre 3 se concentre sur la rencontre analogique entre transduction et traduction. Pour les lectrices et lecteurs que cela pourrait intéresser, je poursuis la discussion sur les actants du LET dans le document

changes, so we change too. » ("Laderman Ukeles, Mierle") Rajoutons une autre phrase : and the place changes too, once again.

D’autres vies

Le LET engendre d’autres vies. Des drains et tuyaux sont mis en place pour capter le lixiviat (le « flux des déchets ») et les biogaz du méthane. Le lixiviat, mélange de pluie, de neige et des liquides déjà présents dans la stratification du site, est canalisé et emmagasiné dans des citernes et traité ultérieurement dans les usines d’épuration des eaux usées. Le lixiviat constitue « a heterogeneous mix of heavy metals, endocrine disrupting chemicals, phthalates, herbicides, pesticides, and various gases, including methane, carbon dioxide, carbon monoxide, hydrogen, oxygen, nitrogen, and hydrogen sulphide ». (Nigel et Hird, 2014, p. 46) Des vies bactériennes entièrement nouvelles sont créées au LET, impensables avant la constitution d’un tel lieu et à une telle échelle, en opération depuis seulement quatre décennies. Selon Nigel et Hird, il est impossible de connaître les conséquences des pratiques actuelles, car elles sont trop récentes face à la géologie millénaire de la Terre.

Avec la vidéo Lixiviat (2013-2014), l’artiste québécois Robin Dupuis offre une expérience altérée du « flux » des déchets dans une abstraction visuelle et sonore rythmée. Des plages de couleurs lumineuses s’entrechoquent ou s’aplatissent sur la fenêtre de l’écran. Se propageant à différentes vitesses sur un fond noir et synchronisés à une musique électronique, des flaques striées de couleur blanchâtre entourées de bleu et de brun s’étirent, s’affrontent, se multiplient ou s’additionnent au gré des rythmes qui changent l’expérience de visionnement.

À certains moments, la blancheur apparaît comme une percée de lumière ; ailleurs elle se mélange avec des taches noires qui viennent l’engloutir. Il y a des traînées qui font surface, à la manière des réticulations de givre sur une fenêtre en hiver. Les différentes nuances de bleu, blanc et brun se mélangent à nouveau et en génèrent de nouvelles, rougeâtres, verdâtres, orangées. Les minuscules explosions se répètent dans une variation sans cesse renouvelée. Vers la fin de la séquence, il ne reste qu’une bordure de couleurs qui se modifie continuellement avec un son strident. Après les multiples accumulations du début de la vidéo, la contorsion d’une seule ligne colorée est fascinante dans sa force simple d’évocation d’un

trou noir qui s’anime sur fond noir, les limites colorées d’un trou s’ouvrant et se refermant sans cesse. La vidéo de Dupuis est très évocatrice, car elle présente les couleurs centrées à l’écran dans des rythmes pulsés incessants. Le fond est noir, sans illusion de profondeur de champ. Dupuis déjoue la relation fond et forme dans une énergie visuelle et sonore explosive. L’approche de Dupuis est similaire à celle d’Ælab, par la concentration sur des processus visuels et sonores éclatés.