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2.8 L’adoption des comportements de partage des connaissances

2.8.1 La théorie de l'action raisonnée (T.A.R.)

La théorie de l’action raisonnée pose l’hypothèse que l’attitude des êtres humains dérive des croyances et de l’information disponible. Les individus agissent généralement de façon rationnelle après avoir analysé l’information et construit les croyances. En ce sens, le comportement des membres d’une organisation est volontaire puisqu’il dépend essentiellement d’un choix. Mais ce même choix est soumis à la qualité de l’évaluation des conséquences qui découleront de la réalisation de l’action (Michelik, 2008).

La figure 2.11 représente de façon très schématique l’approche théorique développée par Martin Fishbein et Icek Ajzen en 1975 qui a conduit à la formulation de la théorie de l’action raisonnée. Sous cette forme la plus simple, la théorie avance que l’intention d’accomplir ou non un acte social en constitue le plus proche déterminant (Ajzen et Fishbein, 1980, p. 5; Fishbein et Ajzen, 1975, p. 15).

Croyances envers un objet X 1. 2. 3. . . . N. Attitude envers un objet X Intentions par rapport à l’objet X 1. 2. 3. . . . N. Comportements par rapport à l’objet X 1. 2. 3. . . . N. Influence Rétroaction

Source : construction originale inspirée de Fishbein et Ajzen (1975, p. 15).

Figure 2.11 Le modèle schématique du cadre conceptuel de Fishbein et Ajzen.

L’intention est influencée par l’attitude65 envers le comportement qui elle-même résulte des croyances. Cependant, comme le montrent les figures 2.10 et 2.12, le lien entre un comportement et ses déterminants est en réalité plutôt complexe.

65 Il importe ici de préciser que la théorie de l’action raisonnée considère une classe d’attitudes envers un comportement et non seulement envers une cible (Eagly et Chaiken, 1993, p. 169). Dans le cadre de la présente recherche, le fait de partager des connaissances avec tel individu, dans telle circonstance et à tel moment n’est pas pris en compte. Seul le comportement de partage et ses déterminants dans un contexte organisationnel sont étudiés.

Depuis la fin des années 196066, les chercheurs utilisent les théories de l’action raisonnée et du comportement planifié67 de Fishbein et Ajzen pour expliquer et prédire la plupart des comportements sociaux individuels des êtres humains qui évoluent dans une organisation, et notamment le comportement de partage des connaissances (Bock et Kim, 2002; Bock et al., 2005; Chennamaneni et al., 2012; Cho et al., 2010; Kuo et Young, 2008a, 2008b; Li, Zhu et Wang, 2010; Lin, 2007a; Lin et Lee, 2004; Reychav et Weisberg, 2010; Ryu et al., 2003).

De plus, plusieurs recherches ont été effectuées en utilisant ces modèles dans des domaines comme le marketing, la psychologie sociale, la santé publique ou les technologies de l’information (Lam, Pine et Baum, 2003). Il semble que le modèle conserve sa capacité prédictive même s’il est utilisé dans un contexte différent de la recherche initiale qui l’a produit (Sheppard, Hartwick et Warshaw, 1988). Ce modèle peut donc être utilisé dans le contexte organisationnel de la gestion d’un processus de partage des connaissances qui nécessite la prédiction des comportements.

Comme le montrent la figure 2.12 et le tableau 2.11, la théorie de l’action raisonnée relie dans une chaîne causale de relations logiques les croyances individuelles, les attitudes et les intentions à l’égard de l’exécution ou de l’adoption des comportements sociaux.

66 Les auteurs principaux de cette théorie sont Martin Fishbein et Icek Ajzen :

Fishbein (1967). « Attitude and the prediction of behavior », dans M. Fishbein (dir.), Readings in

attitude theory and measurement, New York, John Wiley, p. 477-492;

Ajzen et Fishbein (1973). « Attitudinal and normative variables as predictors of specific behavior ».

Journal of Personality and Social Psychology, vol. 27, no 1, p. 41-57;

Fishbein et Ajzen (1975). Belief, attitude, intention, and behavior : An introduction to theory and

research, Reading, Addison-Wesley.

La théorie est décrite aussi dans Eagly et Chaiken (1993, p. 155-219) et dans Vallerand (2006, p. 285- 288).

Comportement X Attitude envers le comportement X Croyances envers les conséquences d’adopter le comportement X et évaluation des conséquences Croyances normatives envers le comportement X et motivation à s’y conformer Intention d’adopter le comportement X Norme subjective concernant le comportement X Poids relatif des facteurs « attitude » et « norme subjective » Variables exogènes Variables démographiques Attitudes sociales Traits de personnalité

La flèche indique le sens de l’influence directe stable Rétroaction

Influence possible de variables externes

Source : construction originale à partir de Fishbein et Ajzen (1975) et de Ajzen et Fishbein (1980).

Figure 2.12 Le modèle schématique de la théorie de l'action raisonnée de Fishbein et Ajzen.

On y retrouve de façon plus explicite un modèle qui décrit et complète le principe énoncé à la figure 2.11, c’est-à-dire un phénomène d’abord fondé sur l’élaboration de croyances qui se transforment en attitude avant d’influencer la prise de décision à travers les intentions.

Le construit central de la théorie est l’intention comportementale. L’intention reflète les facteurs motivationnels qui mènent à l’action. Elle indique l’intensité de la volonté d’accomplir les actions requises pour atteindre des buts précis. En conséquence, la théorie considère l’intention d’adopter ou non un comportement comme le « déterminant immédiat » de ce comportement (Vallerand, 2006, p. 285).

Tableau 2.11 Les principaux éléments de la théorie de l’action raisonnée

Variable théorique Définition

Comportement Une catégorie de comportements ou un comportement particulier défini par une combinaison de quatre éléments : une action, une cible (comportement attendu), un contexte et un moment. Dans la présente recherche, la catégorie de comportements correspond au partage des connaissances.

Intention Une tendance consciente vers une fin dans l’action, selon la cible, le contexte et le moment définis précédemment; en relation directe avec les influences de l’attitude et des normes subjectives. Ici l’intention de partager des connaissances.

Attitude Une évaluation favorable ou défavorable envers l’accomplissement du comportement de partage des connaissances; la somme des croyances comportementales multipliées par leurs évaluations respectives.

Norme subjective La perception de l’individu relativement aux pressions sociales (patron, ami, collègue, syndicat, groupe d’appartenance) ressenties par rapport à l’exécution du comportement; la somme des croyances normatives multipliées par la motivation à s’y soumettre.

Croyance comportementale Les attentes ou croyances relatives aux résultats prévus de l’exécution du comportement.

Évaluation des conséquences La valeur accordée aux conséquences possibles de l’accomplissement d’une action.

Croyance normative La perception des attentes de personnes importantes (ex. ami, superviseur, le management) envers l’exécution du comportement par le sujet. Il s’agit d’une croyance par rapport à des obligations envers autrui.

Motivation à se soumettre La rationalité à se conformer à la croyance normative.

Source : Fishbein et Ajzen (1975); Ajzen et Fishbein (1980); Vallerand (2006, p. 285-287).

Nonobstant le fait que des circonstances imprévues pourraient empêcher le passage à l’action, Ajzen et Fishbein (1980, p. 5) considèrent que les individus agissent normalement selon leurs intentions. Selon la théorie de l’action raisonnée, il importe néanmoins de chercher les causes de cette intention d’agir dans deux sources principales. La première reflète la disposition de l’individu à l’égard de l’adoption

d’un comportement68 : c’est l’attitude envers le comportement; il s’agit d’une évaluation positive ou négative. Identifiée comme la norme subjective, la seconde source provient de l’influence sociale perçue comme une pression exercée par des personnes importantes sur l’individu afin qu’il agisse ou se retienne (Ajzen et Fishbein, 1980, p. 6).

Ainsi, selon la théorie de l’action raisonnée, une personne développe une intention plus intense d’agir lorsqu’elle évalue positivement le fait d’adopter un comportement et lorsqu’elle considère que des gens importants dans son entourage s’attendent à ce qu’elle le fasse. Selon l’individu et les circonstances, les deux sources d’influence sur l’intention pourraient se contredire. Il se produirait alors un conflit qui résulterait, par exemple, en des intentions différentes d’agir chez deux personnes qui ont la même attitude selon le poids relatif des facteurs attitude et norme : « Donc, les éléments de la situation peuvent moduler l’importance relative de l’influence de l’attitude et des normes subjectives sur l’intention » (Vallerand, 2006, p. 287).

Selon Ajzen et Fishbein, la théorie de l’action raisonnée se suffit maintenant à elle- même. Les auteurs ajoutent qu’il est important néanmoins d’expliquer pourquoi un individu a une attitude ou adhère à une norme subjective plutôt qu’à une autre. En ce sens, l’attitude ou la norme subjective découle de croyances. Ainsi, la personne qui croit que l’adoption d’un comportement lui apportera un bénéfice aura une attitude favorable envers ce comportement, et vice versa. De même, la personne qui croit que

68 Attitude : disposition interne, déterminée par l'expérience, qui pousse l'individu à constamment réagir de la même manière (positivement ou négativement) à l'égard d'une personne, d'un objet ou d'une situation. L'attitude comprend des composantes cognitives (pour avoir une attitude à l'égard d'un objet, il faut avoir un concept de cet objet), affectives (c'est-à-dire les sentiments de la personne à l'égard de l'objet) et comportementales (l'orientation de l'action de la personne à l'égard de l'objet) (Québec. Office québécois de la langue française, 2015).

Attitude : état mental et neuropsychologique de préparation à répondre, organisé à la suite de

l’expérience et qui exerce une influence directrice ou dynamique sur la réponse de l’individu à tous les objets et à toutes les situations qui s’y rapportent (Vallerand, 2006, p. 237).

les gens importants de son entourage désirent que le comportement soit adopté percevra une pression sociale en ce sens, et vice versa.

De plus, comme le montre la rétroaction aux figures 2.11 et 2.12, l’exercice d’un comportement peut conduire à l’élaboration de nouvelles croyances envers l’objet attitudinal, ce qui pourrait alors influencer à nouveau l’attitude envers l’adoption du comportement (Fishbein et Ajzen, 1975). Dans le cadre de cette recherche, le comportement de partage des connaissances constitue l’objet attitudinal, c’est-à-dire de l’adoption ou non d’une attitude. Ce comportement devrait être interprété au sens de la théorie de l’échange social et de la norme de réciprocité, c’est-à-dire comme élément d’un échange dans le contexte d’une relation d’emploi.

Finalement, Ajzen et Fishbein reconnaissent l’influence possible d’autres facteurs que ceux déjà cités sur le comportement d’un individu. Selon les auteurs, ces facteurs, qualifiés de variables exogènes, n’exercent leur influence qu’à travers les variables endogènes de la théorie de l’action raisonnée. Ces variables exogènes comprennent les traits de personnalité (par exemple, l’autoritarisme, l’introversion/extraversion ou le besoin d’accomplissement), les variables démographiques (sexe, âge, classe sociale ou race) et d’autres variables sociales (Ajzen et Fishbein, 1980, p. 8-9).